Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
Accueil du site > Les rencontres des années précédentes > Les rencontres 2009 > G57 Travailleurs en souffrance > La souffrance au travail : un dégât collatéral du productivisme.
  • Article

  La souffrance au travail : un dégât collatéral du productivisme.

mercredi 28 octobre 2009, par François Saint Pierre

Dans les années 60/70 la voiture était vue comme le symbole du progrès et l’instrument principal de la liberté. Personne ne s’intéressait aux accidents de la route, qui étaient considérés comme un prix à payer bien dérisoire par rapport aux avantages liées à l’efficacité économique et à la liberté de déplacement. Depuis 1972, avec ses 18000 morts, la France a pris conscience du problème et, malgré l’augmentation du trafic, a réussi à diviser par 4 le nombre de tués sur les routes. De la même manière, notre volonté de faire de la croissance, en améliorant la productivité et en poussant au maximum les logiques concurrentielles, nous a conduits à un niveau de souffrance au travail inacceptable. De même que 1972 a été l’année de la prise de conscience des accidents de la route, on peut espérer que 2009 le sera pour la souffrance au travail. Non point que ce soit une totale nouveauté, la littérature et le cinéma sont là pour nous le rappeler, mais parce que la vision d’une souffrance perçue comme un dégât collatéral de l’idéologie productiviste n’est plus soutenable.

En Afghanistan, quand les forces de l’OTAN bombardent par erreur une cérémonie de mariage et tuent une centaine de civils, on ne nous montre pas les images et les responsables politiques se contentent de dire que ce n’est qu’un dégât collatéral qui n’arrêtera pas notre volonté de sauver la démocratie occidentale. Quand un ouvrier de Renault ou de France-Télécom se suicide on le plaint sincèrement, mais il était jusqu’à présent hors de question de remettre en cause la compétitivité de ces entreprises. Qu’un tiers des salariés soient objectivement en souffrance, au point que certains se suicident sur leur lieu de travail, est regretté par tous ceux qui ont voix au chapitre dans cette société. Tous accusent avec raison l’organisation du travail, mais peu remettent en cause les valeurs qui ont emmené les diverses hiérarchies à opter pour ce modèle de management.

Le rêve de beaucoup serait d’améliorer l’organisation du travail pour continuer à augmenter l’efficacité, sans être "ennuyé" par tous ces travailleurs qui se plaignent de troubles musculo-squelettiques ou de dépressions. La tendance actuelle, défendue par beaucoup d’experts sociologues ou psychologues, est de pointer du doigt, comme on l’a fait avec les vilains banquiers, les mauvais managers. On propose donc de moraliser la profession, de virer ceux qui ont exagéré et d’accorder quelques postes de plus à la médecine du travail pour faire retrouver le sourire à ceux qui l’ont perdu. Pour garantir que tout ça va bien fonctionner, l’État dans ce qu’il présentera comme un énorme effort financier qui risque de compromettre la promesse de réduction des impôts, créera des postes d’inspecteur du travail afin de passer d’un pour 10 000 travailleurs à un pour 9 000. Ces mesures seront peut-être utiles, mais très en deçà de ce qu’il faudrait faire. Les principes mêmes du management moderne doivent être mis en cause et il faut plus profondément s’interroger sur les choix de fond qui les sous-tendent.

L’objectif de la hiérarchie est l’augmentation de la productivité, le principe du management est l’individualisation du travailleur et la mise en concurrence. Dans les cas extrêmes cela peut aller jusqu’à favoriser l’usage de la délation pour éliminer ceux qui sont considérés comme les maillons faibles, mais passe très souvent par l’affaiblissement des syndicats. Le vieux concept du paternalisme, qui s’appuyait sur la stabilité dans l’emploi et dans l’entreprise a été remplacé, pour faire jouer la concurrence, par le salaire au mérite et par une volonté de faire de la mobilité dans l’espace et dans le poste. Ces techniques sont mises en œuvre soit en continu soit à travers de grandes restructurations, ces dernières sont pourtant un échec pour les managers, car elles ont l’inconvénient de réveiller parfois chez les travailleurs l’envie de mener une lutte collective.

