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  Comment faire du nous avec des "je" ?

dimanche 14 mars 2004, par François Saint Pierre

Comment faire du nous avec des "je" ?

La politique peut se résumer à la question : comment, et avec qui, faire un espace symbolique commun qui permet de dire "nous", en partant d’individus qui veulent rester des sujets pouvant dire "je" ? On peut éluder ce questionnement soit par incapacité, soit parce que l’on est convaincu que quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, la société s’auto-organisera de manière déterministe, sans tenir compte de notre action ou de notre opinion. Cette marginalisation, volontaire ou non, par rapport au champ du politique a actuellement le vent en poupe, même si elle est rarement totale. Dans notre démocratie, même le refus de participer à une élection est un acte politique, dans la mesure où les médias donnent un sens critique à cette attitude.

Les contraintes géographiques, techniques, biologiques, plus ou moins dominées par la volonté humaine, ont conduit l’humanité, dans un premier temps, à s’organiser en familles, clans, tribus, ethnies, le "avec qui" allait de soi, se construisant par des alliances, des conflits et des échanges. Le "comment" renvoie à d’autres choix : société plus ou moins patriarcale, plus ou moins autoritaire et plus ou moins égalitaire. Liberté, égalité, solidarité, territoires, pouvoirs, modalités d’échanges..... les grands enjeux de la politique se sont mis en place très tôt et il n’y a pas eu réponse unique.

La naissance de l’agriculture, et l’apparition des villes qui va avec, ont stabilisé les territoires et conduit les sociétés à s’organiser autrement que sur la base ethnique. Petit à petit, quelques grands concepts politiques se sont mis en place : démocratie, république, royauté, libéralisme, révolution, conservatisme, socialisme, communisme, anarchisme, etc….Ensuite, les nouveaux problèmes posés par la modernité ou les nécessités de faire des compromis ont fait apparaître : l’écologie politique, l’altermondialisation, la social-démocratie, le social-libéralisme, le néo-libéralisme, etc.... En général chaque terme met en avant une des variables principales et les modalités de son épanouissement. Il est tentant de se déclarer républicain-social-démocrate-libertaire-écolo-altermondialiste, mais dès que l’on aborde les choix concrets, la compatibilité de cette multiple déclaration d’intention se pose durement ! Si un projet politique fait référence à des valeurs, il doit aussi permettre d’avoir un sens pour une communauté et proposer un mode d’emploi crédible (cf. la différence historique entre le "socialisme utopique" et le "socialisme scientifique"....). Pour éviter les dérives idéologiques, les contraintes historiques, géographiques, environnementales à court terme ou à long terme doivent être prises en compte. Enjeu de civilisation sur lequel chaque génération apporte une petite participation !

Plus modestement, la plupart des projets politiques se définissent comme évolution ou rupture par rapport à un présent plus ou moins acceptable. Platon et Thomas More ont été les précurseurs des projets utopiques, visions de mondes possibles mais non encore réalisés, mais Huxley, Orwell et quelques autres ont très tôt montré, et à raison, que la volonté de fabriquer un monde utopique pouvait conduire à l’aliénation complète des individus. Pour autant toute volonté de changement suppose une idée de ce qui est bien pour la société, ce n’est pas la croyance en un hypothétique paradis sur terre qui pousse à l’action politique mais le sentiment que quelque chose peut-être amélioré ! Le réformiste veut changer le monde par morceaux, le révolutionnaire pense, que comme tout est plus ou moins lié, il faut faire du changement de manière radicale et globale, quitte à attendre longtemps le grand soir.....

Le socle commun dans le monde occidental de notre réflexion politique est l’antiquité, avec la démocratie grecque et la république romaine. (Pour l’Orient c’est la pensée confucéenne). Constitution d’un territoire ou règne un "État de droit", émanation de la volonté populaire dont les institutions respectées par tous, garantissent suffisamment de sécurité, d’égalité et de liberté. Actuellement, l’acceptation des "droits de l’homme", humanisme moderne, est le minimum consensuel de la politique. Les partis politiques français qui sont tous démocrates ne sont pas alignés simplement les uns à côté des autres sur un axe gauche/droite. Quelques différences importantes permettent aux citoyens de savoir se situer et si le clivage gauche/droite s’est affaibli, c’est surtout par la dépolitisation liée à la crise de notre système de représentation.

