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  La "gauche de gauche" : refuge de la bonne conscience ou contre-pouvoir efficace ?

jeudi 22 mai 2003, par François Saint Pierre

La "gauche de gauche" :

refuge de la bonne conscience ou contre-pouvoir efficace ?

La gauche de la gauche ou la gauche de gauche suivant l’expression de Pierre Bourdieu est un concept, qui sous une apparente simplicité, cache une multiplicité de courants, de références, de doctrines, d’attitudes, de pratiques. On y trouve évidemment les membres des organisations bien structurées, les agitateurs des associations qui font vivre le mouvement social, les intellectuels qui occupent le terrain de la critique tout azimut, ceux qui dans les partis traditionnels luttent contre les forces centripètes, provoquées par la volonté de trouver "le consensus", mais aussi ceux qui sont nulle part et un peu partout, prêt à descendre dans la rue comme en 1995 et qui se retrouvent de moins en moins au moment des élections dans les discours des partis dit de gouvernement. Tout cela fait beaucoup de monde et laisse bien faible la gauche classique face à la droite. Celle-ci, grâce à sa rupture nette avec le F.N., a réussi à donner une impression de cohérence idéologique entre sa composante libérale et celle étatique, cela lui permet de dominer largement la vie politique française. Pour beaucoup, la dérive vers le social libéralisme, notamment de la gauche plurielle sous le gouvernement de Lionel Jospin est à l’origine de cette situation. Cette évolution est pour moi incontestable mais est-elle la cause de la faiblesse de la gauche ou la conséquence de difficultés plus profondes qui n’avaient pas été anticipées ? L’effondrement du communisme et les succès incontestables du capitalisme avec son idéologie libérale tantôt démocratique tantôt impériale auraient nécessité en contre-partie un projet de société, crédible aux regards des valeurs fondamentales d’une majorité. Le pragmatisme, qui doit être la capacité de faire des compromis pour orienter la société dans une direction forcement utopique, s’est lentement transformé en une gestion à coloration sociale des forces du "marché".

La classification de la gauche de la gauche n’est pas simple (anarchistes, gauchistes, situationnistes, altermondialistes…...). La sociologie de tous ces courants est riche d’informations et permet d’étudier quelques motivations pas forcement très nobles (l’ancien schéma : les prolétaires à gauche, les bourgeois à droite ne correspond plus à rien. De même les altermondialistes ou les gauchistes ne sont pas que des fils de bourgeois en crise existentielle). Les choix tactiques et stratégiques sont multiples, même si en France nous avons évité l’usage de la violence terroriste, il est difficile de mettre dans le même camp ceux qui refusent toute participation au système politique et ceux qui tout en le critiquant durement participent aux élections. Les valeurs qui servent de références sont souvent proches par leurs motivations morales mais les modèles de sociétés semblent quasi incompatibles.

La modernité a fait émerger de nouveaux enjeux politiques. L’écologie est arrivée sur le devant de la scène, avec les risques de pollutions et les crises climatiques et énergétiques. Les problématiques sociétales ou anthropologiques : féminisme, homosexualité, intégration, communautarisme, individualisme, sécurité….ont montré que les réponses au sein de gauche radicale pouvaient être contradictoires (cf. la parité). Non seulement l’analyse classique sur les questions de la propriété et du pouvoir politique ne s’est pas renouvelée, trop souvent cantonné au rapport de force entre communisme et capitalisme ou entre patrons et travailleurs, mais la jonction avec les nouveaux enjeux ne s’est pas faite.

L’absence en profondeur de cohérence conceptuelle mais aussi la modification de la géométrie de l’espace politique a transformé la gauche de la gauche en mosaïque désordonnée et relativement inefficace. Les progrès des techniques et des connaissances scientifiques ont permis de développer les capacités de productions de biens et de services de l’occident. Dans le même temps, l’extension des moyens de communication et de déplacement a entraîné un essor des échanges commerciaux et la construction d’une société de consommation transnationale. La globalisation économique et organisationnelle n’est pas le produit d’une volonté politique directe mais d’une histoire longue. La coupe du monde de football avec sa puissante fédération, l’explosion du tourisme de masse, la multiplication des échanges à travers Internet, la création de l’Union Européenne, sont autant les symptômes que les causes d’une profonde modification des appartenances. Le monde s’est fractalisé et la géographie de la solidarité et des instances de pouvoir n’est plus aussi intimement liée à la nation. La République, champ relativement clos, où la devise "liberté, égalité, fraternité", référence fondamentale pour la gauche, prenait tout son sens est mise en concurrence avec des appartenances multiples. Si des valeurs communes, se retrouvent dans la démocratie ou dans l’invocation aux "droits de l’homme", comment faire vivre une citoyenneté à géométrie variable autrement que par des défilés protestataires ? La démocratie est plus que jamais consensuelle, mais de quelle démocratie parle t-on ? La plupart des occidentaux n’ont pas voté lors de l’élection du président américain et c’est pourtant lui qui engage le plus notre avenir politique. Les E.U. qui se veulent le modèle par excellence ne respectent pas le droit international et en interne leurs élections sont minées par l’argent et l’indifférence, on est bien loin de l’égalité des droits, de la parole et du pouvoir de la devise athénienne. Même le libéralisme, idéologie du capitalisme, ne fonctionne pas quand il s’agit de subventionner les agricultures du Nord pour contrer celle du Sud, de payer les B52 ou de reconstruire l’Irak. La force de l’idéologie dominante actuelle est d’être du côté de l’unanimisme, difficile de contester l’usage de mots comme liberté ou égalité. La première victoire du capitalisme est rhétorique. L’opposant n’est plus caractériel, comme dans le temps en URSS, mais schizophrène. S’il est trop radical, il se coupe des sociaux libéraux déjà bien faibles et il sert à distraire le téléspectateur au journal de 20h par ses actions marginales. S’il fait alliance, il est dans le renoncement et se fait rouler dans la farine. La gauche de la gauche face à cette évolution des structures politiques a réagi soit par un durcissement dogmatique soit par une spécialisation dans la contestation. Elle ne sert plus de force de propositions ni d’aiguillon à la gauche de gouvernement. Du coup cette dernière n’est plus capable que de se définir par rapport à la droite (un peu plus de social dans l’économie et un peu plus de liberté dans les mœurs).

Pourtant un brin d’utopie, loin d’être un danger, est indispensable pour envisager l’avenir. La lucidité (notamment en matière écologique) et l’initiative tant sociale qu’économique ne sont pas toujours favorisées par la gestion au quotidien. Faire de la politique c’est assumer sa part de responsabilité dans la gestion du monde et non pas se donner bonne conscience, pour autant le militantisme au sein d’un parti de gouvernement n’est pas le seul engagement possible. Ce qui me paraît primordial, c’est d’établir par des rencontres multiples et par un travail de réflexion, une importante synergie entre tous les courants critiques et les partis traditionnels de gauche afin d’élaborer collectivement un modèle social-démocrate crédible, valable sur le plan national, pacifiquement universalisable et inclus dans une mondialisation à "visage humain". On peut avoir une pensée radicale tant globale que spécifique et agir localement avec les autres forces politiques, pourvu qu’il y ait suffisamment de points de convergence dans les objectifs. L’exemple de Lula au Brésil me fait pourtant terminer ce triste tableau sur une note optimiste et penser que l’on peut réduire la coupure entre gauche de gestion et gauche de protestation ou plus généralement entre morale et politique.

François Saint Pierre