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  Demain le monde

mardi 18 mars 2014, par François Saint Pierre

"Pour décider où nous voulons aller, n’oublions pas d’où nous venons" Jean-Marc Levy-Leblond, physicien.

" On peut parler de démocratie lorsqu’un système politique offre à la masse des gens ordinaires des opportunités sérieuses de participer et d’influer sur l’agenda politique à travers le débat public et des organisations autonomes et lorsque ces gens ordinaires utilisent effectivement ces opportunités." Colin Crouch, sociologue.

Le vingtième siècle a liquidé les utopies anciennes et avec Fukuyama a proclamé la fin de l’Histoire. Le présentisme qui a marqué la fin du siècle n’est pas l’ambitieux programme du "Ici et maintenant", ni le révolutionnaire "Du passé faisons table rase", mais plutôt le symptôme de la perte du sens de l’Histoire. Au sommet de sa gloire, oublieuse de son passé, l’énergivore société de consommation ne se souciait pas de l’avenir. Cet état d’apesanteur historique n’a pas duré bien longtemps, les tensions avec une partie du monde musulman, les inquiétantes incertitudes écologiques et la sévère crise économique nous ont ramenés à la dure réalité. L’Histoire continue et les nostalgies réactionnaires ou les désirs irrationnels ne sont pas suffisants pour permettre aux citoyens d’orienter un axe politique. S’il est difficile de ressortir du placard sans un sérieux toilettage les vieilles utopies, il n’est pas inutile de réinterroger les valeurs fondamentales qui ont poussé l’humanité à survivre et à progresser.

D’où venons-nous ?

Le progrès techno-scientifique qui a accompagné la maîtrise des énergies fossiles a permis d’augmenter la durée et la qualité de vie d’un bon nombre d’habitants de la planète et, en dehors de quelques rares périodes de récession, les enfants vivaient plutôt mieux que les parents. En deux millions d’années l’humanité s’est imposée sur ses concurrents et elle a rempli le projet cartésien d’être "Comme maître et possesseur de la nature". Homo sapiens avec sa capacité de coopération, décuplée par l’usage de la langue, a construit des civilisations respectables. Cette longue épopée qui semblait sans limites devient incertaine. Pour les plus optimistes les difficultés actuelles sont encore interprétables comme une fluctuation normale de l’économie et de la politique. On trouve encore des socialistes, comme Pascal Lamy, qui affichent une foi inébranlable dans l’avenir grâce à la capacité du marché à se réguler par des accords commerciaux, mais pour beaucoup le monde de demain ne peut être envisagé comme le simple prolongement positif de celui d’aujourd’hui.

La révolution industrielle n’a pas eu beaucoup d’états d’âme envers les ressources naturelles. Depuis les années 70 les scientifiques tirent la sonnette d’alarme de plus en plus fort, mais l’emprise des lobbies économiques et financiers sur la gouvernance mondiale empêche l’indispensable changement de cap. L’équilibre entre la rente du capital et les revenus du travail évolue sous la pression de la finance et de l’élite dirigeante en défaveur des travailleurs. Les inégalités atteignent des niveaux jamais atteints dans l’histoire et la stagnation actuelle se traduit pour la plupart par une cruelle récession. La crise économique a conduit les politiques à transformer les dettes privées en dettes publiques pour éviter de remettre en cause le système économique mondial. Ce choix était basé sur l’idée d’une crise conjoncturelle provoquée au départ par la crise des subprimes et le peu de sérieux des montages financiers des banques. Les grandes entreprises mondiales, en cohérence avec leur croyance en l’efficacité d’un libéralisme toujours plus dérégulé, ont naïvement pensé que la croissance naturelle des pays émergents suffirait à relancer la dynamique économique mondiale. Beaucoup de pays considérés comme riches sont rentrés dans le piège de la dette, oubliant que ce fardeau a lourdement compromis le développement de ce que l’on appelait le "tiers-monde". Plus qu’une crise localisée, l’économie mondiale est face à l’essoufflement d’un modèle de croissance qui se heurte aux limites objectives des ressources et des capacités de régénération de la planète.

