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  Quelle ontologie politique pour temps de crises ?

mardi 27 juillet 2021, par François Saint Pierre

L’ontologie politique correspond aux valeurs et aux convictions qui donnent sens à notre vie et qui en dernières instances légitiment nos actions et nos choix politiques.

Dans les années qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale, porté par une forte croissance économique et par un désir de reconstruire une société plus juste, le monde s’est profondément transformé. Course au progrès entre deux blocs qui croyaient autant l’un que l’autre aux bienfaits de la technoscience et du productivisme. Dans les années 70 les premiers doutes sur la durabilité de la société de consommation sont arrivés, mais la croissance du niveau de vie et l’augmentation de l’espérance de vie ont convaincu la majorité que notre modèle de société était bien optimal. Comme l’a analysé Francis Fukuyama, L’effondrement de l’URSS a semblé signer "La fin de l’histoire" ; le productivisme libéral n’ayant plus de concurrents. Le XXIème siècle a commencé par des doutes sur l’énergie et a vite embrayé par une forte inquiétude sur l’évolution du climat. Incertitudes relativisées par tous ceux qui ont une foi indéfectible dans la capacité du progrès technologiques à surmonter ces difficultés. La figure de l’homme prométhéen, maître et possesseur de la nature commence à être mise en doute.

Pourtant le paradigme dominant reste celui de la croissance économique comme seul avenir acceptable pour l’humanité. Une fois repeinte en vert tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. En 2015, les accords de Paris consacraient l’unité mondiale face aux périls. Le concert des nations, dans un bel élan de solidarité, allait pouvoir adapter nos conditions de vie aux contraintes climatiques. La méthode proposée a paru évidente : abandonner les énergies fossiles et les remplacer par de l’électricité ou de l’hydrogène. Ce qui semblait objectivement une contrainte a été présenté comme une opportunité pour relancer le dynamisme productif et favoriser l’emploi. Cependant l’énergie dite verte pour produire de l’électricité ou de l’hydrogène est rarement sans défaut et loin d’être aussi bon marché que le baril de pétrole. Pour l’instant, malgré des flots de promesses, la baisse de nos émissions de CO2 n’est pas réellement amorcée. La dégradation du climat et de la biodiversité est devenue incontestable, les tensions géopolitiques sont de retour, les inégalités augmentent, la croissance et l’espérance de vie stagnent ; le storytelling optimiste de notre modernité est en panne. Et c’est là que le Sars-cov2 arrive !

Début janvier 2020 nos dirigeants s’inquiètent des risques de pénurie de produits importés de Chine, l’épidémie de coronavirus semble même capable de ralentir la croissance mondiale. 2 mois plus tard la France, comme beaucoup de pays, comprend enfin que ce sera bien plus grave qu’un simple ralentissement économique. L’agence administrative de l’ONU qu’est l’OMS n’est pas calibrée pour résoudre le problème, ce sera chacun pour soi, chacun avec ses moyens économiques, technologiques et scientifiques. Alors que la pandémie est un problème mondial, on a une fois de plus espéré que la solution serait dans la convergence de 200 politiques nationales.

Les chinois donnent le "la". Après avoir donné la séquence génomique du virus, ils optent pour un confinement très strict. Quelques laboratoires à partir de cette séquence commencent à travailler sur un vaccin à ARN messager et l’industrie pharmaceutique ne croit pas en la possibilité d’un traitement médicamenteux. Le choix des chinois de régler l’urgence sanitaire par des mesures de distanciation physique s’impose rapidement au niveau mondial. La société de surveillance et de contrôle, déjà trop souvent évoquée pour vaincre le terrorisme, semble pour des raisons de sécurité sanitaire totalement justifiée. La peur est plus efficace pour invoquer la solidarité que les inégalités sociales.

