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  Penser politiquement la société numérique

mercredi 30 janvier 2013, par François Saint Pierre

Après quelques exploits des mathématiciens, des physiciens et des ingénieurs, l’humanité a réussi à transformer l’information en nombres. Cela a généré d’énormes quantités de données, qui sont échangées via Internet, traitées par des statisticiens ou surveillées par les pouvoirs politiques et économiques. En quelques années le numérique a gagné tous les secteurs de la société : la recherche scientifique, l’innovation technologique, le monde économique, les médias, l’éducation.... Révolution anthropologique qui s’inscrit dans la lignée des grandes transformations comme l’apparition de l’agriculture, de l’écriture, de l’imprimerie ou la maîtrise des énergies fossiles et la révolution industrielle. Lors de chaque grande transformation il y a du pour et du contre, des promesses de lendemains qui chantent et des craintes de catastrophes, des gagnants et des perdants. Pour l’instant l’humanité a plutôt su tirer parti de ces mutations. Accepter cela, s’est implicitement donner à notre histoire un sens : celui du progrès. L’exemple de Platon qui avait peur que l’écriture fasse perdre la mémoire aux humains, sert de prototype pour disqualifier les technocatastrophistes, mais les nombreuses civilisations disparues montrent que la survie de notre société démocratique n’est en rien garantie. Nous commençons une hypermodernité numérique alors que nous sommes encore incapables de maîtriser les conséquences environnementales de la révolution industrielle trop gourmande en énergies fossiles.

Penser la société numérique dans son ensemble est une gageure impossible à tenir. Trop de secteurs de notre vie sont concernés, certains semblent relever de choix individuels, d’autres sont plutôt dans le domaine de la responsabilité collective et sont directement liés aux choix politiques. Dans les grandes évolutions sociétales la frontière est bien floue entre les deux aspects tellement les usages privées s’inscrivent dans un contexte social. Par exemple l’expression "Du pain et des jeux" qui fait référence implicitement à la chute de l’empire romain, peut apparaître comme un choix des citoyens romains, mais c’était aussi une politique de servitude volontaire développée par le pouvoir pour mieux contrôler l’empire.

De nombreux aspects du numérique sont directement liés aux décisions politiques. L’utilisation des ordinateurs et d’Internet à l’école est conditionnée par les choix de l’Éducation Nationale, Une partie du financement de la recherche et de l’innovation dans ce secteur économiquement très porteur est aussi largement influencée par les décisions du gouvernement. Le monde numérique n’est pas en dehors de la loi et les questions de la protection des auteurs ou de la neutralité d’Internet dépendent directement des lois adoptées ou non par les députés. Le monde de la finance a profité des nouveaux outils informatiques pour se mondialiser et profiter de la faiblesse des régulations internationales. La question d’une harmonisation mondiale du droit du numérique est un enjeu que la gouvernance mondiale a bien du mal à mettre à l’agenda. Les États-Unis par exemple mettent en place un droit favorable aux grandes entreprises comme Google, Amazon ou Facebook pour conserver leur domination économique et culturelle.

Face à tous ces enjeux sociaux-politiques quelques intellectuels expriment leurs angoisses ou leurs espoirs et des sociologues analysent avec pertinence les évolutions de la société. Mais si sur la plupart des questions économiques ou sociétales le clivage idéologique gauche/droite permet de se repérer, il faut aller dans les marges de la classe politique dominante pour avoir des opinions politiquement élaborées sur les enjeux du numérique. Au PS, comme chez les centristes ou à l’UMP, on pense d’abord que l’informatique et Internet sont des facteurs de croissance et qu’il faut donc encourager le développement et l’usage de toutes ces nouvelles technologies. Pour le reste on ne sait pas trop que faire... certes les programmes des partis contiennent des déclarations d’intention, mais cela semble déconnecté du reste du discours politique. Par exemple le document du mouvement des jeunes socialistes : "Le socialisme pour le numérique" comporte des réflexions intéressantes, mais il est difficile de voir en quoi elles ont donné l’ombre d’un début d’application depuis l’accession de la gauche au pouvoir. Plus ennuyeux, quand on lit dans le programme numérique du parti socialiste : "Incitation des entreprises en situation de monopole, délégataires de services publics ou dont l’activité pose des questions particulières sur l’environnement, à rendre également publiques, dans les mêmes conditions, les données permettant un contrôle citoyen de leur activité." On peut s’étonner de lire dans le Monde du 24 janvier 2013 à propos d’un article intitulé "Gaz de schiste, CO2 : silence dans les rangs au BRGM" : "la présidence du BRGM assume pleinement sa politique de communication – ou de non-communication. "N’importe quel journaliste ne peut pas joindre n’importe quel chercheur comme cela", précise dans un message interne le président de l’organisme, qui ajoute : "Organisme public ne veut pas dire que l’on est obligé de communiquer au public." Mais on peut aussi être surpris de ne voir aucune réaction politique suite à cet article. Faire de la politique c’est proposer une vision de la société et ensuite la mettre en pratique. On ne peut qu’être d’accord avec la citation du même document : " Le numérique transforme la société et la démocratie, ce n’est pas un simple phénomène technique. L’action publique doit s’attacher à développer et à protéger les biens communs de la société numérique (internet, logiciels libres, données publiques ouvertes...)" La défense d’un équilibre entre biens privés et biens publics est bien une vision classique de la social démocratie que l’on aimerait voir mettre en pratique par le pouvoir en place.

