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  L’Union Européenne : avant-garde du néolibéralisme, mais ectoplasme géopolitique

mardi 9 avril 2024, par François Saint Pierre

"La gouvernance néolibérale est un mode hybride d’exercice du pouvoir qui tient à la fois du gouvernement du petit nombre ou de l’élite, au sens d’une expertocratie et d’un gouvernement pour les riches, au sens de sa finalité sociale"

Pierre Dardot et Christian Laval

Même si elle est essentiellement une alliance entre États souverains, tous les 5 ans l’Europe s’essaye à la démocratie représentative. Le traité de Rome, conséquence de la prise de conscience de la faiblesse économique et stratégique des états européens par rapport aux grandes puissances, a initié la création d’une forte collaboration entre états européens. L’agrandissement continu de cette union et la volonté des États de conserver l’essentiel de leur souveraineté nationale ont fermé la porte à une évolution vers un fédéralisme démocratique. L’Union Européenne est devenue un espace régulé par des normes qui s’imposent aux entreprises et aux individus.

Les électeurs ont un choix entre plusieurs options politiques, mais dans le cadre d’une alliance entre États souverains cette liberté a une portée très limitée, en effet le parlement européen n’a pas la possibilité de changer le cadre institutionnel et a très peu de capacité décisionnelle par rapport aux autres instances. Dans ces conditions, c’est normal que l’électeur s’intéresse plus à l’impact de son vote sur la politique nationale qu’aux enjeux européens. À tel point que dans beaucoup de pays, la campagne électorale tourne autour de la montée en puissance de listes souverainistes qui proposent de défaire l’Europe.

La distorsion qui existe entre le poids économique de l’UE et son influence géostratégique est flagrante. La paix entre les pays européens est bien là, mais la guerre est présente à quelques centaines de kilomètres de ses frontières. Notre incapacité à calmer les ardeurs guerrières est flagrante. L’Europe, quasiment hors-jeu, surveille avec inquiétude la campagne électorale américaine pour connaître la suite de l’histoire en Ukraine et en Palestine. Les normes environnementales sont un progrès, mais sur les enjeux mondiaux comme le changement climatique, l’important serait d’impulser une dynamique mondiale, ce qui n’est pas le cas.

Le fonctionnement et les règles de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sont dans la logique néolibérale qui s’est discrètement mise en place dans les institutions européennes. Le droit public européen a évolué sur un modèle inspiré du droit privé. Le citoyen européen n’existe quasiment pas, c’est devenu un consommateur qu’il faut protéger. L’entreprise doit respecter les normes et participer à la concurrence libre et non faussée qui reste la valeur cardinale du projet d’union. Les normes sont élaborées par des experts, qui sont majoritairement en lien avec les lobbies des entreprises, après un minimum de validation démocratique, le consommateur est prié, pour son intérêt, de s’adapter. Dans ce modèle le champ de la démocratie se réduit à la défense de l’intérêt privé des individus et non à celui de la participation active aux décisions collectives. Le bien commun n’est plus que la résultante des logiques individuelles dont la mesure est directement liée à la propriété et à la consommation. Chacun doit gérer sa vie comme un portefeuille d’actions qu’il doit optimiser dans une optique concurrentielle. Sa participation à la vie commune se résume à la défense de ses intérêts économiques de court terme, cela explique la motivation des plus riches à peser sur les choix politiques. Pas étonnant que les milliardaires investissent autant dans les médias.

Les sociaux-démocrates européens ont cru que le concept d’économie sociale de marché défendue par l’ordo-libéralisme allemand permettrait, s’ils devenaient majoritaires, de faire une politique sociale en faisant de la redistribution. Erreur d’analyse majeure, car le projet européen d’inspiration néo-libérale conduit la puissance publique à s’aligner dans ses objectifs et son fonctionnement sur le modèle du privé. L’État est réduit au rôle de promoteur du secteur privé, la défense de la justice sociale et la protection des citoyens relève du ruissellement et non d’une responsabilité politique de ceux qui sont garants de l’État de droit. D’un point de vue théorique c’est le partage entre propriété privée, publique, commune qui permet de distinguer les diverses options politiques. Les libertariens privatisent tout, les néolibéraux privatisent un max et ne garde que du régalien pour garantir le bon fonctionnement du système productif, les anciens libéraux (actuellement les libéraux-sociaux) pensent que le public doit encadrer suffisamment de secteur pour que la société soit globalement performante. Les sociaux-démocrates qui se soucient un peu de l’égalité essaient de développer un secteur public accessible à tous. La gauche qui pendant longtemps faisait du partage équilibré entre biens publics et biens privés l’essentiel de sa doctrine, découvre petit à petit, avec la prise de conscience des enjeux environnementaux, l’importance des biens communs, clés de voûte de l’écosocialisme.

Difficile de croire qu’un nouveau parlement européen va faire bifurquer notablement la trajectoire de l’Union Européenne. Tout aussi difficile d’imaginer un changement de cap initié par des chefs d’État. Pas plus que les supers puissances, l’Europe actuelle ne nous aidera pas à sortir de ce contexte de crises géopolitiques et environnementales. Pour autant, une analyse critique des stratégies politiques des uns et des autres n’est pas inutile pour comprendre comment ils réagissent aux injonctions néolibérales de l’Europe.

