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  Sur la laïcité : l’esprit et la lettre de la loi de 1905

lundi 2 mars 2015, par François-Xavier Barandiaran

C’est une dame plus que centenaire, robuste, droite dans ses bottes, pilier de la République, véritable fontaine de jouvence que cette loi votée le 9 décembre 1905 ! Après les attentats horribles du mois de janvier, elle est présente dans tous les discours, et, paradoxalement, on fait appel à elle bien plus qu’à son aînée, la loi sur la liberté de la presse de 1881. Elle est citée par tous, mais comme le constate Télérama du 4/02/2015, elle est souvent mal interprétée : « Mais de quoi, exactement, cette laïcité est-elle le nom ? Sa trajectoire politique et juridique a clairement dévié depuis le début du XXe siècle ». Quels étaient le contexte et les intentions de ceux qui l’ont votée il y a cent-dix ans ? Pourquoi dit-on à son propos qu’elle a mis fin au conflit des « deux France », que M.Gauchet à justement appelé « guerre civile des esprits » ?

Pendant tout de XIXe siècle l’histoire de France a avancé en zigzag, entre la tentation de revenir à l’Ancien Régime et les tentatives d’instaurer un système républicain durable, entre le cléricalisme et l’anti-cléricalisme, entre le projet de l’école laïque de former des « citoyens » et celui de « l’école des curés » et ses valeurs conservatrices. S’il est vrai que J.Ferry va apporter provisoirement, vers 1880, des éléments de pacification dans cette guerre civile, le conflit redouble d’acrimonie quand en 1904 le ministre Combes, anticlérical notoire, interdit l’enseignement de tout ordre aux congrégations catholiques. C’est dans ce contexte que des hommes remarquables, comme Buisson, A. Briand et J.Jaurès, réussissent à faire voter, le 9 décembre 1905, la loi de Séparation, dans laquelle le mot « laïcité » n’apparaît pas ! Ce n’est qu’en 1946 que la France deviendra constitutionnellement laïque.

Cette grande loi, non seulement met fin à ce conflit séculaire entre l’Etat et l’Eglise, mais elle met en place les conditions pour qu’à l’avenir il n’y ait plus d’interférence entre l’Etat-nation et les divers « cultes » (c’est ainsi qu’on nomme les religions), même s’il s’agit essentiellement de l’Eglise catholique. Certes, il a fallu attendre l’année 1924 pour qu’elle soit appliquée, mais aujourd’hui, où elle est unanimement acceptée, on peut affirmer qu’elle a marqué un jalon dans notre histoire et qu’elle apporte toujours la réponse à bien des questions qui se posent à notre société. Essayons de pénétrer dans l’esprit et la lettre de la loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat, ce « pacte laïque » (Bobérot), qui est de nature politique et juridique :

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (art.1). C’est l’article phare qui éclaire toute la suite : il y a d’abord la liberté de chaque personne, qui se situe au-dessus de tout pouvoir, et la République doit se porter garante du libre exercice de tous les cultes, avec pour seule limitation d’empêcher le trouble à l’ordre public. Il ne s’agit pas seulement de respecter, mais de mettre en œuvre les moyens nécessaires au bon fonctionnement des cultes.

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte… sauf les « services d’aumônerie… dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons » (art.2). Suivent d’autres articles où il est question des « édifices…qui servent à l’exercice public des cultes… (ils) sont et demeurent propriétés de l’Etat, des départements, des communes… (qui) pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte… » (art.12 et 13) Ces édifices « seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics du culte ». On met fin aux « cultes reconnus » par le Concordat napoléonien : par conséquent, ils ne seront plus subventionnés par le budget de l’Etat. Dorénavant les cultes sont de droit privé et doivent subvenir à leurs besoins. L’application de ces décrets devait passer par la création « d’associations cultuelles », ce qui ne posa pas de problème pour les cultes juif et protestant (temples et synagogues), mais demanda moult négociations avec l’Eglise Catholique, jusqu’à ce qu’un accord définitif fût trouvé en 1924.

L’article 25 traite « des célébrations publiques du culte » dans lesdits bâtiments et l’article 27 de celles qui auront lieu en dehors : « les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte seront réglées en conformité de l’article L2212-2… ». La loi accepte, donc, les manifestations collectives de la religion dans l’espace public ! (Souvenons-nous que les processions de la Fête-Dieu, les Rogations, etc. ont disparu progressivement dans nos villes et nos campagnes, nullement à cause de la loi de 1905, mais parce qu’elles sont tombées en désuétude à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, à cause de l’évolution interne des croyants qui conçoivent différemment leur présence dans l’espace public. Notons qu’elles persistent ci et là, comme les « pardons » bretons ou les processions de funérailles entre l’église et le cimetière, dans certaines régions rurales. Il y a même un retour à ces manifestations religieuses, de la part d’un catholicisme identitaire ou traditionaliste, lors des « marches », du chemin de croix du Vendredi Saint ou des rassemblements lors de la visite du Pape).