L’affirmation de la liberté et de la neutralité du net se heurte aux arguments de sécurité, là aussi on rejoint les grandes questions qui séparent traditionnellement la gauche et la droite. Il est facile de tout promettre, mais gouverner c’est souvent trouver un juste équilibre entre des intérêts contradictoires. Plus généralement gouverner c’est comprendre les évolutions pour les orienter vers les options qui correspondent à ses valeurs. La droite conservatrice aime la hiérarchie et les structures pyramidales, le monde des gros ordinateurs ne lui faisait pas peur, mais celui des réseaux et de la multiplication à l’infini des outils interconnectés ne peut que l’inquiéter. La droite libérale pense sereinement que la logique du marché permettra de créer des multinationales qui feront des profits et qui contrôleront bien plus efficacement les citoyens que les États, cela ne l’empêche pas de demander dans tous les pays à la puissance publique de mettre en œuvre des lois pour accélérer ce phénomène. La défense des intérêts financiers et de la propriété privée, jusque dans sa démesure, reste pour une bonne partie de la droite à l’ordre du jour. La social-démocratie semble bien plus ennuyée, car comme d’habitude elle a des difficultés à concilier son libéralisme sociétal et économique avec sa volonté de créer un nouveau bien public mondial.

L’importance de l’aspect communication interpersonnelle, notamment à travers l’émergence des réseaux sociaux et leur rôle dans les soulèvements populaires, a masqué la question de la puissance économique ou militaire directement liée à la maîtrise des données. La diplomatie internationale, la capacité à faire ou non la guerre ainsi que la domination économique sont directement liées à la "puissance numérique". Dans un monde où le rôle des États nations semble s’affaiblir, le numérique sera au cœur des mécanismes de transformation des structures de gouvernance mondiale. Toute analyse politique globale doit intégrer cette variable. Le décrochage de l’empire soviétique sur ce secteur fait partie des raisons qui ont poussé l’intelligentzia russe a changé d’idéologie. Les États-Unis mènent dans le secteur de la puissance numérique la course en tête, Titan avec 17,6 PFLOP/s vient de dépasser Séquoïa, mais les Chinois avec Tianhe -1A et ses 2,6 PFLOP/s sont en huitième position devant le plus performant des ordinateurs européens. Pour certains cyniques, la politique internationale n’est ni de droite ni de gauche et donc en dehors de la question du choix démocratique. L’absence totale de propositions des grands partis pendant les campagnes électorales pourrait le laisser penser. Cela revient à considérer nos élus comme des responsables locaux, incapables d’agir sur les grandes orientations politiques du monde. Le numérique a participé, en favorisant les communications à la globalisation du monde, mais il a surtout rendu notre perception du monde très fractale. En effet nos "proches" sont de moins en moins déterminés par la relation à l’espace géographique. On peut légitiment se demander si les structures d’appartenance actuelles, à commencer par les États, ne vont pas dépérir pour laisser émerger de nouvelles appartenances sans lien avec les territoires. Les guerres actuelles ne sont plus des guerres interétatiques, mais des opérations de maintien de l’ordre, plus ou moins soutenues par des alliances complexes d’intérêts économiques et idéologiques. Si ce sont de "vrais gens" qui souffrent des combats, c’est dans un cyberespace faussement médiatisée que les principaux enjeux des conflits semblent se jouer.

Internet et tous les outils numériques nous rendent-ils idiots ? Ce n’est pas une interrogation anodine. Évidemment que c’est l’usage et non l’objet en soi qui est en question, car le même outil peut servir à la recherche la plus pointue ou favoriser le bavardage simpliste au détriment de la conversation élaborée. D’un point de vue strictement économique ce qui compte c’est de former, juste ce qu’il faut, les gens pour qu’ils puissent faire « leur travail ». Une partie de la droite conservatrice et de la gauche méritocratique issue de la révolution de 1789 pensent qu’il est de la responsabilité de tous d’encourager les usages intelligents. Étrange partage de la classe politique entre les optimistes de gauche ou de droite qui préfèrent croire la version positive de Michel Serres et les sceptiques qui tout en reconnaissant les multiples potentialités de ce monde numérisé pensent qu’il est important de mettre en garde la jeunesse sur le risque de présentisme béat et la société en général sur les risques de dérives politiques. La démocratie a besoin de citoyens cultivés et lucides.

Le numérique est un vrai sujet politique qui doit être éclairé par le travail des philosophes et de tous les scientifiques. C’est une nouveauté qui émerge rapidement, mais qui s’inscrit dans un contexte physique ; il y a des machines, des tuyaux, de l’énergie derrière cette capacité à créer un cyberespace virtuel. Il y a aussi un préexistant social fort, qui détermine son déploiement : de la langue, de l’art, des lois, des usages, des valeurs morales et bien d’autres choses encore. A nous de faire en sorte que les évolutions soient sur le long terme conformes à l’intérêt général.