Face aux difficultés beaucoup espèrent que des découvertes majeures vont relancer notre capacité d’action sur le monde. L’arrivée d’énergies nouvelles, renouvelables à l’infini et non polluantes, pourrait effectivement redynamiser la production industrielle sans accélérer les processus de dégradation de l’environnement. C’est cet espoir un peu illusoire de relancer un jour la croissance du PIB mondial qui sert de justification à ceux qui ne veulent pas changer d’orientation économique et politique. Les découvertes techniques et la révolution numérique n’ont pas fini de transformer nos modes de vie, mais ces nouveautés n’engendrent pas beaucoup d’emplois et ne relanceront certainement pas l’ancien modèle économique.

En pleine période d’euphorie économique, alimentée par la mondialisation du productivisme, le capitalisme à fait évoluer profondément son idéologie. Pour justifier la mainmise de la finance et de l’économie sur les structures politiques, l’utilitarisme classique est devenu "théorie de la justice" : John Rawls a expliqué savamment qu’à partir du moment où personne ne s’appauvrissait, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Fameuse théorie du ruissellement, adossée au mythe d’une expansion infinie de l’économie, qui justifie les pires inégalités en faisant croire qu’elles profitent à tous. Théorisation qui a accompagné l’abandon des valeurs de solidarité et de coopération au profit de la compétitivité et de la concurrence. La réussite individuelle en quelques années est quasiment devenue mesurable à l’aune de la capacité financière.

Le peuple, fondement de la démocratie, n’existe que par les solidarités qu’il implique, l’individualisme idéologique et la montée en puissance des multinationales ont accompagné l’affaiblissement des souverainetés nationales. Seules les très grandes puissances ont continué à avoir droit au chapitre ; rester dans la cour des grands a été la principale motivation à faire l’Europe. Le choix d’une Europe des Nations, en ne jouant que sur l’aspect normatif et commercial, a participé à la déliquescence de la souveraineté nationale, sans pour autant donner un poids politique à cette entité nouvelle. Les solidarités nationales abandonnées par des gouvernements libéraux n’ont pas été remplacées par une solidarité européenne, c’est le fondement de l’amertume des classes populaires envers la construction européenne.

Depuis le début de la crise de 2008, la structure administrative européenne a tenté d’imposer à chaque Etat le respect de normes économiques, mais n’a jamais proposé une vision commune. De la même manière, l’ONU se contente, quand il y a unanimité au Conseil de Sécurité, de faire les gros yeux à quelques petits dictateurs, mais cette organisation est incapable de promouvoir efficacement une politique mondiale contre la pauvreté ou le changement climatique. La supranationalité, avec un réel principe de subsidiarité qui permette une forte autonomie locale, reste à inventer et il faudra l’imposer aux puissants lobbies économiques qui préfèrent manipuler de manière indépendante des États déjà fortement affaiblis.

Avec le principe d’égalité la démocratie doit traduire en gouvernance la volonté populaire. Le vote est un des moyens d’expression légitime de cette volonté populaire. La facilité que l’argent donne, à ceux qui en ont, de biaiser l’opinion publique a conduit à favoriser cette forme démocratique au détriment des autres formes d’expression populaire. Dans les pays dit démocratiques il semble actuellement impossible d’accéder au pouvoir sans avoir des soutiens financiers extrêmement importants. Sauf pour quelques élus locaux, nos dirigeants donnent trop souvent l’impression de n’être que des gérants du capitalisme mondialisé, cooptés en dépit des apparences démocratiques par les grands lobbies internationaux.

Les pays émergents qui rattrapent leur retard économique, comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, peuvent gérer sans trop de difficultés les crises politiques internes. Les pays qui sont en récession ou en stagnation ont beaucoup de difficultés à maîtriser les mécontentements. Le capitalisme financier, un peu comme les pyramides de Ponzi (cf. Bernard Madoff), ne sait pas gérer la stagnation induite par l’épuisement des ressources naturelles. La calamiteuse gestion mondiale de la crise de 1929 n’est pas faite pour nous rassurer.

Après deux siècles de révolution industrielle le bilan est nettement moins bon qu’espéré. Certes, la qualité de vie a progressé pour beaucoup, mais au prix de conséquences environnementales dramatiques et avec à l’arrivée un système social et politique peu satisfaisant. L’avenir de l’humanité n’est pas écrit, mais s’interroger sur le futur peut permettre d’élargir l’horizon des possibles.

Quelles orientations ?

