Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
  • Article

  Quel modèle social pour demain ?

lundi 17 octobre 2005, par François Saint Pierre

Le modèle social français est né après la guerre de 39/45, il est en fait assez proche de ce que l’on a appelé le capitalisme rhénan. Pour ses partisans on tient là la source de ce que doit être le modèle social européen, avant garde du capitalisme à visage humain pour tout l’Occident, voire pour le Monde entier. Pour d’autres, ce modèle, compromis historique entre le capitalisme, l’étatisme à la Colbert et les forces de gauche, a certes fonctionné efficacement pendant la période d’expansion des trente glorieuses, mais il est actuellement devenu un frein au développement de la France.

Ce qui a permis l’émergence du modèle est complexe, mais quelques éléments sont évidents :
- Un passé avec un État fort et centralisateur. Un capitalisme fortement nationalisé et paternaliste, habitué de longue date à gérer le corporatisme.
- La croyance, autant à gauche qu’à droite, au progrès technique et industriel.
- L’histoire singulière de la résistance qui avait dégagé un certain nombre d’idéaux pour la société (L’égalité dans la lutte et devant le risque de mort impliquait une volonté d’égalité dans la vie.).
- L’impact des théories Keynésiennes qui donnaient une bonne armature idéologique aux partisans d’un État responsable en matière économique.

Les années d’après guerre n’étaient pas un âge d’or, mais les conditions de vie se sont à cette époque améliorées pour quasiment tous les français. La croissance était au rendez-vous, les droits du travailleur étaient défendus par l’État, les grandes entreprises nationales garantissaient un service public en constante amélioration. L’Éducation Nationale enseignait, intégrait les immigrés et faisait fonctionner l’ascenseur social, les grandes écoles fournissaient les ingénieurs de haut niveau dont la France avait besoin. On investissait dans la recherche publique considérée à l’époque comme la source du dynamisme économique et la protection sociale accompagnait les progrès de la médecine. La société de consommation en France comme dans le reste de l’Occident était en train de naître.

En mai 68, premier avertissement, ce modèle social n’éliminait pas toutes les tensions et les jeunes générations n’étaient pas, loin de là, des Gaullistes enthousiastes. Dans les années 70/80 la montée du chômage a clairement montré les limites du modèle français, qui défend les avantages acquis de ceux qui ont déjà un travail plutôt que de favoriser la création d’emploi. A partir des années 80 avec les années Reagan et Thatcher, le libéralisme qui prône un total découplage entre l’économique et le social est devenu triomphant. L’effondrement du modèle soviétique a consacré la victoire du modèle libéral sur les utopies étatistes de gauche mais aussi de droite. La protection sociale, le droit du travail, les services publics ont été présentés comme des obstacles à l’expansion économique. Dans le paradigme néo-libéral, pour être du côté des gagnants, il faut être compétitif et produire beaucoup et moins cher que les autres, malheur aux perdants, ils n’auront plus de richesses à se partager et les systèmes de redistribution ne répartiront que la misère. Le réservoir de main d’œuvre est devenu mondial... pendant les trente glorieuses les matières premières étaient bon marché et la main d’œuvre rare. Maintenant, avec la mondialisation et la fin de l’ère du pétrole bon marché, c’est le contraire, les actionnaires peuvent donc par l’intermédiaire des patrons faire pression sur les salariés, s’ils veulent survivre ces derniers sont obligés de céder.

En France le modèle social s’effrite petit à petit, le rapport de force est largement en faveur des actionnaires qui menacent de délocaliser dès que le droit au travail semble freiner la rentabilité. Chirac et Villepin jurent défendre bec et ongles le modèle gaulliste mais à coup de réformes, de nouvelles lois et de privatisations, ils le transforment en profondeur. Pendant ce temps Iznogoud, le chef de l’UMP, prône carrément la rupture et avoue sa préférence pour les solutions libérales et sécuritaires à la Bush.

Avant le 29 mai 2005 beaucoup d’Européens pensaient que la constitution serait un bon moyen de rénover ce modèle social. En utilisant l’exemple des Pays Nordiques on aurait pu redéfinir un modèle social européen sur une base social-démocrate. L’Europe, au moment d’écrire son projet constitutionnel, a choisi de favoriser le modèle libéral. Le refus par le peuple de cette constitution en France et aux Pays Bas, malgré toute la force de persuasion des grands partis et des médias, n’y changera rien, l’Europe sera un grand espace économique libéral et rien d’autre. L’agrandissement sans limite de l’Union est en totale cohérence avec l’abandon par les dirigeants actuels de la volonté de créer un modèle social européen. Le capitalisme, cette machine à fabriquer de la croissance, peut-il pour autant se passer de compromis avec les forces sociales ? Autre manière de voir, la social-démocratie n’a-t-elle plus d’avenir ?

