Le Café Politique

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  Cachez ce voile que je ne saurais voir.

mardi 25 novembre 2003, par François Saint Pierre

En juillet 2001 dans une rue animée de Yogjakarta, lors d’une rencontre sympathique avec deux jeunes étudiants, qui parlaient français grâce au travail de l’Alliance Française, après avoir causé Tour Eiffel et littérature on a abordé leur gros souci : leurs copines venaient de décider de porter le voile. Inquiétude de voir s’éloigner cette modernité, qui les faisait encore rêver, mais aussi doutes de leur capacité à faire une synthèse harmonieuse entre les traditions locales d’origines multiples (hindouiste, bouddhiste, musulmane entre autres) et la culture occidentale apprise dans les livres.

Le voile qui fait s’agiter, plus fort qu’un chiffon rouge, les médias, est apparu dans les banlieues parisiennes, vers la fin des années 80. Dès le départ, provocation marginale mais facilement médiatisable, il a posé problème à toute la classe politique. Le ministère de l’Éducation Nationale, fort embarrassé, plutôt que de prendre au cas par cas ses responsabilités à travers ses fonctionnaires qui étaient en première ligne, a préféré en novembre 1989 demander l’avis du Conseil d’État. Au lieu de faire fonctionner "l’ordre symbolique" qui dit implicitement et sans l’écrire, comment chacun doit se comporter en société, cet avis en indiquant une marche à suivre apparemment raisonnable a mis en lumière un vrai conflit de valeurs. Accepter au nom de la liberté le port du voile mais l’interdire au nom de la laïcité si cela se fait de manière ostentatoire. C’était à la fois donner un algorithme qui déresponsabilise les enseignants dans leur classe et ouvrait la porte aux exégèses polémiques sur l’excès de tolérance des uns ou le sectarisme des autres. La machine à fabriquer du dissensus était lancée, les défenseurs de la communauté musulmane, les féministes, les républicains, les individualistes etc. tous allaient trouver un terrain idéal pour intervenir dans le débat médiatique. Pour autant ce problème n’est pas uniquement du pain béni pour ceux qui aiment asséner leur vérité, ni un problème marginal qui ne concerne que quelques jeunes filles de la banlieue parisienne, c’est aussi le symptôme des contradictions profondes de notre modèle de société.

La modernité occidentale s’est construite dans la longue durée avec quelques sources culturelles et anthropologiques identifiables. Si plusieurs modèles familiaux coexistent dans le monde occidental un compromis s’est fait sur une tradition exogamique et sur une relative égalité entre homme et femme. De même ce monde, qui n’est pas laïc dans le sens franco-français du terme, a accepté une séparation nette entre le spirituel et le temporel, tout cela ajouté à la construction du concept des "droits de l’homme", s’est fait lentement et souvent dans la douleur. Il faut relire les épîtres de Saint Paul pour comprendre le chemin parcouru, qui passe entre autres par des compromis avec la philosophie grecque et celle des lumières.

En face de cette modernité triomphante, il y a ceux qui n’ont pas suivi le même chemin que nous. En premier les survivants des sociétés "archaïques" d’inspiration chamanique, ils ne nous posent plus vraiment problème, ceux qui n’ont pas été éradiqués jusqu’au dernier, comme les Indiens de Patagonie, vivent à la marge de notre société, ils alimentent encore en exotisme notre imaginaire et se dissolvent lentement avec l’aide de l’alcool et du SIDA. Quelques grandes traditions culturelles résistent bien. Si les cultures d’inspiration bouddhiste, confucéenne ou hindouiste sont pour l’instant alignées sur des positions de compromis avec des prototypes splendides comme l’informaticien Indien ou l’homme d’affaire Chinois, il n’en est pas de même de la nébuleuse qui s’inspire de la tradition islamique. D’origine arabe la dominante anthropologique est le mariage endogamique avec une importante différence de statut social entre les hommes et les femmes. En accord avec une vision forte de la communauté des croyants et avec la vision de la loi comme étant la "loi de Dieu" qui n’est pas négociable, la séparation entre le spirituel et le temporel n’est pas théoriquement à l’ordre du jour. ( si l’occident met un peu de politique partout, dans la tradition islamique il y a de la religion partout…). Pendant de longues périodes ces deux modèles ont pu vivre en bon voisinage, mais depuis la crise du pétrole de 1974 les relations se sont tendues. La société de consommation, qui était jusqu’alors l’horizon normal de l’humanité, a brutalement fermé ses portes. Les classes moyennes qui se voyaient déjà aller au cinéma en limousine, ont compris qu’elles n’auraient droit qu’à la mobylette. A quoi bon faire des efforts sur ses convictions et ses coutumes si l’avenir proposé n’est plus qu’un sous produit de la société occidentale ? L’argent du pétrole loin de faire liant entre les deux modèles a au contraire exacerbé la rage de ceux qui par leurs études croyaient avoir gagné leur ticket d’entrée et qui voyaient quelques élites corrompues profiter à plein des avantages de la fortune.

Depuis cette époque, en France, la situation n’a fait que se dégrader, l’intégration qui pourtant n’avait pas si mal commencée, est devenu problématique. Le choix d’un urbanisme ségrégatif a géographiquement déclassé une grande partie de cette communauté. L’Éducation Nationale, qui sous couvert d’efficacité et de modernité, en favorisant dans ses critères de sélection les points faibles des jeunes issus de l’immigration a favorisé la marginalisation sociale. De plus au nom du légitime respect de l’identité des communautés on a renoncé à tout ce qui pouvait apparaître comme une volonté d’assimilation.

