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  Évidences, et autres banalités de combat

jeudi 19 mai 2022, par Pascal Meledandri

Nous souvenons-nous de 81 et de notre jeunesse et de notre enthousiasme ? Nous souvenons-nous de cette joie de voir enfin la force du peuple de gauche accéder au pouvoir suprême ? Nous souvenons-nous de ces rêves et de ces espoirs ?

Nous étions jeunes alors, confiants en cette chance de façonner un avenir à la mesure de nos ambitions, de construire un monde meilleur que celui hérité de nos aînés si insupportablement engoncé dans sa morale réactionnaire, si pétri de bonnes manières et de valeurs surannées. L’âge était notre légitimité, la naïveté était notre justice, l’amour était notre credo. Oh oui. Nous nous aimions, nous nous sommes aimés et tant d’enfants sont nés.

  Aujourd’hui, ces enfants, que nous avons nourris, soignés, protégés, sont toujours là. Ils n’ont connu ni la guerre, ni la faim, ni le froid, ni les privations. Ils ont grandi, un peu vieilli eux aussi, les aînés vont sur leurs 40 ans, les plus jeunes en ont peut-être 25, l’âge de la sagesse et de l’apaisement, l’âge où nous devrions moins nous inquiéter de leur avenir, et pourtant, au dernier scrutin présidentiel, quatre ou cinq ont choisi de confier leurs voix aux promesses teintées de violence, d’un populisme facile, un s’est perdu dans un réalisme sans rêve et quatre se sont enfermés dans le relativisme et une indécision silencieuse ou désabusée. Aucun peut être, n’a choisi le parti de nos espoirs de jeunesse, aucun.   Ainsi, la moitié ou presque ont considéré comme acceptable ou souhaitable les fortes composantes xénophobes ou fascisantes des propositions les plus extrêmes, de droite comme de gauche ; acceptable ou souhaitable, la part d’ignorance, de bêtises et de mensonges qui accompagnait leurs choix ; acceptable ou souhaitable de confier leurs voix à des figures de caricatures, petit bras, vue courte et grosse tête, dont la seule utilité au monde jusque-là a été une aptitude à se gonfler d’importance par l’exploitation des dissensions, des angoisses, des colères, et des ressentiments.

Sans doute chacun d’eux avait ses raisons mais il ne serait pas absurde d’interpréter ce parti pris de transformation radicale comme une remise en question du monde que nous leur avons construit.

Il y a là des raisons de sentir le doute envelopper d’un voile noir nos vieux cœurs de parents, des raisons de nous retrouver là, un soir, au coin d’une table encore chargée des restes d’un repas, la main machinale, occupée à regrouper des miettes en petits tas méticuleux, et le regard perdu dans la contemplation d’un horizon où monte de plus en plus distinctement, une impensable vague brune.  

Dans l’édification de cette jeunesse, quand avons-nous failli ? Quels exemples n’avons-nous pas donnés ? Quelles paroles n’avons-nous pas tenues ? Que nous l’admettions ou non, ce pays honni ou si peu désiré, est celui que nous avons construit, soit par les choix que nous avons défendus, soit par ceux que nous n’avons pas su défendre. Ce pays est notre héritage, notre responsabilité et ces enfants, même bouffis de narcissisme délétère, même les plus insupportables, même les gâtés et les capricieux qui préfèrent casser leurs jouets plutôt que de faire le choix du langage et de la pensée articulée, même ceux qui par désarroi choisissent la bêtise ou ceux qui par bêtise choisissent la crapulerie, ces enfants ont grandi sur cette terre, ils sont nôtres et le fruit de notre éducation et des valeurs que nous avons transmises.  

Certes nous pourrions penser que nous n’avons pas encore assez transmis. Qu’il faut leur apprendre encore, l’histoire, le souvenir des luttes passées, qu’avec de bonnes informations et de bonnes connaissances, ils pourraient penser comme nous, avec détermination et sagesse. C’est possible. Mais il est possible aussi que nous ayons été les vecteurs d’un mal plus vaste et plus profond qu’un simple défaut de communication, il est possible que pour déstabiliser à ce point une génération entière et celles qui suivent, nous ayons manqué la transmission d’une valeur plus importante que quelques points d’histoire : le discernement.

  Est-ce que c’était quand nous avons préféré définir la pensée de gauche comme la simple antithèse d’une figure symbolique de droite ? Est-ce que c’est quand nous avons abandonné la défense de la vérité contre le mensonge pour la lutte du bien contre le mal ? Est-ce que c’est quand nous avons délaissé le partage des savoirs et des sciences pour la télé-réalité et l’ostéopathie ? Est-ce c’est quand nous avons choisi l’anathème et l’excommunication plutôt que le dialogue et la persuasion ? Est-ce que c’est quand nous avons si maltraité l’éducation ? la justice ? la police ? L’information ? Est-ce que c’est quand nous n’avons plus été capable de nous rassembler pour défendre la cause d’une internationale des malheureux ? 

C’est toujours la même histoire, la pomme qu’il n’aurait pas fallu croquer, le frère qu’il n’aurait pas fallu assassiner, mais il n’y a que dans les livres pour enfants qu’une seule explication suffit à éclairer une réalité complexe. Chacun aura sans doute sa propre lecture des quarante ans qui nous séparent des élections de 81, chacun construira sa liste des erreurs commises, classées selon une chronologie et une hiérarchie personnelle, et peut être quelques érudits ou quelques orateurs brillants nous partageront les leurs, mais en tout état de cause et que l’idée nous plaise ou non, ce désastre contemporain nous oblige.  

Pour ma part, avant de balayer les dernières miettes de parti socialiste restées sur la table, je conserverai l’idée que trop souvent nous aurons oublié qu’être de gauche ce n’est pas défendre la lutte de l’ouvrier contre le chef d’entreprise, du prolétaire contre le bourgeois, du migrant contre le raciste, de la victime contre le bourreau, du bien contre le mal, être de gauche c’est penser qu’un adversaire est avant tout un frère, et qu’être de gauche c’est garder la conviction que l’avenir se construit par la puissance du groupe et que le seul combat qui vaille, c’est d’arriver, malgré ce qui nous distingue et nous oppose, à rester ensemble.