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  Énergie : puissance, lobbying et illusions

dimanche 6 mars 2022, par François Saint Pierre

Le retour de la guerre en Europe et l’augmentation des tensions entre l’OTAN et le tandem sino-soviétique, n’est pas fait pour améliorer la recherche commune d’une solution aux enjeux climatiques. Dans ce monde tourmenté, difficile d’écarter un possible effondrement économique, dont le seul effet positif serait de réduire notre consommation d’énergie et de ralentir la production de gaz à effet de serre.

Dans les années 90, après l’effondrement de l’URSS, beaucoup croyaient, comme Francis Fukuyama, en la suprématie absolue et définitive du capitalisme démocratique. Pourtant dès 1966 la première photo de la terre vue de l’espace et la publication en 1972 du rapport Meadow faisaient prendre conscience de la finitude de la planète et des dangers du modèle productiviste. Même s’il reste ici ou là quelques poches de chasseurs cueilleurs, l’humanité, grâce à sa capacité d’organisation sociale et à un usage efficace de la technoscience est devenu "comme maître et possesseur de la nature". Axe implicite de ce que l’on nomme progrès.

Dans une bande dessinée remarquable, "Le Droit du sol : de Pech Merle à Bure", Etienne Davodeau met en perspective l’héritage des hommes préhistoriques et celui que nous nous proposons de laisser aux générations futures. Depuis de nombreuses années l’axe du progrès a été celui de la croissance du système productif, que chaque État mesure avec fierté en regardant l’augmentation du PIB. Croissance due en grande partie à notre capacité à exploiter les sources d’énergie. Depuis quelques années, la non durabilité de notre modèle économique, basé sur la croissance, devient évidente. Le réchauffement climatique et les enjeux environnementaux nous obligent à repenser le progrès sans perdre de vue la nécessaire justice sociale.

La concurrence, dangereux moteur de l’histoire

Les inégalités sociales n’ont pas qu’une composante interne à chaque État, la domination économique et la concurrence des souverainetés nationales peut entraîner des rivalités extrêmement fortes. Croire que l’on peut réguler les sociétés avec le seul algorithme du marché et gérer les conflits par la compétition économique est une dangereuse illusion, qui peut nous amener à un monde à la Mad Max.

Nous sommes 7,5 milliards sur cette terre, structurés en peuples, et nations, en civilisation, mais l’ONU et ses institutions ne prennent pas réellement en charge le sort de l’humanité. Le bloc occidental sous le leadership américain impose sa vision économique et idéologique, laissant gentiment à ses alliés l’illusion d’une souveraineté nationale. La Chine et la fédération de Russie ont accepté une grande partie des règles du jeu imposées par l’Occident, mais gardent une certaine autonomie. Même s’il existe des zones de résistance idéologique, notamment en lien avec la religion musulmane, le modèle économique qui s’est imposé est celui d’un capitalisme plus ou moins étatique. L’efficacité de ce modèle de croissance se heurte depuis quelques années aux limites physiques de la planète. La dérégulation du système social étant pendant ce temps présentée par beaucoup comme le meilleur moyen de favoriser le bien-être de tous.

La croissance du profit des entreprises est l’étalon de la compétitivité du système productif. Si c’est la demande de biens et de services qui oriente la production, c’est la croissance du profit des entreprises qui est l’étalon de la compétitivité du système. Financièrement parlant on a un cercle vertueux, plus on produit plus le consommateur est satisfait et les entreprises les plus performantes créent de la richesse qui leur permet de faire prospérer le capital et d’investir dans l’augmentation de la production. Si l’augmentation du PIB a été longtemps corrélée à l’augmentation de la qualité de vie, les limites environnementales de notre planète nous imposent de changer de boussole pour indiquer l’axe du progrès. Comme l’écrit l’économiste américain Stephen Marglin : ’Le capitalisme n’est pas capable de considérer la soutenabilité écologique comme un problème."

La question actuelle est comment réguler un système productiviste mondialisé alors que nous n’avons pas mis en place des structures institutionnelles de contrôle ? L’ONU a mis en place la convention sur la diversité biologique et la convention sur les changements climatiques, mais ce sont des instances qui collectent les vœux pieux des États, mais qui n’ont aucun pouvoir décisionnel.

