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  Mondialiser la laïcité

mercredi 18 mars 2015, par François Saint Pierre

"Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu" semble bien résumer l’opinion dominante des citoyens en démocratie. Convictions politiques et organisation de la société d’un côté, liberté de conscience et de culte de l’autre. Le présent et l’avenir terrestre sous la responsabilité des citoyens, Le sacré et l’"au-delà" pilotés pour les croyants par les religions. Durant le vingtième siècle cette dichotomie, fondement de la laïcité, a progressé un peu partout dans le monde. L’affaiblissement des pratiques religieuses était parfois interprété comme la fin de l’apogée des religions dites du salut, déclin qui semblait s’inscrire dans la longue suite historique de la quasi disparition des chamanismes, des chasseurs-cueilleurs, ou des polythéismes de l’antiquité. Même si de nouvelles croyances ont émergé çà et là, dans un passé récent, aucune nouvelle religion n’a vraiment réussi à s’imposer comme incontournable. L’athéisme paisible et la spiritualité agnostique apparaissaient, grâce à l’appui des sciences, largement capables de prendre en charge les questions sociales, éthiques et métaphysiques. La transcendance religieuse laissait doucement la place à l’immanence démocratique, le désenchantement du monde semblait inexorable.

Ce début du vingt et unième siècle n’est plus dans cette lignée. Petit sursaut de résistance des religions favorisé par les difficultés de la modernité pour les uns, changement d’horizon pour les autres qui croient à la véracité de la fameuse pseudo-prophétie de Malraux sur l’avenir du religieux. Ce qui est certain c’est que la situation actuelle demande d’approfondir l’analyse. Qui est en droit de dire ce qui appartient à César ou à Dieu : les états ou les religions ? Comment fabriquer une théorie robuste sur la laïcité, quand le sens du mot religion ne fait pas consensus au sein des sciences sociales ? Notre loi de 1905 qui paraît si limpide quand elle dit dans son premier article : " La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.", s’obscurcit bien vite après le premier paragraphe du deuxième article : " Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.". À l’époque la République a choisi de faire des "accommodements raisonnables" avec l’Église catholique qui avait gardé un fort pouvoir temporel. Avant de revoir ses accommodements historiquement datés ne faut-il pas s’interroger sur la place des religions dans ce monde que le marché économique, les nouvelles mobilités et Internet ont non seulement globalisé mais aussi métissé ?

La naissance du sentiment religieux est corrélée au passage, dans les populations d’homo sapiens archaïques, du protolangage au langage proprement dit. Si le protolangage permettait une coopération efficace entre les membres d’une collectivité, la capacité d’user de symboles et d’outils syntaxiques ouvrait le champ de la narration. Ces capacités narratives qui renforçaient la cohésion du groupe ont certainement été un avantage déterminant. On peut penser que les premières religions d’inspirations chamaniques, totémiques ou animistes se sont appuyées sur ces récits qui ont permis la construction de groupes humains mieux adaptés que les autres à la survie. On peut noter que l’émergence de la capacité narrative a permis de donner un sens au temps long et que cela est aussi corrélé avec l’apparition des premiers rites funéraires. Les premières religions étaient en quelque sorte le support idéologique du groupe et la libre pensée au sens moderne du terme n’avait pas sa place dans les tribus préhistoriques.

Avec la sédentarisation du néolithique liée à l’élevage et à l’agriculture sont apparues dans les cités antiques de nouvelles formes religieuses qui ont ensuite évolué vers des polythéismes bien structurés, mais souvent très tolérants. Les Romains, tout en prônant un respect assez maniaque des rituels, étaient peu dans la réflexion métaphysique et ils acceptaient facilement les dieux étrangers dans leur panthéon. La coupure entre l’État et la religion était déjà bien nette, le religieux prenait bien en charge les mythes, les rites et la morale, mais le politique à travers le droit disait comment il fallait vivre ensemble. De leur côté les historiens remplaçaient les religieux pour élaborer un discours narratif capable de favoriser le sentiment d’appartenance à une communauté ou à un peuple.

L’apparition il y a environ trois mille ans des religions du salut, appuyées ou non par le concept de monothéisme, s’est parfois traduite par un recul de la séparation antique. La religion chrétienne, lorsqu’elle s’est imposée comme religion dominante, tout en laissant une certaine autonomie au pouvoir temporel, s’est fortement impliquée dans tous les rouages du pouvoir et plus particulièrement dans l’exercice de la justice. Il s’en est suivi une longue période bien plus éloignée de notre conception moderne de la laïcité que pendant l’antiquité. On peut noter que le Bouddhisme, qui malgré son intérêt pour le salut personnel est plus une discipline spirituelle et psychologique qu’une religion au sens habituel, a souvent été fortement imbriqué avec les pouvoirs temporels.

Si certaines religions se sont par petits pas successifs adaptées à l’idée de sécularisation, cette évolution n’a pas été générale. L’Islam en particulier est fortement divisé sur cette question et certaines de ses composantes importantes affirment haut et fort que ce n’est pas aux pouvoirs temporels à dire aux religions ce qu’elles doivent être. Dans la plupart des pays où l’Islam est majoritaire le champ du religieux n’est pas restreint à la sphère privée. Le délit d’apostasie, qui nous paraît d’un autre âge peut encore parfois conduire à la peine capitale. En fait la plupart des religions sont traversés par des courants intégristes qui prétendent que la religion doit non seulement guider la conscience de chacun, mais qu’elle doit être le principe de base de l’organisation juridique et sociale.

