Le Café Politique

Nous assistons aujourd’hui à des événements que beaucoup, encore récemment, n’auraient pas osé imaginer : qui aurait pu prédire ?

Ces événements sont pourtant la résultante de tendances et évolutions des systèmes économiques et sociaux que les humains ont progressivement mis en place au sein de notre éco-système global : la Terre. Et ces systèmes économiques et sociaux à base de règles, de mécanismes et de gouvernances, plus ou moins partagés par les populations mondiales, prennent leurs sources dans des principes issus d’idées et de croyances portées par différentes personnes et groupes humains.

Quels pourraient être ainsi les principes, idées et croyances qui sous-tendent les actions du nouveau président des Etats-Unis d’Amérique et ses soutiens, au premier rang desquels les majors du techno-capitalisme américain ?

Mettons-nous à leur place un instant :

Depuis des décennies, voire des siècles, Nous, le grand capital, avons bâti et bâtissons notre Fortune sur l’extraction et l’exploitation des ressources naturelles et humaines (1) ; L’accroissement de nos richesses comme fruit de nos actions est une manifestation de notre appartenance au peuple élu de Dieu (2) : la richesse est notre destin (n’est-ce pas là l’étymologie du mot fortune (3) ?) ;

Cette richesse nous permet de faire vivre des millions de personnes grâce à la consommation des produits que nous leur procurons par le biais de nos entreprises (4) ;

Nous avons pris conscience de la survenue de limitations et de conflits d’accès aux ressources mondiales en énergie et matières, ce qui nous oblige à présent à réduire et limiter le partage au niveau mondial ;

Charité bien ordonnée commence par nous-mêmes, nos familles, nos amis et ceux qui feront montre de reconnaissance et de fidélité à notre égard ;

Quand bien même l’accès aux ressources terrestres continuerait à se réduire, le développement accéléré de nos technologies nous permettra de nous protéger, protéger nos proches, et protéger ceux qui s’en montreront dignes envers nous ;

Nous devons ainsi combattre toutes les idées et pratiques qui mettent aujourd’hui en péril nos capacités en prônant un partage avec des êtres qui nous sont étrangers voire hostiles ;

L’émergence, le développement et le renforcement récent de telles idées nous obligent aujourd’hui à prendre l’offensive, car l’attaque n’est-elle pas une des meilleures défenses ?

● Il en est ainsi de l’écologie, qui veut nous imposer des contraintes et des restrictions qui vont à l’encontre des besoins de consommation en énergie et matières qui sont les fondements de nos activités et de nos profits (5) ;

● Il en est ainsi de la diversité (woke (6)), qui veut nous imposer de partager nos biens avec des personnes qui ne partagent pas notre culture et qui veulent nous imposer la leur ;

● Il en est ainsi de la science (7), qui promeut et véhicule les idées ci-dessus comme étant des Vérités au-dessus de la liberté humaine ;

● Il en est ainsi de la démocratie, qui veut confier notre destin à des êtres qui ne souhaitent que nous déposséder de nos biens à leur profit, alors qu’ils n’en ont pas le mérite

Si les idées et principes évoqués ci-dessus sous forme de fiction au titre des tenants américains du Grand Capital (comment les appeler plus précisément ?), comment se fait-il que les citoyens de “la plus grande démocratie du monde” aient pu voter en majorité pour un tel programme et son champion, Donald Trump ? Et comment se fait-il qu’en Europe et certainement un peu partout dans le monde, certains y voient également un modèle à suivre ?

Réponse : le besoin de sécurité.

A la fin du siècle dernier, le psychologue social Shalom H. Schwartz développa un modèle des “Valeurs humaines de base” (8), après avoir analysé par des questionnaires auprès de diverses populations mondiales s’il existait un socle commun et universel de valeurs, c’est-à-dire “ce qui nous semble important dans la vie”. Schwartz aboutit ainsi à un continuum de 10 valeurs de base disposées en cercle, attestant ainsi de la plus ou moins grande proximité entre 2 valeurs, voire de leur opposition.

Ces 10 valeurs sont groupées en 4 portions de cercle, ayant chacun deux types d’orientations :

● Quadrant lié à la Continuité, focalisé sur le social et dont les valeurs sont reliées à l’anxiété et la protection contre les menaces ○ Tradition et Conformité ; Sécurité

● Quadrant lié à l’Affirmation de Soi, focalisé sur la personne et dont les valeurs sont reliées à l’anxiété et la protection contre les menaces ○ Pouvoir ; Réussite

● Quadrant lié à l’Ouverture au Changement, focalisé sur la personne mais dont les valeurs ne sont pas reliées à l’anxiété et la protection contre les menaces

○ Hédonisme ; Stimulation ; Autonomie

● Quadrant lié au Dépassement de Soi, focalisé sur le social mais dont les valeurs ne sont pas reliées à l’anxiété et la protection contre les menaces

○ Universalisme, Bienveillance

Dans ce modèle, Pouvoir et Sécurité sont deux valeurs voisines, toutes deux reliées à l’anxiété.

