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  Jusqu’où la justice peut-elle être injuste ?

mercredi 3 décembre 2008, par François Saint Pierre

La justice peut se tromper et cela est toujours arrivé, mais une bonne justice doit avoir suffisamment de moyens et des procédures suffisamment fiables pour ne pas trop dépendre des inévitables erreurs humaines. La justice se veut autonome et affirme toujours son inscription dans une longue tradition, pourtant ses jugements s’appuient sur des lois votées par le parlement et son fonctionnement dépend directement des moyens que lui octroie le pouvoir exécutif. Notre société a beaucoup évolué depuis quelques années, et maintenant c’est au tour de la justice de changer profondément de visage. Les indices de sa déstabilisation son nombreux, l’insatisfaction de la population est forte et l’inquiétude de tous le personnel judiciaire bien perceptible. L’évolution de notre justice est en partie influencée par la mondialisation mais c’est le gouvernement qui semble être le principal acteur du changement. Va-t-on vers une justice plus efficace, plus rapide, plus fiable et surtout plus juste au sens moral et philosophique du terme ? Pas si sûr malgré les belles promesses électorales.

Un exemple récent.

""L’association Droit au logement (DAL) d’une part et Les Enfants de Don Quichotte d’autre part, ont été condamnés, lundi 24 novembre, par le tribunal de police de Paris, pour avoir installé des tentes dans la capitale. Le tribunal a condamné l’association DAL à 12 000 euros d’amende pour avoir "à plus de 300 reprises" (un procès-verbal a été dressé pour chaque tente) commis une infraction de quatrième catégorie en ayant "embarrassé la voie publique en y laissant des objets ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques qui entravent ou diminuent la liberté ou la sûreté de passage", à savoir des tentes. Du 3 octobre au 15 décembre 2007, le DAL avait organisé rue de la Banque, dans le deuxième arrondissement de Paris, le campement de 374 familles (1 500 personnes environ) de mal-logés, vivant à l’hôtel ou dans des appartements insalubres, et revendiquant un logement digne. 32 000 euros d’amende avaient été requis par le ministère public lors de l’audience, le 3 février. Dans un autre jugement, le tribunal s’est montré plus clément avec Les Enfants de Don Quichotte. L’association a échappé à l’amende de 1 875 euros requise à son encontre, mais a cependant été condamnée à la confiscation de 198 tentes installées illégalement, il y a près d’un an"" AFP/ Le Monde 24/11/2008

La justice puni ceux qui ne respectent pas la loi et la loi interdit d’embarrasser la voie publique. Dans ce cas c’est l’État qui a poursuivi l’association, estimant que l’attitude du DAL avait pénalisé les parisiens qui utilisaient habituellement cette voie publique. La justice est fondamentalement le garant du bon fonctionnement de la société. Pourtant cette application littérale de l’article R. 644-2 du Code pénal surprend. Même le Haut Commissaire aux solidarités actives demande à l’État de passer l’éponge : « On ne met pas à genoux des associations en les condamnant à des amendes parce qu’elles ont fait ce type d’actions. (...) Vous ne m’ôterez pas de l’idée que ces modes d’actions d’un certain nombre d’associations sont nécessaires. » Martin Hirsch.

La justice avait pourtant bien des moyens d’éviter la condamnation.

- En n’engageant pas de procédures contre les associations

- En faisant référence à L’article 122-7 du code pénal qui affirme que celui qui commet une infraction par nécessité ne doit pas être condamné. Nécessité bien réelle devant l’inaction des gouvernants face au manque flagrant de logements décents.

- En arguant du fait que ce n’était pas l’association proprement dite qui encombrait la voie publique mais des individus responsables de leurs actes. On aurait simplement du les condamner pour incitation à "embarrasser la voie publique". Délit qui n’est pas prévu dans le code pénal.

- On aurait pu invoquer les droits de l’homme, le droit à la dignité, le droit au logement, etc....

Une justice à la chaine.

Mais rien de tout cela n’a été fait. Le tribunal a choisi une application stricte d’un texte au détriment d’un autre. C’est une "justice au barème" (comme celle qui est appliqué traditionnellement en Chine), tel acte, telle sanction. Le tribunal n’a pas de temps à perdre, comme pour les infractions routières on pourrait automatiser complètement le processus. Actuellement un tiers seulement des affaires qui arrivent devant la justice aboutissent à un jugement, l’automaticité de la peine rendrait la justice plus efficace, plus rapide, peu couteuse, mais aussi bien plus inhumaine.

Pour se lancer à fond dans cette voie conforme à la nouvelle politique du chiffre, que le gouvernement veut mettre en place, il faut jeter par-dessus bord une longue tradition qui impose d’évaluer la responsabilité du présumé coupable avant de choisir la peine. Évaluation qui passe par :

- Une analyse précise des circonstances, qui peuvent atténuer la faute ou même dans certains cas justifier un acte qui peut au premier abord paraître répréhensible. Si un médecin conscient du danger avait jeté les lots de sang contaminé au début de la crise du SIDA, plutôt que de le laisser transfuser aux malades il aurait été dans un premier temps poursuivi, car ces poches de sang ne lui appartenaient pas, puis je l’espère, remercié.

- Une analyse de la personnalité du prévenu. Si c’est un mineur ou un malade mental, il peut être considéré comme irresponsable.

Depuis la dernière élection présidentielle, le gouvernement s’est attaqué fermement à ces deux obstacles, d’abord par la répétition d’un discours un peu sommaire sur ce qu’est la justice et ensuite par des lois qui petit à petit détricotent notre tradition judiciaire.

L’abandon de la notion de responsabilité.