La tendance est à la valorisation de la souveraineté des États, avec l’argument légitime que c’est au niveau des nations que se joue la démocratie. L’idée de coopération inter-étatique pourrait fonctionner s’il y avait un consensus sur les valeurs essentielles. Le travail juridique sur les droits de l’homme a certes eu quelques avancées très positives, mais cela a été placé dans l’optique de la responsabilité des gouvernants vis-à-vis des citoyens et non dans une perspective globale d’un habitant de la planète. Difficile de créer une institution qui prenne réellement en charge les questions environnementales, sans une référence solide à une vision commune de la manière d’habiter la planète.

La fameuse opposition entre fin du mois et fin du monde, qui a interrogé la démocratie française lors de la crise des gilets jaunes, garde toute sa pertinence si on l’applique aux 200 états-nations. Difficile de demander des efforts en lien avec une vision de long terme à des États en faillite économique qui n’arrivent pas à gérer le quotidien de leurs habitants. La question des inégalités sociales qui s’est heurtée de front à l’instauration mal ficelée d’une taxe carbone doit servir de leçon à toute réflexion sur les décisions concernant le changement climatique et l’énergie.

Le survivalisme individuel ou le repli sur la nation, ne peuvent permettre à eux seuls de minimiser le réchauffement climatique, ni même de donner des pistes suffisantes pour s’adapter à nos futures conditions d’existence. Des efforts de chacun et des choix collectifs pertinents au niveau national sont indispensables, mais ils doivent être complétés par une adaptation de tous les échelons locaux et aussi par une volonté commune de mettre en place une gouvernance capable de réguler, dans l’intérêt de l’humanité, une mondialisation qui a pour guide principal la concurrence entre individus, entreprises et États. Il est grand temps de créer des mécanismes démocratiques pour légitimer des institutions capables de prendre en charge les enjeux environnementaux qui concernent la planète. Vu les difficultés qui s’annoncent, il faut remplacer l’idéologie de la croissance basée sur la compétition, la concurrence et la domination des plus forts par celle de la coopération.

La moitié de l’humanité a une empreinte carbone qui permettrait de respecter les accords de Paris. Par contre, une minorité consomme par an beaucoup trop de tonnes d’équivalent CO2. La surconsommation de biens et services est plus qu’une injustice sociale, c’est aussi une nuisance collective.

Efficacité énergétique, sobriété, Puits de carbone naturels et géo-ingénieries

Difficile de renoncer au confort moderne et aux plaisirs de la consommation. Pour limiter les effets négatifs, il est impératif d’augmenter l’efficacité énergétique. Isolation des bâtiments, amélioration des moteurs, changements des ampoules, etc. Nous avons fait beaucoup de progrès en quelques années et il en reste encore beaucoup à faire. Pour autant l’investissement dans l’efficience énergétique à ses limites et ne pourra pas nous permettre de décarboner toute notre consommation énergétique.

L’autre volet est celui de la sobriété énergétique. La première étape est de prendre des mesures anti-gaspillage. Mais là aussi ces mesures ne vont pas suffire. Certaines consommations devront être réduite, même pour ceux qui ont les moyens de se les payer. Comment réguler ces consommations excessives est un problème délicat, dans la mesure où la liberté de consommer n’est pour l’instant limitée que par la capacité financière de chacun. Une réflexion sur les biens essentiels, qui eux doivent être accessibles à tous indépendamment des revenus est indispensable avant toute tentative d’agir sur la sobriété autrement que par des décisions individuelles volontaires. Une régulation par le signal prix est envisageable par un système de taxe qui pénaliserait les consommations non essentielles. Mais l’absence de progressivité pose problème. Le niveau des inégalités sociales est tel que cela risque fort d’apparaître comme une punition pour les classes moyennes, comme cela a été perçu par les gilets jaunes lors de l’installation d’une taxe carbone sur les carburants. Si on veut éviter le sentiment que les mesures écologiques sont construites dans une logique punitive, il faut intégrer les enjeux sociaux.

Un exemple : pour limiter le trafic urbain polluant, il vaut mieux faire des zones à trafic limité, plutôt que des zones à faible émission. En effet, ces dernières pénalisent fortement les catégories sociales qui n’ont pas les moyens de s’acheter une voiture récente.

Le forçage radiatif actuel de la terre ne se réduit pas à l’usage excessif de sources d’énergie carbonées. Des effets d’albédo qui font baisser la capacité de réverbération des sols peuvent avoir des effets négatifs importants, les changements d’usage des sols et des pratiques culturales conduisent trop souvent à détruire, comme en Amazonie, des puits naturels de carbone.