Fig 1

fig 2

Selon Schwartz, “La sécurité et le pouvoir supposent tous deux que l’on évite ou que l’on jugule les menaces en contrôlant les relations et les ressources.” N’est-ce pas là le mythe de l’homme fort et providentiel à même de nous protéger des menaces dont rêvent souvent les populations les plus exposées ? Ne serait-ce pas là la motivation de groupes humains en souffrance et inquiets quant à leurs perspectives d’avenir de s’en remettre à un homme puissant qui saura “Make America Great Again” ? Ou restaurer la grandeur de la Russie ? Ou celle de la France ?

Selon ce même modèle, Universalisme et Bienveillance sont aussi 2 valeurs en totale opposition avec Pouvoir et Réussite. N’est-ce pas ce à quoi nous assistons effectivement par la guerre menée à présent ouvertement par la techno-oligarchie américaine contre l’humanisme, les différences, la science ou l’écologie, c’est-à-dire la bienveillance universelle envers toutes les formes de vie ?

Alors que faire ?

C’est bien à une guerre culturelle que nous avons affaire, même si ses impacts sont bien réels et matériels. A force de promouvoir en Occident les valeurs individualistes de l’Affirmation de Soi (Réussite et Pouvoir) au détriment de celles du Dépassement de Soi (Universalisme et Bienveillance), voilà où nous en sommes ! Les Etats-Unis, en tant que jeune nation comparé à celles du vieux continent, ne nous feraient-ils pas ainsi une sorte de crise d’adolescence aux conséquences désastreuses pour leur entourage, voire pour eux-mêmes ?

Face à ce constat, comment pourrions-nous mieux nous inspirer des valeurs d’Universalisme et de Bienveillance pour créer des structures, règles, gouvernances et mécanismes économiques et sociaux attractives, à même de contrebalancer l’hégémonie exacerbée et décomplexée des valeurs de Pouvoir et de Réussite individuelle ? Car il s’agit bien de réaliser un dosage entre les 10 valeurs de base de Schwartz, qui ne sont intrinsèquement ni meilleures ni pires les unes vis-à-vis des autres ; celles-ci sont toutes intimement constitutives de l’être humain et méritent considération.

Ne nous trompons pas de cible notamment. Le besoin de sécurité des individus et des populations est légitime. Se mettre sous la (soi-disante) protection de quelques individus au pouvoir suprême relève simplement d’un réflexe de survie, simpliste mais humain, qui risque de s’avérer être la pire des solutions.

Une lueur d’espoir cependant : Universalisme et Bienveillance seraient les valeurs les plus plébiscitées au monde par les populations ! Schwartz écrit ainsi : “Il y a beaucoup de variations interindividuelles dans l’importance attribuée aux dix valeurs de base. En revanche, lorsque l’on se place au niveau de la société, on observe des similitudes étonnantes dans les hiérarchies des valeurs. Même quand on utilise des instruments différents, on constate que l’ordre d’importance des dix valeurs de base est très similaire d’un échantillon représentatif à un autre. La bienveillance, l’universalisme et l’autonomie sont les valeurs qui arrivent en tête. Le pouvoir et la stimulation arrivent en dernier.”

Alors, Universalistes et Bienveillant.e.s (et plus si affinités), unissons-nous !

Références

1) World Inequality Report 2022 :https://wir2022.wid.world/chapter-4/

L’augmentation de la richesse privée a également été inégale au sein des pays et à l’échelle mondiale. Les multimillionnaires mondiaux ont accaparé une part disproportionnée de la croissance de la richesse mondiale au cours des dernières décennies : les 1 % les plus riches ont accaparé 38 % de toute la richesse supplémentaire accumulée depuis le milieu des années 1990, tandis que les 50 % les plus pauvres n’en ont capturé que 2 %. Cette inégalité découle d’une grande inégalité des taux de croissance entre le haut et le bas de la répartition des richesses. La richesse des individus les plus riches de la planète a augmenté de 6 à 9 % par an depuis 1995, alors que la richesse moyenne a augmenté de 3,2 % par an. Depuis 1995, la part de la richesse mondiale détenue par les milliardaires est passée de 1 % à plus de 3 %. Cette augmentation a été exacerbée pendant la pandémie de COVID. En fait, 2020 a marqué la plus forte augmentation jamais enregistrée de la part de la richesse mondiale des milliardaires disponibles.