A droite deux grands courants :

a) Le conservatisme Le respect de l’ordre et de l’autorité. Les différences sont perçues sur un mode essentialiste (cf. les inégalités hommes/femmes ; c’est la nature des choses !). Le monde est structuré sur un mode hiérarchique accepté comme étant l’expression d’une tradition implicitement légitime (cf. la référence au droit divin, la "vérité" est du côté du représentant du pouvoir). Les réformes ont pour objectif d’augmenter le rendement de l’économie et non pas de modifier en profondeur les rapports sociaux. Les structures communautaires existantes sont respectées et valorisées notamment la famille et la nation.

b) Le libéralisme. Liberté, propriété, contrat, responsabilité en sont les mots clés. La liberté économique plutôt que l’égalité qui est réduite à l’égalité formelle des droits. (l’égalité dans le réel de la pratique sociale n’est pas un objectif). L’intérêt de l’individu prime sur celui de la société et cela passe par la réussite des entreprises capitalistes chargées de produire de plus en plus de biens et de richesses. Si tous les individus cherchent à gagner le plus possible, l’ensemble fournira un système performant, qui se régulera au mieux et qui pourra subvenir à ceux qui n’ont pas su être du côté des gagnants. Le rôle de l’État se réduit aux fonctions régaliennes minimales

Des points communs aux deux courants :

i) Un humanisme charitable qui redistribue quelques dividendes d’une économie efficace. La solidarité se fait par la prise en compte des cas extrêmes qui font pitié.

ii) Une morale essentiellement déontologique. Il existe des valeurs morales indiscutables (par référence à la religion ou à la nature).

A gauche, idem :

a) Le progressisme. Traduction politique de l’héritage des lumières. L’homme doit assumer ses responsabilités et c’est l’humanité qui écrit son histoire. Le savoir, la science, la technique et la culture sont le carburant du progrès. L’homme n’est pas sur terre pour accomplir un destin écrit dans le ciel. L’humanité doit avancer vers les valeurs qu’elle se donne : connaissance, justice sociale, autonomie de tous et de chacun.

b) Le socialisme. Tous égaux, mais au service de la société qui doit être transformée dans le sens d’une solidarité accrue en combinant justice et efficacité. La liberté économique qui induit de l’inégalité est fortement encadrée. La mise en commun d’une partie importante des richesses est un moyen clé de fabriquer de l’égalité réelle. Le "politique" est non seulement garant de la sécurité, mais doit aussi intervenir dans les processus économiques majeurs.

Des points communs aux deux courants :

i) La solidarité doit être prise en charge par la société. ii) Une morale plus conséquentialiste que déontologique. La valeur morale des actes se mesure aux conséquences plus qu’à des principes abstraits. La liberté de mœurs est plus importante car il n’y a pas de condamnation de principe.

Les alliances problématiques :
- Les conservateurs-sociaux. Républicains de gauche ou de droite comme on en trouve autour de J.P. Chevènement ou encore dans les restes du mouvement gaulliste.
- Les sociaux-libéraux. La tendance dominante dans les partis socialistes européens. Du libéralisme avec une préoccupation sociale.
- Les libéraux-progressistes. Des libéraux qui ne renoncent pas totalement au rôle de l’État sur les grands enjeux liés à la connaissance. On en trouve dans l’UDF (F.Bayrou). Ils sont très proches des sociaux-libéraux, mais dans le camp opposé car ils ont peu d’intérêt pour la question sociale.
- Les centristes. Mélange plus ou moins hétérogène des quatre courants, qui cohabitent sous forme de convictions molles pour éviter les contradictions.

Quelques enjeux incertains pour tous : - De l’humanité à Gaïa. Quelle est la place de l’humanité sur cette terre ? Qu’est ce que le "naturel" à l’heure des biotechnologies ? (Clonage, OGM….). L’écologie est-elle de droite ou de gauche ? Peut-on produire, consommer, polluer sans limite dans un monde fini ? Face à la crise énergétique qui se prépare et aux dérèglements climatiques amorcés, ne faudra t-il pas envisager pour l’humanité une décroissance soutenable ?
- Du territoire restreint à l’universalisme. Que faire des nouvelles appartenances ? De la famille à la terre entière en passant par la commune, la région, la nation, l’Europe, comment articuler démocratiquement ces territoires ? La question identitaire est plus que jamais présente et les problèmes communautaires bousculent de plus en plus les logiques territoriales. Le "avec qui" est une question cruciale pour tous, il n’est pas certain que dans l’avenir, les appartenances restent aussi fortement structurées autour de la famille pour l’espace privé et de la nation pour l’espace public.
- Domination culturelle et économique. Si l’Occident, depuis longtemps, fait comme si son modèle devait naturellement se généraliser, les résistances sont multiples. Elles s’appuient sur un refus des inégalités économiques et sur des divergences culturelles profondes. Peut-on espérer le silence des dominés ou faut-il s’attendre à des crises sanglantes, voire à une généralisation du terrorisme ?
- Montée de l’individualisme. Les ultra-libéraux et les libertaires défendent la liberté au détriment des autres valeurs. N’est ce pas pour autant l’implicite de toute notre société moderne qui favorise en profondeur le sujet contre la société organisée ? Les moyens nouveaux de communications ont favorisés l’émergence d’associations multiples où la liberté de participation est totale, contrairement à l’espace politique classique qui est un système de droits et d’obligations.
- Le relativisme culturel. La vérité "vraie" des religions et les vérités scientifiques (modèles par définition discutables) n’ont plus la côte de jadis. Si le "mal" semble encore clairement identifié, le bien, le beau, le laid, sont des valeurs qui, renvoyées à la liberté d’appréciation de chacun, n’ont plus beaucoup de contenu. Pourtant un espace démocratique suppose un socle commun de valeurs, "ordre symbolique" qui permet à tous de se repérer au moment de faire des choix individuels ou collectifs.
- Comment convaincre ? La démocratie suppose un peuple instruit, informé et motivé. L’évolution positive du niveau de formation et des capacités de communication n’a pas, loin de là, fermé la porte aux populismes sommaires et aux idéologies simplistes. La complexité de nos sociétés et les besoins d’expertises ont favorisé la naissance d’une technocratie. Abstention d’un côté, simplisme de l’autre, n’est-on pas sur le chemin d’une oligarchie en charge de la gouvernance ?