De même, certaines pratiques de géo-ingénieries peuvent permettre de capter et recycler du CO2. Ces techniques qui ne sont pas considérées comme économiquement rentables seront certainement développées quand le prix de la tonne de carbone sera évalué à sa juste valeur. Pour autant, il est illusoire de croire que la géo-ingénierie permettra, à elle seule, de résoudre la question du climat.

Les énergies traditionnelles

Produire de l’énergie n’est pas le seul problème ; il faut avoir l’énergie à disposition lorsqu’elle est utile. Les réseaux électriques et les énergies fossiles sont jusqu’à présent essentiels. Les batteries ont fait beaucoup de progrès, mais il faut encore de nombreux kilos de batterie pour avoir l’équivalent d’un litre d’essence. De même l’hydrogène peut rendre des services, notamment dans le stockage d’un surplus momentané d’énergie, mais reste très énergivore à produire et bien difficile à transporter en toute sécurité. Les STEPs, stations de transfert d’énergie par pompage, dans les barrages peuvent participer à adapter la production d’énergie qui est parfois intermittente à une demande qui a une forte variabilité.

Pendant longtemps, l’énergie était celle de la force humaine ou celle issue de la maîtrise du feu. Celle des esclaves à longtemps joué un rôle important et la disparition de l’esclavage a conduit au développement des moulins à eau et ensuite de manière plus modeste des moulins à vent. La construction des barrages a donné un essor énorme à l’hydroélectricité et les moulins à vent sont devenus de gigantesques éoliennes.

De plus en plus, la biomasse devient une importante source d’énergie qui présente en outre l’avantage de produire des carburants à haute valeur énergétique. Cependant produire des biocarburants n’est pas évident car cela entre en conflit avec l’usage alimentaire. La géothermie commence à peine à être exploitée, mais fait partie des énergies d’avenir, même si son usage semble encore limité.

L’usage du charbon pour se chauffer est très ancien, mais son utilisation a explosé lors de la révolution industrielle. Avec un peu de décalage temporel, le pétrole puis le gaz ont permis de généraliser un emploi massif des énergies fossiles et une croissance économique phénoménale. Si dans un premier temps c’est la conscience d’un possible "peak oil" qui a interrogé les économistes, c’est l’importance de l’effet de serre qui a conduit à l’inquiétude sur la trajectoire climatique de la planète. L’inquiétude s’est vite transformée en certitude quand les experts du GIEC ont su mesurer le forçage radiatif induit par les activités humaines. La nécessité de réviser drastiquement nos modes de vie ne fait plus de doutes et cela passe en grande partie par la question énergétique. Si les énergies renouvelables ont toutes des inconvénients, leur développement est incontournable pour essayer, avec d’énormes efforts de sobriété, de stabiliser le réchauffement climatique entre 2 et 3 degrés. L’incapacité de remplacer rapidement les énergies fossiles par de l’électricité renouvelable entraînera des conflits d’usage. L’important sera de ne pas arbitrer uniquement ces conflits en fonction des capacités financières des usagers.

Le Nucléaire

Énergie qui n’est pas renouvelable car elle utilise un minerai, l’Uranium, qui n’est pas inépuisable. Le Kazakhstan à lui seul représente 42 % de la production mondiale, suivi de loin par le Canada, l’Australie, la Namibie, le Niger, la Russie, l’Ouzbékistan et la Chine. Difficile de prétendre être autonome sur les approvisionnements, car le niveau des réserves prouvées représente moins d’un siècle et les tensions sur les prix peuvent être très fortes si le nucléaire se développe au niveau mondial.

Le premier avantage du nucléaire est d’être faiblement carboné par rapport aux énergies fossiles. Pour autant, les chiffres très bas annoncés par les industriels du nucléaire ont tendance à minimiser la production de CO2 et les effets sur l’environnement, notamment par le réchauffement de l’eau utilisée pour le refroidissement. Construction, démantèlement, exploitation, extraction et traitement de l’uranium, notamment le retraitement des combustibles et la gestion des déchets, nécessitent beaucoup d’énergie et produisent beaucoup de nuisances. On peut même rajouter le kérosène des avions de chasse et le gasoil de nos blindés qui contiennent la poussée islamiste au Sahel.

Anecdotiquement on peut signaler le communiqué du 14/10/2021 d’EDF à propos de la construction de Flamanville ; « Le 27 septembre 2021, la quantité annuelle cumulée d’émissions de gaz SF6 a atteint 100,37 kg, dépassant le seuil de déclaration de 100 kg ». (Le SF6 possède un potentiel de réchauffement 23 500 supérieur à celui du CO2 pour une durée de vie de 3 200 ans.

