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  La démocratie représentative et les luttes sociales

mardi 3 mai 2022, par François Saint Pierre

L’histoire de l’humanité est parsemée de luttes sociales qui ont souvent été lourdement réprimées. Avec nos critères modernes la plupart nous semblent pourtant totalement légitimes. Que ce soit la révolte des esclaves, initiée par Spartacus, ou les luttes des mineurs pour obtenir des conditions de vie correctes, toutes ont eu pour moteur une volonté d’aller vers plus d’égalité. Malgré de nombreux échecs, ces luttes ont été à l’origine de l’évolution de nos sociétés vers plus de solidarité et de justice. Les livres d’histoire montrent en général la positivité de ces révoltes et relativisent leur violence en mettant l’accent sur les violences subies au quotidien par les victimes d’un système social injuste. L’État doit contenir les violences, mais en démocratie il ne peut se contenter de répondre à la violence par de la violence. Considérer que la violence du pouvoir est toujours légitime et celle du peuple toujours illégitime est une caractéristique des régimes autoritaires.

Depuis quelques années, le pouvoir politique et le monde médiatique font comme si les luttes sociales étaient obsolètes. Les manifestations, pourtant forme mineure de la lutte, sont considérées comme ne devant pas avoir d’impact sur la décision politique. La liberté de manifester est toujours inscrite dans la constitution, mais les manifestations sont présentées par les médias comme porteuse de violence potentielle que rien ne peut justifier, dans la mesure où elles n’ont aucune utilité dans un système qui se veut parfaitement démocratique. Par peur des débordements, elles sont de plus en plus réglementées et fortement encadrées par les forces policières. Les techniques de nasse, l’usage de LBD et de grenades, qui font peur à beaucoup, sont un moyen efficace de réduire le nombre de manifestants. Les black blocs essayent de transformer les manifestations en émeutes, pour beaucoup de réformistes cette tentative est contre-productive, cela semble assez vrai sur une analyse de court terme. Sur le long terme ce phénomène, qui rappelle les dérives violentes de certains groupes anarchistes, peut s’interpréter comme la volonté d’une partie radicalisée de la jeunesse de rompre avec un modèle social injuste et mortifère.

Le droit de grève est lui aussi de plus en plus encadré par la loi. Les grévistes présentés comme des preneurs d’otage sont systématiquement dénigrés dans les médias. La grève est toujours présentée comme un contournement de l’organisation démocratique de la société. Le citoyen n’a qu’à voter pour exprimer ses choix et cyniquement notre Président se permet d’affirmer que si son travail ne lui plait pas, il n’a qu’à traverser la rue pour en changer. Comme si l’État n’avait aucune responsabilité dans l’employabilité.

Non seulement les luttes sociales actuelles sont discréditées, mais celles du passé, comme les épisodes peu glorieux de notre histoire, sont plus ou moins refoulées au fond de nos mémoires. Notre système politique s’auto-désignant comme le meilleur de tous, le principe même de la lutte sociale a du mal à être accepté. Le présentisme, théorisé par François Hartog, caractérise notre société qui a autant de mal à se projeter dans l’avenir qu’à comprendre sa propre histoire. Ce présentisme est en synergie avec l’individualisme, qui est induit par l’obésité de notre société de consommation et par l’enfermement dans des bulles relationnelles provoquées par les algorithmes des réseaux sociaux. Les luttes sociales traduisent des conflits de classe. Le vingtième siècle a été marqué par d’importantes luttes ouvrières. Les grandes entreprises ont facilité la conscience collective d’un intérêt commun des ouvriers, intérêt clairement distinct de celui des cadres et des patrons. Les évolutions de notre système productif ont donné l’impression que la lutte des classes n’avait plus de signification. Pourtant une analyse du vote des français à la présidentielle montre bien que le vote a encore un fort déterminant sociologique. Ceux qui doivent vendre leur capacité de travail pour vivre sont toujours aussi nombreux et la question de l’égalité réelle qui se traduit par des différences énormes de qualité de vie est toujours d’actualité. Bruno Latour propose même de repenser les luttes sociales en utilisant le concept de classe écologique, qui regrouperait ceux qui luttent contre les inégalités environnementales.

La crise des gilets jaunes a marqué un tournant important, car elle a exprimé avec force la peur du déclassement des classes populaires, mais elle n’a pas pu s’articuler avec le débat démocratique organisé par les partis politiques. De même l’abstention importante aux dernières élections de jeunes impliqués dans les luttes environnementales ou sociétales, démontre que le système représentatif ne couvre pas le champ des responsabilités normalement dévolues aux responsables politiques.

La démocratie élective représentative, avec sa logique majoritaire, a certes des qualités, mais elle a le gros défaut de transformer le citoyen en consommateur hors les périodes électorales. Croire qu’en choisissant un président, un député et un maire on avait la quintessence de tous les pouvoirs dévolus au citoyen est une illusion. Même si on est du côté de la majorité, il est impossible que l’on soit toujours d’accord avec son représentant.

Nos institutions, qui donnent carte blanche pour 5 ans au président, s’il arrive à avoir une majorité aux législatives, sont loin de répondre à l’idéal démocratique. Le système représentatif doit être complété par tous les mécanismes qui permettent aux citoyens de co-construire les décisions. Quels que soient les mécanismes qui conduisent à la prise de décision, il est nécessaire qu’en cas de désaccord profond une partie de la population puisse exprimer autrement que par les urnes ses intérêts ou ses inquiétudes sur les choix importants. La démocratie suppose le respect de valeurs fondamentales comme le rappelle la devise républicaine, c’est pourquoi les luttes sociales sont le contrepouvoir idéal pour contrer quand c’est besoin l’hubris majoritaire. L’autre fonction essentielle des luttes est de compenser les biais économiques qui donnent plus de moyens aux riches pour se faire élire et donc pour défendre leurs intérêts de classe.

Des nuages noirs obscurcissent l’horizon. Difficile de croire que notre système politique nous permettra d’affronter l’avenir sans quelques secousses sociales. L’important c’est de donner un débouché politique positif à ces futures luttes. Pour cela il faut sortir de la fatigue démocratique actuelle pour que ces conflits dynamisent la société et nous poussent à construire un monde plus juste.