Les tendances : a) A droite comme à gauche il y a deux stratégies possibles :

- Soit on se rapproche du centre en faisant des compromis ou en prenant des options molles. ( Blair, Clinton, Chirac, Schröder….)

- Soit on affirme clairement ses choix pour motiver les plus convaincus et entraîner l’ensemble. (Bush, Berlusconi, Thatcher…)

b) Compromis à droite entre le modèle néo-conservateur et le néo-libéral. Les néo-conservateurs sont partisans d’un État/Nation fort, sécuritaire, interventionniste même en économie. Les néo-libéraux qui se veulent universalistes, défendent un fort dépérissement de l’État et ils sont pour un maximum de régulations sociales par l’économie de marché. Le néo-libéralisme sert d’idéologie pour convaincre, le néo-conservatisme sécuritaire garantit pragmatiquement le fonctionnement dés que le libéralisme a des faiblesses dans le réel de l’espace social !

c) La gauche ne s’est pas remise de l’effondrement idéologique, symbolisé par la chute du mur de Berlin. La tradition socialiste, qui s’appuie sur les prolétaires et les classes moyennes inférieures pour défendre, au nom de la justice sociale, leurs intérêts de classes dominées, a perdu l’essentiel de son outillage théorique. Comment se faire entendre dans un espace public médiatique qui privilégie l’individu, la compétition et la sécurité et pour qui toute intervention collective est formalisée comme une prise d’otage ou un danger pour la sécurité ? La classe intellectuelle, héritière de l’idéal universaliste des Lumières, met en avant la connaissance et la culture comme outil d’émancipation. C’est dans ce courant que l’on trouve le plus de sensibilité aux nouvelles problématiques écologiques et un intérêt pour les réformes sociétales ou les problèmes de mondialisation. Ces deux grands courants ne sont plus comme par le passé en synergie et ils ne se retrouvent plus que sur des positions défensives contre la droite.

Conclusion. Si la droite a une tactique de prise de pouvoir efficace notamment en France, il n’est pas certain que cela engendre une stratégie politique durable. Le compromis électoral, un peu démagogique, porté par un populisme sommaire ne permettra certainement pas de résoudre les problèmes concrets du social, de l’économie et de la politique internationale ; pire, le refoulé flagrant sur les grands enjeux à long terme de la modernité : énergie, écologie, mondialisation…. ne nous annonce pas des lendemains qui chantent. A gauche, il serait temps de faire un travail à la Jaurès qui, en son temps, avait réussi à forger une synthèse efficace entre les concepts républicains, démocratiques et marxistes. Si pour reprendre le pouvoir, un accord tactique à court terme est suffisant, à long terme on ne peut se satisfaire en juxtaposant des partis, qui trop souvent donnent l’impression de se contredire (quand ce n’est pas à l’intérieur d’un même parti !). L’ensemble de la gauche, partis, associations, intellectuels, citoyens, doivent faire émerger dans le débat public un point de vue de gauche qui soit globalement cohérent et crédible sur les grands enjeux (institutions, économie de marché, chômage, sécurité, service public, mondialisation, énergie, écologie, politique internationale, terrorisme, etc…..). A partir de là chaque parti pourra défendre un point de vue ou une tactique spécifique sur les problèmes concrets sans donner l’impression que la principale caractéristique de la gauche est la schizophrénie.