Voilà dans les grandes lignes le contenu de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, qui mit fin au Concordat de 1801, signé par Napoléon et le Pape (toujours en vigueur en Alsace-Moselle. D’autres exceptions persistent aux Comores, en Guyane, à Wallis-et-Futuna).

Loi de séparation mettant fin, d’une part, à la pratique gallicaniste d’intervention du pouvoir politique dans les affaires de l’Eglise (par exemple, dans la nomination des évêques) et, d’autre part, à la volonté du catholicisme d’imposer ses principes à l’ensemble de la société.

Loi de pacification entre les « deux France », contrairement aux attaques virulentes antireligieuses de ceux qui, comme « le petit père Combes, cherchaient un affrontement sans merci avec l’Eglise Catholique. Ce n’est pas une loi « contre », mais une loi pour la liberté : l’Etat et ses instances seront régis par le Droit Public ; les Eglises (cultes), les croyances ou les non-croyances feront partie de ce qu’on appelle « la société civile » et seront régies par le Droit Civil. Ainsi est défini nettement le champ d’action de chacun, en mettant fin aux tentatives d’immixtion réciproques.

Loi de compromis et de conciliation, qui tient compte du passé du pays et de la place prépondérante de l’Eglise catholique, laquelle va bénéficier de la jouissance de l’immense majorité des édifices religieux et à qui l’Etat va confier 20% des élèves, dans des établissements « sous contrat » mais qui gardent leur « caractère propre » (enseigner le catéchisme ou…accueillir des filles musulmanes voilées !) Ainsi que le maintien d’un calendrier civil rythmé par les fêtes religieuses catholiques dans une société profondément déchristianisée : on ne peut faire table rase de l’Histoire !

En fait, les quelques escarmouches qui ont persisté au XXe siècle ont eu comme objet les aides à l’enseignement. Les plus anciens se souviennent du slogan « école publique, fonds publics ; école privée, fonds privés ». La dernière bataille s’est soldée par le retrait, sous le Président Mitterrand, du projet de fusion des deux institutions. C’était après la grande manifestation des défenseurs de « l’école libre », en 1984.

Mais, bientôt, d’autres questions concernant la laïcité vont surgir sous le ciel de France : une nouvelle donne sociologique va marquer les trois dernières décennies, avec la présence importante d’une minorité musulmane en métropole (dont le nombre est grossi et fantasmé par le Front National dans sa stratégie de conquête du pouvoir !). A l’arrivée de dizaines de milliers de travailleurs succède, à partir de 1975, le regroupement familial et, par la suite, l’arrivée des générations d’enfants français, nés en France. Une nouvelle religion fait son apparition dans la société française.

On ne va pas faire, dans le cadre de ces quelques pages, l’historique des questions en lien avec la laïcité qui traversent notre période, mais on peut les considérer globalement, au regard de l’esprit et de la lettre de la loi de 1905. Le premier constat, c’est que le Front National par sa stratégie qui cherche à faire croire que nous sommes devant « un conflit de civilisations » a imposé un débat incessant sur la laïcité. Dans son délire d’affirmer que les immigrés musulmans – « le péril islamiste » - font courir un risque à l’identité de la France, le FN s’est érigé en bastion de la défense de la laïcité républicaine. En montant en épingle quelques faits réels (ou parfois inventés comme l’appel à la prière du haut des minarets) : la prière dans la rue, à certains endroits où il manque une mosquée, la demande d’horaires séparés pour hommes et femmes dans certaine piscines, etc… Marine Le Pen distille des discours haineux qui créent la division sociale, tout en prétendant défendre les « valeurs judéo-chrétiennes » de la France contre les pratiques « communautaristes » des musulmans. Nous sommes aux antipodes de la loi de 1905 !

Le problème, c’est que la droite, dans ces questions comme dans d’autres, s’est fortement « lepénisée » : elle cherche à reconquérir le terrain perdu sur les mêmes thèmes qui font, aujourd’hui, la force du FN. Hélas ! Parmi tant d’autres citons X.Bertrand qui prône la « tolérance zéro pour faire respecter la laïcité », le rapport de F.Baroin en 2003 intitulé « Pour une nouvelle laïcité », le discours de Latran du Président Sarkozy prétendant promouvoir une « laïcité positive » pour « valoriser les racines chrétiennes de la France »… Nous sommes en pleine confusion entre laïcité et identité nationale ! A juste titre, J.Bobérot parle de la « laïcité falsifiée ». Cette volonté de se servir de la laïcité comme d’une arme contre ceux qui « ont une sociabilité différente », cette « nouvelle laïcité » trahissent, de fait, l’esprit et la lettre de la loi de 1905. Malgré les grandes déclarations de républicanisme, on réduit la laïcité au rang d’instrument politique !