Son deuxième avantage est sa stabilité dans la production et un facteur de charge élevé, 68% en France en 2019 bien meilleur que les 26% de l’éolien terrestre ou les 40% à 50% de l’éolien en mer. Cependant, le facteur de charge diminue sérieusement avec la durée de vie des centrales, c’est le cas cet hiver en France, où plusieurs centrales ont dû être inopinément arrêtées pour causes de défauts de sécurité. À noter que l’éolien fonctionne bien l’hiver et le solaire l’été, ce qui modère sérieusement l’inconvénient de leur intermittence et conduit à des nécessités de stockages sur des courtes périodes.

Si les premières centrales, construites avec beaucoup d’investissement public, notamment avec toute la recherche du CEA, ont permis à l’opérateur EDF de proposer aux consommateurs des prix très bas, depuis que l’on s’impose des contraintes de sécurité plus élevées le coût de l’énergie qui va être produite dans le futur n’est plus rentable économiquement. Flamanville, d’Olkiluoto et Taishan ont montré que l’industrie française a perdu beaucoup de ses compétences anciennes et que les prévisions sur la durée de construction et le coût final sont totalement fantaisistes. Le dernier rapport du GIEC pointe la perte de compétitivité du nucléaire, en faisant remarquer que cela était aussi dû à la baisse du prix des énergies renouvelables. Plus que la puissance du lobbying des verts, c’est cette analyse économique qui a poussé plusieurs pays européens à abandonner le développement de cette énergie.

Le nucléaire a un problème non résolu, celui des déchets. Enfouissement profond ou stockage sécurisé en surface, le choix est difficile et aucune solution ne semble idéale. Mais la vraie épine dans le pied pour le nucléaire, c’est le risque. Si la probabilité reste faible le risque d’avoir un territoire pour longtemps inhabitable est très lourd. De plus, ce risque, qui avait été au départ essentiellement réduit aux seuls risques naturels, doit être réévalué par la montée du terrorisme international et par les risques de guerre comme vient de le montrer le récent épisode de la centrale de Zaporijia en Ukraine. Risque dont la probabilité pourrait devenir importante si l’usage du nucléaire se généralise au niveau mondial. Peut-on avoir confiance en la sécurité de plusieurs centaines de réacteurs nucléaires disséminés un peu partout dans le monde ? Sans compter que le lien entre le nucléaire civil et militaire se fait par la compétence des ingénieurs, comme cela s’est passé en Iran. Le nucléaire ne pourrait être envisageable que dans un monde totalement pacifié. Le restreindre à quelques démocraties libérales est une impasse morale et politique, le généraliser, ce n’est possible que sur une courte période de transition, mais c’est prendre un risque démesuré.

Le nucléaire pourrait effectivement contribuer à permettre à la France de maintenir un bilan, en termes de CO2, correct. Mais, sur un enjeu planétaire comme celui du climat le gain serait minuscule et surtout sans commune mesure avec les inconvénients qu’il présente du point de vue géostratégique. Que ce soit pour des raisons d’économie, de stockage des déchets, de réserves d’uranium et de risques engendrés par sa généralisation, il n’est pas raisonnable, comme le fait le gouvernement actuel et les partis de droites, de présenter la construction de 6 EPRs comme étant un élément important de la stratégie à mettre en place pour réduire le réchauffement climatique.

Le nucléaire retrouvera une place acceptable dans le mix énergétique mondial s’il arrive à résoudre ces difficultés. Peut-être qu’un jour la fusion sera une solution miracle. Mais pour l’instant le nucléaire n’est pas une réponse crédible aux enjeux environnementaux.

Demain le monde

La domination que permet la puissance et notamment la maîtrise de l’énergie est toujours d’actualité. Le lobbying qui va avec la puissance économique ou étatique rend le débat sur l’avenir difficile. Les illusions idéologiques et les convictions mal étayées peuvent nous faire croire que l’humanité, grâce à la technoscience, continuera sur sa lancée à dominer la nature et à améliorer sans fin ses conditions de vie.

Difficile après la montée du terrorisme, la pandémie de coronavirus et la guerre en Ukraine d’être optimiste. Il est cependant nécessaire de mettre au cœur du débat politique les enjeux climatiques et énergétiques qui impacteront fortement notre organisation sociale et la qualité de vie de tous.