La société de consommation se suspend pour un temps, en espérant un futur rebond lors de la reprise des activités. Les États, pourtant considérés par beaucoup comme quasiment superflus, prennent l’addition à leur charge. Il suffit pour cela de fabriquer de la monnaie et de rectifier ensuite pendant quelques années par de l’inflation. Que cette inflation soit financière et se porte sur la valeur des patrimoines et non sur une augmentation des salaires et des produits de consommation courante ne semble poser de problème à personne. L’augmentation des inégalités n’est pas un souci pour ceux qui croient encore au ruissellement qui viendra ensuite arranger tout ça.

Les vaccins à ARN étaient depuis longtemps dans les tuyaux de la recherche publique, avec l’aide financière des Etats-Unis et de quelques pays, certains laboratoires mettent au point très rapidement des vaccins qui prouvent très vite leur efficacité. Fin 2020 l’espoir d’une fin prochaine de la crise sanitaire est bien là.

6 mois plus tard, les désillusions commencent. L’OMS constate que la vaccination ne concerne en pratique que les pays riches, ce qui pour une pandémie est problématique. Les nouveaux variants font drastiquement baisser l’efficacité vaccinale et remettent en cause pour certains la balance risques/bénéfices, les prévisions économiques très optimistes deviennent incertaines. Si certains espèrent la perte de virulence du virus liée aux mutations, beaucoup s’accrochent au rêve d’un zéro "covid", grâce à une vaccination à marche forcée.

Le libéralisme est abandonné par ceux même qui s’en faisaient les porte-paroles les plus zélés. Comme dans la première phase, c’est le modèle chinois qui s’impose. "On s’était progressivement habitués à être une société d’hommes libres, nous sommes une nation de citoyens solidaires" disait notre Président en octobre 2020, comme si les deux étaient opposables. Pousser par l’urgence, nous avons changé de paradigme sur ce que doit être l’organisation politique de la société. La solidarité, vue par le pouvoir comme l’obéissance aux décisions, sera valorisée au détriment de la liberté individuelle. Le contrôle social, déjà utilisé pour contrer le terrorisme est présenté comme le moindre mal. En théorie, dans une démocratie, le déplacement du curseur entre la liberté individuelle et l’intérêt collectif, se fait par un débat politique argumenté, la notion d’urgence permet de se contenter de la légitimité par des élus. Les systèmes électoraux sont de plus en plus biaisés par l’argent et la défiance envers les élites expliquent en bonne partie l’abstention citoyenne lors des élections. Une bonne partie des classes populaires ne croient plus en sa capacité à peser sur les choix collectifs. Ces décisions prises, au nom de l’urgence, sans mettre en œuvre toutes les procédures de concertations et de débats, font même douter beaucoup de citoyens de la solidité de notre État de droit.

Pour l’énergie et le climat ce sera pareil, inutile d’essayer de convaincre, inutile de perdre son temps à débattre, inutile d’en référer à l’État de droit ou au principe de précaution. La légitimité d’une élection présidentielle est suffisante aux yeux de beaucoup pour imposer n’importe quelle mesure au nom de l’intérêt général. Le nouveau paradigme est un mélange entre le pragmatisme anglo-saxon et la logique confucéenne chinoise qui accepte sans débat l’autorité du pouvoir.

En démocratie le rôle de la science est d’apporter des arguments rationnels au débat public. Mais la science elle-même est faite de controverses et de débats, la vérité n’est pas liée à la notabilité des intervenants, mais à la cohérence d’un travail reconnu par les pairs. L’abus pendant cette crise sanitaire de l’utilisation de quelques notables pour faire passer des opinions personnelles pour de la vérité scientifique a été flagrant. Du même niveau que les complotistes qui échafaudent des croyances plus ou moins exotiques à partir des déclarations d’un prix Nobel à la retraite ou d’une ancienne directrice de recherche de l’INSERM.