2) Wikipédia : Max Weber, https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%... “Si Luther a contribué à l’essor du rationalisme moderne, pour Weber, c’est dans le calvinisme que le capitalisme trouve sa véritable source. En effet, si Luther transforme la représentation du travail, il reste attaché à une vision conservatrice du monde. Le calvinisme exercera, lui, une influence proprement révolutionnaire. Weber en trouve l’origine dans les effets psychologiques exercés chez les fidèles par le dogme calviniste de la prédestination. Selon Jean Calvin, Dieu a de toute éternité destiné certains hommes au salut et condamné les autres à l’enfer (dogme du double décret ou de la prédestination). Le fidèle calviniste va alors chercher dans son activité professionnelle les signes de sa confirmation : la réussite dans la recherche des richesses lui semblera être le témoignage de son statut d’élu. Seuls, en effet, les élus peuvent avoir du succès dans l’activité que Dieu a donné à accomplir aux hommes pour sa plus grande gloire, c’est-à-dire dans le Beruf (la profession) comme vocation. Pour s’assurer de leur statut d’élu, les calvinistes vont ainsi transformer leur vie en une recherche méthodique des richesses dans le cadre de leur profession ; bien entendu, il est hors de question de transformer les richesses ainsi produites en luxe ou démonstrations ostensibles. C’est dans cette ascèse, centrée sur l’acquisition rationnelle de richesses, que le capitalisme trouvera selon Weber l’impulsion fondamentale à son essor. Max Weber considère que l’émergence du capitalisme aux États-Unis est dû aux calvinistes qui ont vu dans ce mode de production nouveau une occasion de réalisation des bénéfices et d’accumulation de richesses.”

3) Dictionnaire de l’Académie Française : Fortune, https://www.dictionnaire-academie.f...  : nom féminin : xiie siècle. Emprunté du latin fortuna, « sort, hasard, bonne ou mauvaise fortune, destin », et, au pluriel, « richesses », dérivé de fors, « sort, hasard ».

4) Wikipédia : Théorie du ruissellement https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3... La théorie du ruissellement (en anglais, trickle down economics) est un terme politique, utilisé tant positivement que comme repoussoir, selon lequel l’État doit permettre l’enrichissement des personnes les plus riches afin que celles-ci réinjectent dans le système économique — par le biais de l’épargne (investissement) ou de la consommation — les revenus engrangés. Cela contribuerait à augmenter l’activité économique et l’emploi du reste de la société, davantage que si les revenus ainsi investis avaient été prélevés et redistribués via les impôts et les prélèvements sociaux. Aucun économiste ne se réclame de cette théorie.

5) Par exemple : Journal Le Monde du 3 mars 2025, https://www.lemonde.fr/idees/articl...“« Avec Donald Trump, un nouveau prédateur fait une entrée fracassante sur le marché des minerais et des terres rares », Jean-Michel Bezat

6) Wikipédia, Woke https://fr.wikipedia.org/wiki/Woke Le terme anglo-américain woke (« éveillé ») désigne initialement le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale (en). En raison de son adoption croissante au-delà de ses origines afro-américaines, le terme est devenu un fourre-tout utilisé pour désigner et généralement critiquer des militantismes souvent centrés sur la défense des droits de groupes minoritaires et s’appuyant sur les idées de courants universitaires comme la critical race theory (« théorie critique de la race ») qui visent à promouvoir la justice sociale. Celles-ci incluent le mouvement Black Lives Matter et des formes connexes d’antiracisme, ainsi que des campagnes sur les questions relatives à la condition féminine (comme le mouvement #MeToo) et aux droits LGBT. L’expression « capitalisme éveillé » (« woke capitalism ») a été inventée pour décrire les entreprises qui expriment leur soutien à ces causes. Selon leurs détracteurs, ceux qu’ils regroupent sous cette appellation se donneraient un ascendant moral injustifié et alimenteraient l’intolérance à l’égard d’opinions différentes, portant atteinte à la liberté d’expression notamment via la cancel culture.

7) Par exemple : Journal Le Monde du 5 mars 2025, https://www.lemonde.fr/sciences/art... “Défendons les sciences face aux nouveaux obscurantismes” Revue française de sociologie, 2006/4 vol47, Shalom H. Schwartz, “Les valeurs de base de la personne : théorie, mesures et applications

8) Revue française de sociologie, 2006/4 vol47, Shalom H. Schwartz, https://shs.cairn.info/revue-franca... “Les valeurs de base de la personne : théorie, mesures et applications”.