Le discours politique a été, depuis la poussée idéologique des idées néolibérales, en synergie avec ces nouvelles pratiques. "Travailler plus pour gagner plus" est un slogan qui semble au premier abord plein de bon sens et traduisant une morale naturelle, pourtant l’idéologie de ceux qui l’ont lancé dans l’espace médiatique était de valoriser la compétition au travail. Cela est en accord avec la volonté de privatiser tout ce qui touche de près ou de loin à la sécurité sociale, qui est un acquis obtenu il y a longtemps grâce aux luttes sociales. Le travail moderne n’est plus présenté comme une source de solidarité, mais comme le lieu de la réussite individuelle.

Le refoulement des inconvénients de cette nouvelle vision du travail s’est appuyé sur des raisons profondes. Nous sommes devenus addicts à la croissance et à la société de consommation. Les objets et les services produits à bas prix par le système économique nous semblent tellement indispensables que nous sommes prêts à comprendre l’élimination de ceux qui sont perçus comme des canards boiteux. La compétition internationale, mise plus que jamais en avant par l’émergence de la puissance chinoise, justifie aux yeux des politiques, mais aussi des citoyens, un management "efficace". Cela est d’autant plus vrai que la crise économique actuelle déstabilise bon nombre d’entreprises. Cette situation pousse le travailleur en difficulté à se considérer comme coupable plutôt que comme victime.

Est-il possible de conserver une société efficace, pour continuer à offrir à tous une vie confortable, mais sans payer le prix de l’inhumanité de notre organisation du travail ? Ce chantier dépasse largement le cadre national mais des indices permettent de penser qu’enfin la question est à l’ordre du jour. Les difficultés d’approvisionnement énergétique et les inquiétudes climatiques nous ont conduits à questionner les axiomes de base de notre société. La croissance du PIB, fondement de la société de consommation, n’est plus toujours posée systématiquement comme l’alpha et l’oméga de l’économie.

L’équilibre entre les modèles coopératifs ou solidaires et les modèles concurrentiels doit être modifié. La concurrence qui permet des exploits individuels peut s’avérer sur des groupes contre productive. Les travaux d’Elinor Ostrom prix Nobel 2009 d’économie, après ceux de Paul Krugman ou de Muhammad Yunus, sont là pour rappeler que la "rationalité économique" ne doit pas se résumer à l’optimisation des profits immédiats. Quelques rares entreprises savent jouer la carte de la solidarité, notamment parmi les plus performantes. Une société pour son intérêt doit savoir gratifier ses élites, mais sans pour autant briser les solidarités collectives. La méritocratie ne signifie pas qu’il faille payer un cadre dirigeant 500 fois plus qu’un ouvrier et donner tout pouvoir à l’un et aucune autonomie à l’autre. La justification par l’argent, soi-disant produit par les dirigeants, est économiquement fausse et moralement lamentable. Que ferait seul le patron de France-Télécom sans les milliers d’employés qui font vivre l’entreprise ?

Une société est un enchevêtrement complexe de rapports sociaux qui ne peut se réduire à la plus value financière que chacun peut apporter. Les bonus financiers sont un des symptômes de cette dérive sociale qui a conduit, sans tenir compte du principe d’égalité, à détricoter le lien social et à hiérarchiser à outrance la société. L’occident a mis en avant un modèle où ne subsiste que l’individu et le "convoi de marchandise" qui est la métaphore proposée par Francis Fukuyama au fameux grand marché mondialisé. Nous avons trop oublié la multitude d’appartenances qui nous constituent, à commencer par la première ; celle d’être habitant de la planète terre. Cette récente mise en lumière de la dégradation des conditions de travail, qui met en cause toute notre tradition humaniste est une motivation de plus pour repenser en profondeur nos choix anthropologiques et leurs traductions dans l’engagement politique.