En invoquant le côté thérapeutique pour les victimes de la tenue d’un procès, les cas d’irresponsabilités sont de plus en plus réduits, la commission Varinard propose de repenser l’ordonnance de 1945 sur les mineurs et de porter l’âge de la responsabilité pénale à 12 ans. La possibilité de juger un schizophrène ou un malade mental, clairement identifié irresponsable, semble admise de plus en plus. Tant pis si les prisons regorgent de malades mentaux que le système pénitentiaire est incapable de suivre correctement. Dans la justice royale le supplice servait à réactiver dans le peuple la représentation du pouvoir royal, dans la République la prison a pour fonction de permettre, au-delà de la punition, au condamné de se "corriger" et de redevenir ensuite un citoyen comme les autres. L’enfermement doit permettre grâce à l’isolement, qui peut favoriser la méditation, et avec l’appui d’un accompagnement adéquat du prisonnier, une réinsertion sociale. De même la fonction du travail en prison est de favoriser la réintégration de l’individu dans le "corps productif". Le non-lieu psychiatrique prend son sens dans l’incapacité du tribunal à prononcer une peine qui ait la moindre signification. Revenir en arrière sur ce point c’est considérer que le rôle de la justice n’est plus que de punir.

Une gestion judiciaire des problèmes sociaux et politiques.

Cette logique sécuritaire conduit à traiter des problèmes sociaux et politiques, jadis sous la responsabilité de l’ensemble de l’État providence, par la mise à l’écart des délinquants, cela se traduit par une augmentation continue du nombre de personnes emprisonnées. En cette période de crise généralisée nos sociétés préfèrent un innocent maltraité ou en prison qu’un coupable en liberté. Peines planchers et mécanismes multiples pour alourdir les sanctions n’ont actuellement pour limites que la capacité d’accueil des prisons. Plus inquiétant : notre état de droit transforme rapidement un individu en délinquant... il suffit, par exemple, pour certains d’avoir des papiers périmés. La politique de prévention semble vouloir être toute reportée sur la Justice via un nouveau délit : celui d’être dangereux potentiellement. Ces mécanismes sont inspirés de la pratique antiterroriste, en effet tout le monde comprends facilement qu’il est plus important d’éviter un attentat que de condamner les coupables, surtout quand il s’agit d’attentats suicides. Parfois les indices d’une culpabilité potentielle sont des faits assez précis mais souvent ces indices ne sont que des déclarations ou des textes plus ou moins ambigus. N’y a t-il pas là un risque fort de restriction de la liberté de pensée ? L’affaire des jeunes soupçonnés, essentiellement en raison de leurs écrits, dans les sabotages des lignes TGV est particulièrement inquiétante.

Notre justice se veut équilibrée et respectueuse des procédures mais faut-il accepter au nom de l’efficacité des procédures humiliantes pour les citoyens ? La vigueur de l’interpellation de l’ancien directeur de la publication du journal Libération pour une plainte très banale pose problème, mais la convocation à la même heure d’une vingtaine de prévenus pour une séance du tribunal relève de la même logique : celle d’un "excès de pouvoir" de la puissance publique par rapport aux droits du justiciable. Mépris pour le présumé innocent, mais aussi arrogance du pouvoir exécutif envers les magistrats. L’affaire du suicide d’un jeune en prison à Metz où le ministère a mise en cause de manière précipitée et humiliante des acteurs de l’institution judiciaire, alors même que les éléments déjà portés à la connaissance du ministère de la justice permettaient d’exclure leurs responsabilité, en est un exemple flagrant.

Une évolution inquiétante.

Les évolutions actuelles sont la traduction des transformations dans les mentalités. La justice n’est plus perçue comme étant rendue au nom de la République mais comme une instance d’arbitrage des conflits qui peuvent survenir entre individus, ou entre individus et la collectivité. Son rôle n’est plus de protéger la société en rappelant ce qu’est un comportement adéquat, mais de dédommager économiquement et symboliquement les victimes en punissant les coupables. Évolution des mentalités qui accompagne l’évolution politique néolibérale de notre système politique. Ce qui compte c’est l’accord de gré à gré, la puissance publique ne gardant pour seul rôle essentiel l’aspect sécuritaire. La justice est chargée avec plus ou moins d’autonomie de contraindre les citoyens à respecter les pouvoirs exécutif et législatif et c’est à travers les choix démocratiques qui concernent ces deux aspects que l’on peut peser sur elle. Les réformes actuelles de notre système judiciaire sont cohérentes avec nos choix électoraux qui depuis quelques années vont tous dans le sens du modèle libéral anglo-saxon présenté, en raison de sa meilleure croissance du PIB, comme l’idéal de référence. Les français demandent beaucoup à la justice, parfois un peu trop, mais les gens qu’ils élisent ne veulent pas y consacrer trop de moyen (au 23ème rang en Europe en terme de part du PIB par habitant) ni trop de réflexions. La situation de notre modèle pénitentiaire inquiète plus le Commissaire Européen aux droits de l’homme que nos élites politiques ou médiatiques. Aux États-Unis, pays qui nous sert de plus en plus de modèle, la prison est devenue une manière de gérer la pauvreté et l’inadaptation sociale, ils emprisonnent sept fois plus que nous et un jeune noir à une chance sur trois de passer par la case prison. Guantanamo ou Abou-Ghraïd n’a pas choqué outre mesure les américains, pourtant on peut se demander si tout cela est compatible avec l’idée que l’on peut se faire d’une démocratie.

Et demain...

Par ces temps de crise économique, énergétique, climatique, sociale, ne faut-il pas ajouter le concept de crise judiciaire ? L’occident est très fier de son efficacité économique, de son système démocratique et de ses droits de l’homme. Comme sur les grandes questions environnementales, devant les difficultés actuelles, ne faut-il pas remiser notre arrogance au placard et se remettre collectivement au travail de la construction d’une société plus juste ?