Au niveau international le choix, par une infime minorité d’intégristes jusqu’au boutistes du terrorisme, a fait perdre le sang froid à l’occident, qui s’est lancé dans des guerres en Afghanistan et en Irak avec des justifications paradoxales du style : "je vous envahis pour apporter la démocratie". Le vieux conflit Israélo-Palestinien qui a pour le moins été traité par l’occident avec une totale dissymétrie n’a fait qu’envenimer le sentiment de persécution des communautés plus ou moins liées au monde arabo-musulman.

Le discours s’est radicalisé, après un couplet sur la tolérance religieuse et la liberté de conscience, le modèle d’en face est déclaré monstrueux. Le mot "éradication" revient souvent à la bouche des dirigeants et si certains font encore l’effort de parler du concept abstrait de terrorisme, il est clair que notre société est prête à payer le prix qu’il faudra pour éliminer physiquement ses adversaires et cela au nom des droits de l’homme ! "Qui n’est pas avec nous est contre nous", disait le président Bush. Dans nos démocraties superficielles le discours majoritaire devient "vérité", que faire quand il devient paroles d’intolérance ?

Ce voile, dérisoire pour certains, est vu par d’autres comme une déclaration de guerre. De plus, chaque cas particulier cache une énorme complexité ; soumission, acceptée ou non, à la domination masculine ou protection par rapport à cette même domination, expression d’identité religieuse ou communautaire et même parfois instrumentalisation subtile par des jeunes filles qui l’utilisent pour se forger une identité.

Il est surprenant de lire sur ce sujet des points de vue argumentés, raisonnables, venant de personnes a priori de bonne foi et complètement contradictoires ! Faut-il ajouter dans ce débat une opinion sur une possible nouvelle loi ? Comment s’exprimer sur ce sujet sans passer pour liberticide ? Faut-il défendre la liberté de tout un chacun de se vêtir comme il veut ou défendre la liberté de certaines filles qui ne veulent pas subir l’obligation de porter le voile qui leur est souvent imposé par des ultras de leur communauté ? Faut-il se battre pour que l’espace éducatif ou plus largement administratif soit un lieu neutre où, riches, pauvres, chrétien, arabes, corses etc… abandonnent leurs identités communautaires pour mieux construire leur statut de citoyen ?

La "laïcité" vient du mot grec laos qui signifie le peuple et elle a pour but de faire un monde commun en tenant compte des différences. Si la tolérance laisse penser à une majorité qui laisse vivre tranquille une minorité, la laïcité au contraire pose par principe l’égalité en dignité et en droit de tous, quelle que soit son identité religieuse, culturelle, ethnique et sociale. Cela implique donc la totale liberté de conscience et le respect des pratiques qui ne nuisent pas aux autres membres de la communauté. L’implicite politique reste cependant la volonté de faire peuple, ce qui revient à mettre plutôt en avant ce qui unit plutôt que ce qui divise. (H.Pena-Ruiz appelle cela : "la fraternité"). Cela conduit à laisser dans l’espace privé les facteurs potentiels de polémiques et notamment la religion. A partir de ces grands principes il y a deux modèles possibles qui en pratique se mélangent plus ou moins :

- On peut envisager la société comme une sorte de fédération de communautés de même dignité où le citoyen a des droits adaptés à son appartenance communautaire. Le peuple est alors constitué d’un assemblage complexe de groupes qui se distinguent par leurs coutumes, leur religion, leur origine ethnique, leur sexe, leurs pratiques sexuelles etc.. Il y a plusieurs frontières entre privé et public, Une première protège l’individu, une deuxième sépare la communauté du reste de l’espace public général. Dans cette logique on rencontre des quotas, des textes sur la parité et de la discrimination positive, avec un avantage indéniable pour les communautés qui non seulement jouissent d’une grande liberté de comportement mais aussi d’une aide précieuse pour lutter contre les inégalités sociologiques.

- L’autre possibilité est de considérer la société comme une collection d’individus ayant tous les mêmes droits et devoirs, sans distinction de fortune, d’origine, de religion, de sexe, etc.. Pour éviter les conflits et pour favoriser l’égalité de traitement, cela impose de ne pas "trop" faire état d’appartenances particulières dans l’espace public. C’est la tradition républicaine française de la blouse grise, abandonnée depuis que tout le monde ou presque peut payer des habits très corrects aux écoliers. Cette tradition est de plus en plus en difficulté par rapport à la montée en puissance au niveau mondial du modèle anglo-saxon qui est lui beaucoup plus communautariste mais aussi en raison du dévoilement d’inégalités sociales fortes qui étaient refoulées sous des prétextes d’égalité ! Mettre en avant l’handicap scolaire des fils d’immigrés et lutter contre cette inégalité, c’est aussi construire de la communauté !

Il n’y a que les naïfs qui croient que les choses sont simples, même les valeurs sont conflictuelles, et les raisonnements qui paraissent les plus solides manquent souvent de recul. Par tempérament libertaire j’aime bien une certaine dose d’auto-organisation de la société quitte à utiliser en cas de problème la jurisprudence plutôt qu’une pléthore de lois. Je n’avais pas apprécié en son temps la demande par L. Jospin d’un avis au Conseil d’État et si une loi clarifie les ambiguïtés, pourquoi pas, à condition qu’elle soit modérée et n’augmente pas le sentiment de discrimination négative actuel. Si on arrive en renouant le dialogue à éviter une loi, tant mieux ! Sur ce point, l’arrogance affichée par Nicolas Sarkosy lors de son débat avec Tariq Ramadan me laisse sceptique.

Le fond de la question reste pour moi : comment remettre de l’huile dans les rouages du vivre ensemble au niveau local, national et mondial, plutôt que sur le feu de la haine plus ou moins inconsciente qui prospère en ce moment ?