Si on ne met pas la contrainte d’un peu de réalisme, répondre à la question "Dans quel monde voulons-nous vivre ?" est sans intérêt. L’abondance et la vertu sont généralement invoquées, ces deux aspects méritent d’être précisés, mais ce qui compte c’est de proposer des stratégies politiques pragmatiques et cohérentes avec notre vision à long terme du monde que nous voulons.

L’ère de l’abondance de produits industriels n’est pas terminée, par contre, vu la finitude des ressources en matières premières, l’ère du gaspillage doit absolument prendre fin rapidement. Par la suite il faudra revenir à une certaine frugalité, ce qui ne signifie pas pour autant le retour à la lampe à huile. Cette évolution est amorcée et le temps où la planète était vue comme un espace infini est bien révolu. La finitude remet en question toute la philosophie du libéralisme, dans un monde sans limite la richesse des uns peut ne pas pénaliser la vie des plus pauvres. Dans un monde limité la question du partage se pose différemment. Le riche, qui produit par sa consommation des dizaines de tonnes de CO2, induit des effets négatifs sur tous les habitants de la planète. Il n’est pas illégitime dans l’intérêt collectif d’interdire la richesse excessive. Notre appartenance commune à une planète finie disqualifie la croyance en une totale autorégulation libérale par les marchés. Non seulement la nature a la valeur que nous lui accordons, mais elle a aussi une valeur intrinsèque que nous devons aussi respecter. A l’heure de l’anthropocène, notre destin s’inscrit aussi dans celui de la terre.

Si le moralisme primaire, comme l’a montré Machiavel, ne s’applique pas simplement aux responsables politiques, la question éthique est bien au cœur de la gouvernance. Être moral, c’est être conforme à ses appartenances. Une appartenance, c’est avoir du commun, une histoire, un récit, une langue, une caractéristique, des biens, etc. Chacun a plusieurs appartenances et ces dernières évoluent dans le temps ; parfois dans des situations exceptionnelles ces appartenances peuvent être en conflit. Les normes induites par chaque appartenance ne sont pas toutes identiques, mais chacun sait comment bien se comporter dans un groupe donné et en cas de conflit sait bien établir une hiérarchisation des normes. Pour autant tout le monde ne valorise pas les mêmes appartenances, la nation qui a eu son heure de gloire n’occupe plus le haut du pavé, la famille résiste assez bien, mais le couple s’effrite, l’appartenance européenne existe bien, mais elle est considérée comme secondaire. La numérisation du monde et Internet font apparaître de nouvelles appartenances, moins liées au territoire, mais ces appartenances, qui correspondent à des liens sociaux faibles, n’induisent pas en général des solidarités consistantes.

La démesure est une des caractéristiques de l’idéologie ultralibérale qui est dans la continuité de l’hubris de l’accumulation, que pointait déjà Aristote dans l’antiquité. La démocratie, par son principe d’égalité de tous, se heurte frontalement au pouvoir associé à la propriété privée. La fortune construit des dynasties qui ont objectivement intérêt à favoriser un principe oligarchique. Avec l’aide plus ou moins bien rémunérée d’élites compétentes les possédants ont eu en général la maîtrise du système politique. Si, pendant certaines rares périodes, le peuple a réussi à retrouver son compte, en ce moment l’obsession accumulative du capital financier compromet non seulement la qualité de vie actuelle, mais aussi celle des générations futures.

Ce qui nous a constitué en tant qu’humanité dans une histoire longue et qui constitue le fondement d’une morale humaine, c’est bien la coopération et le dialogue permis par le langage et non la concurrence ou l’individualisme. L’appartenance à l’humanité commence à émerger dans la conscience citoyenne, le monde demain devra s’organiser en s’appuyant sur l’émergence de la pensée que nous avons une histoire, une culture et des biens en commun. Il est impossible de concevoir notre avenir comme séparé de celui des autres peuples. L’immigration, qui a commencé avec le début de l’humanité par le brassage génétique qu’elle a imposé, nous a constitués en tant qu’espèce humaine et nous devons soutien, assistance et, quand cela est nécessaire, accueil aux populations en souffrance. Le monde est déjà là, et il n’est pas figé, nous n’avons pas à le définir, mais à participer positivement à sa transformation. Mettre en place des processus de fonctionnement acceptables est une ambition raisonnable. C’est au nom des valeurs qui nous ont portés qu’il faut s’adapter aux nouvelles conditions et changer de cap.