La liste soutenue par le RN est largement en tête dans les sondages. Souverainisme, nationalisme, conservatisme sont les valeurs défendues par des franges sociales objectivement en déclin ou qui ont l’impression d’être les perdants de l’histoire qui se mitonne à Bruxelles. Son électorat populaire se sent plus concerné par le pouvoir d’achat ou la place de l’Islam dans notre société que par le conflit entre les Russes et les Ukrainiens ou les bombardements israéliens à Gaza.

La liste soutenue par Renaissance est clairement la liste néolibérale, même si elle se prétend porteuse des valeurs du social libéralisme. Elle est pro-européenne dans le sens où elle est en accord avec les orientations politiques actuelles. La liste soutenue par le PS et Place Publique propose de conserver les principes actuels du fonctionnement de l’Europe et d’ajouter par ci par là une touche de redistribution. La fluidité entre l’électorat de ces deux listes correspond au peu d’écart idéologique qui les sépare.

Ces deux dernières listes constituent l’essentiel du bloc central, héritier de ce que l’on nommait avant les partis de gouvernement. Il ne représente que 30% de l’électorat et il correspond à des catégories sociales plutôt âgées, aisées et diplômées. Ils se vivent du côté des gagnants de l’histoire actuelle.

Quatre autres listes semblent bien parties pour dépasser la barre des 5% qui permet d’être représenté au Parlement européen. La liste soutenue par LFI s’inscrit dans une logique de critique radicale du pouvoir national ou européen. Son projet se définit plus en négatif qu’en positif, ce qui est naturel vu son poids électoral relativement faible. Compromis entre la gauche radicale et les plus à gauche des sociaux-démocrates, LFI n’a pas encore construit une cohérence idéologique forte sur le partage entre les différents modes de propriétés en lien avec les grands enjeux économiques, sociaux, sociétaux, environnementaux et géopolitique. Le manque d’appétence de ses membres pour les enjeux territoriaux est un frein important à sa reconnaissance par les classes populaires d’un parti de gouvernement. La stratégie d’un populisme de gauche choisi par son leader me semble être un contresens historique. En effet la gauche à l’opposé du populisme s’est historiquement construite sur une alliance entre la culture pour tous et l’analyse des savants et des intellectuels.

La liste écologique n’a pas su capitaliser sur la justesse de ses analyses environnementales et sociétales. Les écologistes ont ajouté à leur compétence sur l’environnement une réflexion approfondie sur les évolutions sociétales. Dans les grandes villes, ils ont su proposer avec profit un modèle de société convaincant, mais sociologiquement trop loin des classes populaires, notamment dans l’espace rural ou périurbain, ils ne sont pas arrivés à proposer une vision économique et sociale consensuelle au niveau national.

La liste des Républicains conserve encore quelques électeurs qui, par leur histoire personnelle souvent marquée par le gaullisme, ne se reconnaissent ni dans le néolibéralisme ni dans les listes classées à l’extrême droite. Malgré toute leurs dénégations ils se rallieront au modèle néolibéral qui pour eux est plus acceptable que le "wokisme" qu’’ils pointent dans toutes les listes de gauche.

La liste Reconquête affiche fièrement son nationalisme conservateur petit bourgeois. Héritier entre autres de la frange des catholiques anticommunistes et des nostalgiques des colonies, ils ne se reconnaissent plus dans le côté populaire du Rassemblement National.

D’autres listes méritent un peu d’attention, celle soutenue par le PC peut espérer arriver à franchir la barre des 5%. Les listes d’extrême gauche permettrons d’exprimer des positions radicales intéressantes. De même des listes plus ou moins écologistes ou alternatives, comme Nouvelle Donne, ont un intérêt, mais dans notre système de représentation plus ou moins contrôlé par les médias il est clair que les marges de manœuvres des différentes listes pour se faire connaître et apprécier sont très faibles.

Il est triste de constater que dans cette élection les principaux concurrents du néolibéralisme au pouvoir dans la plupart des pays occidentaux sont les souverainistes conservateurs, qui ont su rallier à leur cause une bonne partie des classes populaires. Les médias, les instituts de sondages, les réseaux sociaux, outils majeurs pour biaiser le débat public, sont essentiellement dans les mains de ceux qui préfèrent avantager la propriété privée. Pouvoir qui leur permet de contourner l’utopie démocratique et de disqualifier politiquement tous ceux qui pensent qu’il faut conserver des services publics efficaces ou étendre le concept de biens communs.

Pourtant le climat qui concerne toute la communauté des humains, la biodiversité, la santé, l’information ou les données qui sont à la base du développement de l’IA ne doivent pas devenir des marchandises, mais doivent être en raison même de la déclaration des droits humains être gérés sur un mode égalitaire par les communautés qui en ont l’usage.

La droite populaire ou les partis comme le RN ou Reconquête qui ne remettront jamais en cause l’extension sans limite de la propriété privée et la marchandisation du monde ne sont pas des adversaires prioritaires des néolibéraux. Autour de Milton Friedman les théoriciens du néolibéralisme de l’école de Chicago ont soutenu avec ardeur le général Pinochet pour qu’il fasse du Chili le premier laboratoire du néolibéralisme. Démonstration que le capitalisme mondialisé n’a jamais eu peur de l’extrême droite la plus radicale. La mise en scène médiatique du combat des libéraux modernistes contre les souverainistes archaïque sert à masquer la vraie tension qui existe entre l’intérêt des classes sociales les plus aisées et la grande majorité du peuple.