Comme pour les enjeux climatiques le rôle des lobbies dans la construction de l’opinion publique est non négligeable, ce qui est nouveau c’est l’affirmation par les politiques de leur volonté de soutenir ces lobbies, comme si le rôle de l’État était de défendre l’intérêt du capital autant, si ce n’est plus, que celui des citoyens. Cela traduit bien l’évolution du libéralisme politique vers un néo-libéralisme étatique et clairement pro-croissance du PIB. C’est ce nouveau paradigme qui a bouleversé l’axe gauche/droite. Il n’y a plus un axe défini d’un côté ceux qui croient avant tout à la liberté individuelle, avec le prototype des libertariens américains, et de l’autre ceux qui croient surtout au collectif et à la solidarité comme dans le temps les communistes les plus ultras.

La fin des utopies correspond bien au nouveau paradigme. D’un côté les gagnants du système économique et social, ceux qui ont des diplômes et/ou du patrimoine et de l’autre les perdants : les catégories sociales en déclin qui ont peu d’espoir pour eux et pour leur descendance. Les gagnants ont les moyens financiers et ils sont prêts à tout pour que ça dure, les perdants n’ont plus que leur défiance à exprimer dans l’espace public. Les gagnants ont comme arme le système médiatique traditionnel qui participe encore de manière dominante à la construction de l’opinion publique, les perdants se contentent de communiquer entre eux sur certains réseaux sociaux. Ce qui pose problème dans la situation actuelle c’est la stratégie du mépris qui transparaît de plus en plus fort dans le discours médiatique et politique. Mépris dont la fonction inconsciente est de justifier des inégalités de plus en plus flagrantes et de légitimer un autoritarisme de plus en plus assumé par le pouvoir.

La politique est conflictuelle, car les intérêts et les représentations idéologiques sont divers, mais en démocratie le respect des minorités est essentiel. L’inconscient démocratique est dans les valeurs qui a constitué le peuple au cours de l’histoire. Notre devise républicaine est en ce sens compatible avec les valeurs démocratiques. Le mépris affiché par une partie de nos élites, qui privilégient la réussite individuelle aux dépens de l’intérêt collectif, est le symptôme de l’affaiblissement des valeurs morales qui nous a constitué en tant que peuple. Les crises actuelles sont d’une ampleur mondiale et cette dérive n’est pas spécifique à la France. L’humanité, addict à la consommation, accrochée à la souveraineté nationale, n’est pour l’instant pas prête à affronter les tempêtes qui s’annoncent.

C’est la représentation qu’a l’humanité d’elle-même qu’il faut reprendre. Les rapports des hommes à la nature et des communautés entre elles sont trop basés sur la domination et la compétition. La propriété privée qui a accompagné le développement de la liberté individuelle a construit un monde tellement inégalitaire que les élites ont fini par perdre le sens de l’intérêt général. C’est illusoire de croire qu’un homme providentiel pourra nous permettre de sortir indemnes des crises qui ont commencé à s’enchaîner. C’est à chacun dans son espace de vie de s’interroger sur sa propre ontologie politique. Pour cela un monde éduqué et cultivé est nécessaire, c’est certainement la première urgence, mais pas la plus facile.

Dans un monde confronté aux zoonoses, au changement climatique, à la perte de biodiversité et à l’augmentation des inégalités plusieurs choix s’offrent à nous. Le premier c’est d’essayer de corriger les excès de l’extractivisme, qui considère la nature comme un infini toujours renouvelable, et de lutter politiquement pour une société plus juste. À l’opposé on peut ne plus croire en la capacité de notre civilisation à se transformer et se préparer soit individuellement soit au sein de petites communautés à son effondrement. Entre ces deux conceptions de l’avenir, on peut se réfugier dans un présent, fait pour certains de déni, de conservatisme, voire de privilèges, soit pour d’autres fait de de survie dans les interstices d’une société qui n’offre plus la possibilité de s’accrocher au "Principe espérance" décrit par Ernst Bloch pendant la deuxième guerre mondiale.