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  L’enfumage politico-médiatique

samedi 3 janvier 2015, par François-Xavier Barandiaran

Le 3 décembre dernier, Gaël Giraud – économiste hétérodoxe et jésuite, de surcroît – était l’invité de P. Cohen, dans la matinale de France Inter, suite à la parution en français du livre « L’imposture économique » de l’australien Steve Keen, livre dont G.Giraud a assuré la direction scientifique de la traduction et écrit la préface. Petit événement médiatique, - méritant d’être signalé par sa rareté -, qui donnait la parole à la thèse de cet économiste iconoclaste venu du monde anglo-saxon. En effet, il dénonce les erreurs des économistes orthodoxes monétaristes soutenant le rôle des marchés financiers qui sont à l’origine de la crise actuelle.

Si je salue cette émission, c’est pour m’étonner aussitôt de ce que des voix divergentes de la vulgate officielle soient si rares dans nos médias. Pourtant, depuis plus de trois ans s’est constituée en France une association d’économistes « qui ne se résignent pas à la domination de l’orthodoxie néo-libérale ». Ce sont les Economistes atterrés : des centaines d’universitaires, de chercheurs, de professeurs, d’experts… qui cherchent à promouvoir un débat public sur la dette, les restrictions budgétaires, l’euro, les accords européens, etc. parce qu’ils pensent que « d’autres politiques sont possibles ». Pourquoi leur signature apparaît si rarement sur la presse écrite, sauf dans les publications non assujetties au système ? Pourquoi sont-ils si peu invités sur les plateaux de TV ? En leur lieu et place on voit défiler des « spécialistes de », des « économistes », des « politologues », des « experts en », etc. Invités au nom de leur supposée compétence, ils ne disent jamais « à partir d’où ils parlent ». Il n’est, pourtant, pas difficile de déceler dans leurs propos l’idéologie qu’ils défendent, leur « champ journalistique », si bien défini par P. Bourdieu. Ce sont « la voix de son maître », les coryphées du monde politico-médiatique qui nous gouverne. En effet, tous les grands médias écrits – quotidiens ou magazines - appartiennent à des capitaux financiers qui changent de main en créant des concentrations de plus en plus importantes. Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que les journalistes, tout en prétextant une supposée liberté éditoriale, soient devenus les thuriféraires de la société néo-libérale ? Et les médias audio-télévisuels suivent la même logique, avec quelques exceptions ponctuelles qui ne modifient pas essentiellement leur ligne de fond.

Depuis la révolution conservatrice de la fin du siècle dernier, c’est toujours le leitmotiv de Margaret Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative ». C’est le discours de l’UE, d’Angela Merkel, de la droite française – mais aussi du Gouvernement actuel -, de la majorité de tous les médias. On exclut ainsi tout débat, et qu’il soit envisageable de faire d’autres choix. Ce serait, pourtant, aux citoyens de décider s’ils optent pour une autre ligne politique. Mais, pour cela, il faudrait organiser le débat public, en commençant par donner des informations non frelatées.

Il en est ainsi à propos des chiffres du chômage, en France et ailleurs. Déjà qu’il n’est pas évident pour le citoyen lambda de jongler entre les données de Pôle emploi, de l’INSEE, du BIT (Bureau International du Travail), de connaître la définition des diverses catégories d’inscrits, les médias louvoient en ne parlant que des chômeurs de catégorie A pour la seule France métropolitaine : les chiffres sont moins impressionnants ! Ce qu’ils n’arrivent pas à camoufler, c’est que, si l’on part de la période de la présidence Sarkozy jusqu’au demi mandat de Hollande, le chômage est en augmentation constante, certains mois à raison de près de mille par jour ! Tenons-nous-en au nombre d’inscrits au Pôle emploi :

  3 200 000, au début du mandat de N. Sarkozy, en 2007

  4 300 000, en fin de mandat (chiffre que la droite ne veut pas qu’on rappelle)

  5 478 000, en novembre 2014, pour les catégories ABC (sans compter les 360 000 des catégories D et E, qui sont en contrat de formation, de reconversion ou de reclassement professionnel, ainsi que les contrats aidés)

Dans les statistiques européennes cela représente 10,4 % de la population active. Et c’est dans la comparaison de ce taux avec ceux de la Grande Bretagne et de l’Allemagne que nos éditocrates atteignent un degré supérieur de désinformation : 6 % pour la Grande Bretagne et 6,5 % pour l’Allemagne, à la fin de 2014. Voilà la France vaincue et coupable de n’avoir pas le courage de réaliser les réformes qui s’imposeraient pour faire diminuer le nombre de chômeurs et gagner la bataille de l’emploi : si les autres pays font mieux, c’est parce que, eux, ils ont procédé aux fameuses « réformes structurelles » ! Mais, regardons de plus près la réalité de ces deux bons élèves, que les médias français passent sous silence.

Grande Bretagne

Avec seulement 6 % de sans emploi et un chômage en diminution, le pays européen champion de la dérégulation totale serait notre premier modèle ! Ce qu’on omet de dire, c’est que cinq millions de britanniques ont des contrats « à zéro heures » : cela consiste à se tenir en disponibilité permanente, sans aucune garantie d’être employé, au cas où un employeur ferait appel pour des missions ne pouvant durer que quelques heures ! Accepter la flexibilité totale du travail – du salarié(e) -, alors que les obligations de l’entreprise sont réduites à néant. Cela crée des « jobs » et non des emplois : en effet, les britanniques sont habitués à effectuer plusieurs « jobs » par jour dans des entreprises différentes. En attendant, ils ne figurent pas sur les statistiques des demandeurs d’emploi. Une autre formule très répandue est celle de l’auto-entreprenariat. Est-ce là le modèle d’une société sans chômage ? Et, quand on est chômeur comptabilisé, on est obligé d’effectuer des travaux d’intérêt général, à raison de 30 heures par semaine pour une rémunération de 72 livres, soit 3 euros de l’heure ! C’est le système qui servira de modèle à la droite quand elle sera au pouvoir.