Pour éviter d’affronter ce débat, la tentation dominante est de minimiser les problèmes. Croire que seuls quelques terroristes manipulés par des puissances occultes n’acceptent pas la laïcité est une illusion. Si notre conception de la laïcité est en France largement majoritaire, elle est cependant vécue par beaucoup comme excessive et par une petite minorité comme inacceptable. A l’heure d’Internet il est impossible de traiter cette question uniquement au niveau français, car avec quelques variantes cette problématique se pose dans presque tous les pays démocratiques. Sans vouloir un monde uniforme et en acceptant la diversité culturelle, on peut espérer qu’un jour la laïcité, dont la finalité est fondamentalement l’égalité et la liberté de conscience, soit acceptée comme une norme universelle.

Pour éviter les tensions politiques, les diplomates internationaux font comme si la laïcité n’était pas un élément fondamental d’un état de droit moderne. L’Occident fait bien des interventions diplomatiques auprès de l’Arabie saoudite pour baisser la quantité de coups de fouet de ceux qui ont blasphémé, mais les milliards de commandes à notre industrie font vite oublier ces désagréments. L’État d’Israël, qui ne veut pas savoir ce que laïcité veut dire, passe pour démocratique. Nos interventions militaires en Lybie, au Mali ou en Irak, décidées par nos Présidents successifs, sont faussement présentées comme découplées de cette problématique. L’incohérence de nos gouvernants, qui ont longtemps présenté Bachar El Hassad comme un tyran sanguinaire, va jusqu’à présenter la mise en prison des jeunes djihadistes qui veulent le combattre comme une des clés de l’antiterrorisme. Un jour on se désole que l’Égypte ne respecte pas le droit, le lendemain on lui vend des rafales car ils sont contre les "Frères musulmans". La France comme l’ensemble de l’occident n’a plus de boussole morale, juridique et philosophique pour penser sa politique internationale. Cela a des effets désastreux sur de nombreux jeunes.

Les diverses déclarations sur les droits de l’homme ont bien constitué un premier pas utile pour élaborer un "sacré" laïque universellement accepté. Mais notre société moderne, avec sa survalorisation de la consommation et de la réussite individuelle, semble largement préférer les intérêts économiques à la solidarité. Les religions en mettant en avant la solidarité au sein de la communauté des croyants montrent à quel point nos riches démocraties sont en contradiction avec les valeurs affichées. Dans un monde qui a bouleversé la notion de distance et multiplié les échanges il n’est plus possible d’envisager l’humanité comme une mosaïque d’états, de peuples ou de communautés religieuses autonomes ou pire concurrentielles. Les grands enjeux économiques et environnementaux nécessitent une certaine dose de gouvernance mondiale, celle-ci ne peut fonctionner que sur l’acceptation de valeurs communes qui ne soient pas en contradiction avec les multiples histoires des différents peuples. Pour cela les religions qui ont chacune à leur manière contribué à ces histoires diverses doivent accepter de mettre en avant ce qui est commun plutôt que ce qui est spécifique, abandonnant par là une partie de ce qui a été longtemps leur monopole : proposer aux sociétés un sens à l’histoire. C’est pour cela que la laïcité est une valeur qui se doit d’être mondiale pour permettre à tous, en fonction de leurs compétences, de participer à l’élaboration d’un projet commun, qui ne soit pas basé sur l’acquisition individuelle de bien de consommation.

Au niveau national, une laïcité stricte qui délimite le champ du religieux à la liberté de conscience et à la pratique du culte, induit un état non seulement neutre mais totalement incompétent en matière de religions, celles-ci n’intervenant dans l’espace social qu’à travers les convictions individuelles des croyants. En 1905 cette position n’a pas été tenue et bien des bémols ont été apportés au principe de base. Il est surprenant de voir, malgré les appels récurrents à la laïcité, avec quel empressement l’État se propose aujourd’hui de prendre en charge la formation des imans pour les prisons. Au-delà des positions de principe, on peut donc légitimement se poser la question de la meilleure stratégie à suivre en tenant compte du rapport de force actuel et des contraintes sécuritaires du moment.

Sur beaucoup de questions concernant les us et coutumes la dualité Religion/État n’est peut-être pas suffisante pour résorber les tensions actuelles. On peut envisager que l’État soit moins directif et qu’il laisse un peu plus de marge de manœuvres aux individus. La manière de se comporter dans l’espace public peut être en partie encadrée par la loi et en partie laissé à l’autorégulation sociale comme si c’était un bien commun et non un bien public. La normalisation des comportements n’est peut-être pas un des objectifs que doit se donner un pouvoir démocratique. Même si on pense que le voile est souvent le symptôme d’une domination masculine excessive, on peut considérer que la société peut et doit évoluer aussi par des mécanismes interrelationnels. C’est notamment le cas dans le milieu universitaire qui a suffisamment de ressources pour se gérer de manière autonome. Le droit, la justice et la police, ne devraient avoir pour fonction que d’empêcher les violences et les excès manifestes.

On pourrait retenir deux axes de réflexion

- Faire un état des lieux lucide et analyser rationnellement les enjeux, ce qui nécessite l’implication des sciences humaines et sociales. Non seulement repenser les frontières des domaines respectifs des religions, de l’État et du bien commun mais aussi favoriser la capacité d’autorégulation de la société par la multiplication des capacités de débats et des lieux de rencontre.

- Retrouver une cohérence idéologique au niveau national et international. L’humanité confrontée à des périls inédits doit continuer à partir des histoires multiples des peuples qui la composent à faire émerger une narration commune qui permette l’acceptation par tous des valeurs universelles essentielles à sa survie.