Aussi la « nouvelle laïcité » s’est proclamée féministe, en prenant la défense de l’égalité homme-femme, ce qui la rend attractive aux yeux de beaucoup de personnes à sensibilité de gauche. En effet, qui pourrait être contre la libération des femmes ? La question tourne autour du voile et de sa signification. Si on fait du foulard le symbole même de la soumission, on ne peut qu’être contre, mais pourquoi ne pas écouter le témoignage de tant des femmes voilées qui invoquent bien d’autres motifs pour le porter ? Que pensent les partisans de l’interdiction généralisée du voile, au regard de l’article n° 1 de la loi : « La République assure la liberté de conscience » ? Comment peut-on se dire de gauche et ne pas respecter ce principe fondamental de la liberté individuelle ? Est-ce que c’est par la « loi foulardière », comme l’avait nommée ironiquement A.Badiou, qu’on espère faire avancer la libération des femmes musulmanes ?

Un autre motif de confusion dans les esprits (y compris de ceux qui appartiennent à certains mouvements, comme la Libre pensée) est de confondre laïcité et sécularisation. Pour beaucoup « la religion est du domaine de l’intime », elle n’a pas à se manifester extérieurement dans l’espace public. D’où leur incompréhension des manifestations religieuses des musulmans. Ils voudraient un « espace public neutre, laïque ». Faux ! Tout le contraire de la loi de 1905 : c’est l’Etat et ses institutions qui sont laïques, et non les personnes et la société civile. C’est l’Etat qui doit être neutre à l’égard de toutes les croyances. Quant aux institutions religieuses entièrement séparées de l’Etat, elles sont privatisées et peuvent intervenir sous forme associative dans l’espace public. Ce qui est de l’ordre du for intérieur, c’est le choix de chacun d’adhérer à telle croyance ou à pas de croyance du tout ! N’oublions pas l’article 27 qui parle des « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte ». Certes, notre société n’est plus celle du début du vingtième siècle, à l’égard du fait religieux. Elle s’est sécularisée, ce qui se traduit par la perte d’importance sociale de « Dieu », par l’effacement progressif des explications théologiques et métaphysiques qui donnent sens à la vie et, par conséquent, par la presque disparition de la place sociologique de la religion et de son rayonnement politique. Il s’agit d’une évolution sociologique qui se traduit par une « ex-culturation » de la religion, qui tend à devenir de plus en plus discrète, sinon extérieurement inexistante et presque incongrue, pour beaucoup. M.Gauchet parle de « sortie de la religion » ou encore de « dissociation en chacun du croyant et du citoyen ». Mais on aurait tout à fait tort de lire la loi de 1905 à travers ce prisme qui est propre aux croyants et, en particulier, aux catholiques (encore que, comme nous l’avons signalé, une minorité de tendance identitaire y revient aussi aux signes ostensibles d’appartenance), mais qui, pour le moment, ne concerne guère les musulmans. Nombre de nos contemporains voudraient que ceux-là deviennent invisibles et militent pour que le voile disparaisse des places publiques. C’est leur droit, mais pas l’esprit de la loi sur la laïcité, dont ils ne peuvent pas se réclamer. A ceux-là je rappellerai que lors du débat antérieur à sa promulgation un amendement sur l’interdiction de la soutane avait été très majoritairement rejeté. Ses défenseurs parlaient déjà de signe de « soumission » et de « prosélytisme » ! On pourrait se souvenir, aussi, du chanoine Kir (député de 1945 à 1967) et de l’abbé Pierre (député de 1945 à 1951), qui siégeaient en soutane à l’Assemblée Nationale sans que personne ne trouve à redire au nom de la laïcité ! En hommage à son courage je citerai la mère du militaire assassiné par Merah, madame Latifa Ibn Ziaten, qui témoigne dans de nombreux lycées, avec son foulard, de sa militance pour la citoyenneté, l’intégration et l’antiracisme. Qui penserait à lui demander d’enlever son voile ?

Bien d’autres aspects pourraient être passés en revue, mais je ne voudrais pas finir ces lignes sans évoquer la perspicacité politique de J.Jaurès qui avait compris que le discours antireligieux de Combes détournait l’attention du véritable ennemi : le capitalisme. Je crains que le laïcisme de certains ne contribue, aujourd’hui, à faire dériver nos regards du chômage et des vrais problèmes sociaux.

La loi de 1905 avait permis la cohabitation pacifiée des « deux France », la cléricale et la républicaine. C’est dans cet esprit qu’il faut l’appliquer maintenant et pas en dressant les français les uns contre les autres. « Comme avec les catholiques hier, il faut trouver aujourd’hui avec les musulmans un équilibre entre la ferme défense de l’idéal laïque et les aménagements utiles pour que les musulmans se sentent chez eux dans la République » (M.Winock, dans le Monde du 17/02/2015). Après la lecture de l’entretien accordé, ce jour, par notre Ministre de l’Intérieur au journal le Monde, sur la modification de la représentation institutionnelle des musulmans de France, on peut espérer que c’est dans cet esprit que seront menées les négociations. Ce serait un très bon point pour le Gouvernement.

Nota bene : Je me suis inspiré très largement des écrits de Jean Bobérot et en particulier de : « Histoire de la laïcité en France » (PUF, Que sais-je, 2010) et « La laïcité falsifiée » (La Découverte, juin 2014).