L’Allemagne

Pour nos journalistes et notre personnel politique, ce pays est l’éternel modèle et concurrent de la France : les titres de la presse nos informent que le chômage s’y situe autour de 5 %, le taux le plus bas depuis la réunification de 1990. Mais derrière cette désinformation se cache le maquillage des chiffres : comme la radiation des statistiques – tactique employée aussi dans d’autres pays, de façons diverses – des seniors de plus de 58 ans sans travail ou l’omission du déclin démographique chez notre voisin, où il y a de moins en moins de jeunes qui arrivent sur le marché du travail (facteur nullement négligeable quand on considère que depuis l’an 2000 la France a gagné plus de 4 millions d’habitants, alors que l’Allemagne en a perdu plus de 2 !). On nous rappelle –pour vanter son courage politique – que sous le gouvernement social-démocrate de Schröder l’Allemagne avait introduit la « réforme Hartz IV », mais on occulte que cette réforme a instauré les « mini-Jobs » payés 400 euros par mois, exempts de cotisation et d’assurance pour les employeurs. Ou encore les « un euro-jobs », les travaux d’intérêt public. Ce qui permet de ne pas comptabiliser parmi les chômeurs environ cinq millions d’adultes qui occupent des emplois dits « atypiques » ! Concernant notre modèle à imiter, voilà encore d’autres chiffres qu’on trouve hors des médias asservis à la doxa officielle : dans la puissante et riche Allemagne il y a entre 9 et 10 millions de précaires, et 16 % de la population se trouve sous le seuil de pauvreté. A la vérité, la récente mise en place d’un salaire minimum de 8,5 euros de l’heure – inférieur donc à celui de la France - entre le premier janvier 2015 et 2017 (sauf de nombreuses exceptions pour certaines catégories de salariés) crée pour des centaines de milliers de travailleurs une situation nouvelle, que la coalition au pouvoir a votée consensuellement et dont il faudra mesurer les effets dans quelques mois.

Au vu de ce qui précède, n’est-il pas mensonger de comparer ce qui n’est pas comparable, si on s’en tient aux seules statistiques officielles du chômage ? S’il est vrai que le modèle social varie d’un pays à un autre, on discerne nettement, néanmoins, la stratégie du néo-libéralisme au sein de l’Europe : il vaut mieux avoir un « job pourri » à temps partiel et mal rémunéré qu’être au chômage ! On arrive, ainsi, à baisser le fameux « coût du travail » en détruisant le statut du salariat, auquel se substitue progressivement celui du « précariat », comme l’avait analysé si justement le sociologue Robert Castel. C’est le choix qu’on offre aux jeunes générations entre être « travailleur pauvre » ou « chômeur pauvre ». Même en France, où la libéralisation des lois du travail n’a pas atteint les niveaux des deux pays cités, 87 % des contrats d’embauche signés au troisième trimestre de 2014 sont des CDD de plus en plus courts, et 1,7 d’inscrits au Pôle emploi appartiennent aux catégories B et C (à temps partiel). Sans cesse on nous rebat les oreilles avec ces « réformes structurelles » qui détricoteraient encore et encore le code du travail, qui feraient que les dépenses publiques diminueraient de 57 % à 50 %, ce qui représenterait entre 100 et 120 milliards qui viendraient s’ajouter aux concessions déjà accordées par Hollande au patronat. On nous dit que cela produirait le retour sûr de cette croissance – envisagée comme unique solution pour la création d’emplois – que beaucoup attendent… comme on pourrait attendre Godot !

C’est une incantation trompeuse, alors que d’autres rêvent que les technologies de la communication seront la solution en provoquant une révolution industrielle ou, selon les hypothèses de Rifkin, la « fin du travail » dans une « économie du partage » et du « coût marginal zéro » ! En attendant l’avènement de ce monde merveilleux (conte de fées ou conte de Noël), nous constatons tous la suppression de centaines de milliers de postes de travail, suite à l’automatisation qui décuple la productivité, suite aux délocalisations compétitives vers d’autres pays, parfois au sein même de l’Europe, au moyen du dumping social et des tricheries légales au niveau fiscal, comme vient de le montrer récemment le scandale LuxLeak.

Bien qu’en France la question du « partage du travail » soit devenue presque un tabou, il est temps de promouvoir un grand débat national et de discuter les projets avancés par les Verts, Nouvelle Donne ou le Front de Gauche, qui lient intimement la question écologique et la question sociale. Pas de solution pour l’une sans l’autre : il « faut mettre la question écologique au service de l’emploi » (D. Meda). Engager le « plan Marshal » de la formation et de la reconversion massive des chômeurs vers des emplois liés à la transition écologique. Cela ne fera pas disparaître complètement le chômage, mais amorcera une nouvelle économie moins dépendante des flux financiers et plus réaliste au regard des changements climatiques qui viennent.

Aux citoyens de décider s’il y a une alternative à ce véritable recul de civilisation auquel nous assistons.