Quelques éléments pour une stratégie.

La complexité du monde rend impossible l’établissement d’une stratégie exhaustive. Le monde que nous voulons demain sera à construire par ceux qui nous succéderont, mais cela ne nous exonère pas d’une analyse qui nous permette de guider nos actions "ici et maintenant".

- L’économie

La dette, si elle est légitime, mérite a priori d’être respectée, mais, il y a plus de 2500 ans, Solon, homme d’État athénien, a estimé qu’une dette ne pouvait pas conduire à transformer un citoyen en esclave et ce fut le début de la démocratie. La légitimité de la dette est toujours à interroger, les taux d’intérêts ne doivent pas être usuriers et ils doivent être facilement révisables à la baisse sans pénalités. L’avantage cumulatif du patrimoine doit être tempéré par des mécanismes de compensations à tous les niveaux pour éviter de favoriser ce qui est la source fondamentale des inégalités, y compris au niveau international. La finance internationale avec ses nombreuses possibilités de repli dans les paradis fiscaux doit être plus sérieusement contrôlée. Il faut étendre la définition de ce qu’est un bien commun pour que la politique puisse reprendre la main sur le climat, la qualité de l’eau et de l’air ou sur les ressources naturelles. Même si la régulation par la loi de l’offre et de la demande peut avoir son utilité, en présence de biens collectifs le marché est défaillant, il est donc urgent d’étendre le domaine de la gratuité. Le monde productiviste marchand a pris trop d’importance, il faut redéfinir la frontière qui le sépare du monde non concurrentiel.

- Le système politique

Notre constitution est de plus en plus obsolète, beaucoup trop présidentialiste et pas assez parlementaire, une évolution radicale est indispensable. L’Europe est une supranationalité politiquement faible et sans moyens financiers pour faire la moindre politique sociale. Faire une Europe marchande avec quelques normes a été une illusion qui devient contre productive pour les pays qui sont les moins armés dans la course à la productivité concurrentielle. La gouvernance mondiale est pour l’instant caricaturale, tellement le droit de véto des membres permanents du Conseil de sécurité rend l’ONU impuissante. Face aux enjeux écologiques mondiaux il devient de plus en plus évident que la négociation interétatique amorcée depuis quelques années n’est pas à la hauteur du péril, il faut inventer une « Gaïa démocratie ». Définir des règles minimales, comme le non cumul, la non répétition illimitée, la capacité de contrôle et de révocation. Redéfinir le peuple comme instance d’initiative de processus démocratiques par la mise en place de mécanismes qui donnent du pouvoir ailleurs que dans le système représentatif, comme le tirage au sort ou l’organisation indépendante du débat public. Le principe d’égalité, pensé en général entre les citoyens d’une nation, doit pouvoir s’étendre à un principe d’égalité entre humains, cela suppose de prendre le discours des droits de l’homme au sérieux, de faire lien entre le concept de peuple et celui d’humanité et de repenser les nombreuses articulations entre le local et le global.

- Anthropologie

La culture dans son acception la plus large est un bien commun indispensable. Le savoir est un outil d’émancipation et il doit pouvoir fonctionner comme instance de régulation si on ne veut pas retrouver une oligarchie des compétents : il faut éviter de mettre les scientifiques sous la dépendance directe ou indirecte du pouvoir. L’émergence extrêmement forte du numérique et d’Internet doit se faire aussi dans une logique de bien collectif mondial. Cela nécessite à la fois une mise à distance des puissances d’argent, mais aussi le refus des emprises étatiques.

L’homme s’extrait lentement des déterminants de la nature et de ses 6 millions d’années d’histoire pendant lesquelles il a construit des systèmes sociaux fondés sur le patriarcat qui ne sont plus conformes à notre vision actuelle. Il est indispensable d’évoluer rapidement, mais pour le faire sans dégâts il est nécessaire de favoriser le débat sociétal en l’inscrivant sur une perspective de long terme.

Bilan provisoire

L’utopie, c’est de croire que des citoyens autonomes et en capacité de débattre peuvent prendre conscience de l’intérêt général et donc orienter positivement les choix qui engagent la collectivité des humains, bien mieux en tout cas que les puissances financières, même lorsqu’elles se font aider par des cohortes d’experts en tout genre.