S’il ne faut pas trop compter sur le sens moral des actionnaires pour favoriser un capitalisme à visage humain, on peut par contre compter sûrement sur les faiblesses du modèle libéral et sur la capacité de résistance du peuple. La course aux profits financiers favorise le court terme, les grandes entreprises gagnent de l’argent mais ne savent pas quoi en faire. On a actuellement un capitalisme sans projet qui est de moins en moins optimal. Les grands projets de la modernité ont été soutenus par les États. Neil Armstrong est allé sur la lune car la NASA était une entreprise publique portée par la Nation Américaine Avoir 15 % de retour sur les fonds propres n’est pas une règle qui permet d’envisager le long terme et cela met le capitalisme en difficulté pour anticiper efficacement les crises majeures qui s’annoncent. Attendre la crise énergétique et espérer s’en sortir avec l’aide des militaires pour contrôler les puits de pétrole n’est pas très acceptable pour une démocratie. Voir l’effet de serre, la pollution et la biodiversité uniquement comme des freins à la croissance est une complète aberration.

La justice sociale est le dernier souci du modèle libéral, faire des murs de bétons pour séparer les riches des pauvres est une solution à courte vue, même en ajoutant des miradors et en finançant des milices privées .... Dans ce monde libéral, si fier de sa réussite, les pauvres sont partout et la misère bien fréquente. Peut-on continuer longtemps à laisser ce problème majeur sous la seule responsabilité des ONG plus ou moins charitables ?

Si de tout temps les échanges commerciaux ont joué un rôle, les possibilités de la finance moderne ont donné au « marché » une puissance démesurée. Les États et les organisations internationales doivent avoir une grande capacité d’initiative et des fortes possibilités de régulation du marché, si l’humanité ne veut pas aller vers des crises sociales, écologiques et économiques gravissimes. On peut espérer que le système démocratique gardera assez de vivacité pour réagir à temps. La stratégie la plus logique est d’obliger politiquement les gouvernants à prendre leurs responsabilités en faisant des lois et en garantissant par l’intermédiaire de la justice leur application. En France depuis quelques années le mouvement social défend des acquis et perd à peu près systématiquement. Ne faudrait-il pas, d’un point de vue tactique, reprendre l’initiative et faire des propositions pour adapter le modèle social, quitte à s’inspirer des expériences réussies que l’on trouve ailleurs ? Deux exemples :
- On pourrait essayer de satisfaire les exigences de flexibilité du système économique autrement que par l’unique régulation marchande. Est-il utile de défendre les emplois inadaptés à tout prix alors que l’intérêt collectif pourrait être défendu en améliorant la protection sociale et en améliorant les systèmes de formation ?
- Les services publics correspondent aux besoins fondamentaux qui sont pris en charge par l’État, ne faut-il pas en fonction des évolutions de la société participer à la redéfinition des missions de services publics ? L’expertise scientifique est par exemple un domaine dans lequel il est crucial que le secteur marchand ne soit pas l’acteur principal. Pour illustration, Il suffit de voir les récents problèmes du côté de la sécurité sanitaire...problèmes qui restent à l’ordre du jour avec les inquiétudes sur la grippe aviaire.

Si en France le « social » est sur la défensive, il est à noter qu’en Amérique Latine il a au contraire le vent en poupe. Plusieurs pays ont remis, avec efficacité, la réflexion sur le partage des richesses à l’ordre du jour. L’idée d’un modèle social européen, malgré l’arrogance actuelle des libéraux, ne doit pas être abandonnée. Si la lutte sociale dans les entreprises est indispensable, il faut appuyer ces luttes par un travail théorique (sécurité, économie, rôle de la croissance, écologie, propriété, partage public/privé...). Dans une démocratie la crédibilité politique passe par une cohérence globale, force est de constater que sur ce terrain grâce à ses « think tanks » et à la maîtrise des médias, l’idéologie libérale a l’avantage, même si les débats nombreux et argumentés autour du projet constitutionnel nous laissent, de ce point de vue, assez optimistes.

Il est normal que chaque pays conserve des spécificités, mais il est important de se battre pour un modèle social universalisable dans lequel les lois du marché auraient leur place ... mais pas plus. La démocratie, qui s’appuie fondamentalement sur la liberté, ne doit pas pour autant oublier comme elle le fait trop souvent l’égalité et la solidarité, à chaque citoyen de le faire savoir par ses prises de positions politiques.