Le Café Politique

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  Médiologie

samedi 10 janvier 2004, par François Saint Pierre

Prolongement des capacités humaines, les médias nous permettent de transporter ailleurs notre perception, nos paroles et nos représentations. Ils multiplient comme des organes artificiels notre présence au monde. Les sciences et les techniques signent là une des plus grandes victoires du "progrès". Images de Mars ou de la Lune sur des millions de téléviseurs, vidéo-conférences, webcam, etc…., Prométhée a de quoi être satisfait. La démocratie qui a vocation à l’universalité, avait besoin de sortir du cadre restreint du forum réel pour aller s’ébrouer dans les territoires virtuels générés par la radio, la télé ou Internet. Outils de communication, d’information et de culture les médias donnaient, il y a quelques années, l’impression que le grand projet des lumières, d’une alliance naturelle et constructive entre science et démocratie, allait pouvoir se réaliser. Quelques nostalgiques d’un hypothétique âge d’or et quelques "résistants à l’air du temps" minimisent leur immersion dans ce bain médiatique qui nous sert de liquide amniotique. Pour autant que ce soit de manière directe ou indirecte, notre vécu est fortement déterminé par les grands médias, et il vaut mieux à l’instar de Régis Debray essayer de les penser. Les religions et les pouvoirs politiques ont toujours considéré les médias comme une arme qu’il fallait utiliser avec intelligence, mais surtout ne pas laisser dans les mains des opposants. Arme à double tranchant qui génère ses experts et ses victimes. Impossible de faire une guerre moderne sans un puissant appareillage médiatique. Si les guerres anciennes se faisaient dans un corps à corps violent et sanglant, le virtuel médiatique donne l’impression d’avoir toujours les mains propres. Les conflits bien réels loin d’être atténués par les capacités de médiation actuellement à disposition, se nourrissent du combat idéologique arène favorite des médias. Arme extérieure mais aussi outil principal de la prise du pouvoir dans les démocraties, les médias sont devenus le principal instrument de légitimation dans l’espace politique. Les grands médias ne sont pas soumis aux pouvoirs politiques, et il ne faut pas leur prêter une volonté de mystification des masses. La plupart des journalistes sont légitimement persuadés d’être indépendants et objectifs, leur formation et leur recrutement conduit presque toujours à un profil type, et il n’est point besoin de faire la moindre pression idéologique pour qu’ils se conforment aux objectifs implicites des grands groupes économiques propriétaires des médias. L’ensemble du système est un énorme caramel mou hyper-tolérant qui absorbe les quelques déviants, et qui écrase par sa masse les petites entreprises indépendantes. La logique globale est actuellement celle du néolibéralisme impérial, que ce soit des entreprises d’Etat ou des groupes privés, avec à leur tête des marchands d’armes ou des entrepreneurs en bâtiments, cela n’a pas beaucoup d’importance. L’objectif est de faire de l’argent, et l’audimat en est la garantie (car cela permet de vendre un bon prix la transformation du consommateur de virtuel en consommateur réel) mais aussi de faire en sorte que cela dure (c’est l’idéologie de tous les gagnants). Tout cela se fait avec la complicité "démocratique" des citoyens qui, malgré leurs critiques virulentes, sont bien présents pour consommer la bouillie que leur préparent savamment nos professionnels. L’espace médiatique ne reflète pas le monde tel qu’il est, et ce n’est pas non plus la voix de son maître, c’est l’espace public où se configurent les représentations symboliques des principaux acteurs sociaux. Ces représentations sont le fruit des compromis issues des conflits qui traversent toute la société, pas étonnant d’y retrouver surtout la voix des dominants. Notre société a largement sous-estimé la difficulté à construire un espace démocratique non délimité par un territoire physique. La possibilité d’intervenir physiquement dans une réunion politique n’est pas remplacée par les chiffres de médiamétrie, ni par le sondage qui suit l’émission. La télévision ne peut pas remplacer toutes les fonctions de l’estrade du tribun politique et le spectacle des opinions préparé par les conseillers en communication et mis en scène avec précision par un animateur à la fois arbitre et maître du jeu, ne remplace pas totalement le débat. Les médias sont capables d’organiser un espace de confrontation spectaculaire, mais pas un lieu d’échange ou la parole de l’autre peut faire changer d’avis les interlocuteurs en présence. Dans les médias on ne se parle pas, on essaie influencer l’auditeur ou le téléspectateur. L’espace démocratique sous-entend la capacité à faire référence à des valeurs communes qui se sont construites au fil du temps. La radio et la télévision vivent dans l’instantanéité et quasiment sans mémoire, hors de l’histoire et bien loin des grands textes classiques qui ont donné du sens au parcours de l’humanité. L’occident n’évolue pas vers le modèle "Big Brother", mais vers un réseau auto-contrôlé et cela dans l’intérêt d’une minorité qui se transmet les bonnes positions sociales comme l’ancienne aristocratie. Les politiques sont bien dans la locomotive qui tire le convoi de marchandises qu’est devenu notre monde, mais leur rôle est de plus en plus marginal. Le système économique actuel contrôle à travers les médias l’essentiel des leviers idéologiques et l’ensemble est suffisamment robuste pour résister à l’aléatoire que représente la personnalité de tel ou tel dirigeant. Si on ne veut pas pour demain un "meilleur des mondes", version choc des civilisations ou version fin de l’histoire, écrit par les penseurs du Pentagone il va falloir réagir. L’aspect fondamentalement positif des médias nous a fait, comme dans d’autres grands problèmes (par exemple : industrie/écologie), sous-estimer le danger. Possibles instruments de culture et de liberté, les médias sont en train de devenir des armes d’asservissement et d’abêtissement, et cela avec le consentement des populations ! A la marge du système on peut toujours compter sur un usage intelligent d’Internet et sur le dynamisme des médias indépendants, contre-pouvoirs efficaces et indispensables. Les syndicats, les associations et les partis peuvent, dans les lieux de travail ou de vie sociale, espérer reprendre l’initiative, actuellement ce sont les médias qui non seulement organisent le débat politique mais c’est aussi encore eux qui choisissent les sujets qui méritent paroles ; immigration, sécurité, identité etc… Plus difficile encore : comment contraindre ces médias à respecter d’autres normes et d’autres valeurs que celles de l’audimat ? Demain on va nous expliquer que notre sécurité sociale est un luxe, des experts en tout genre vont défiler sur radios et écrans, après demain on nous expliquera que si la France est dans la merde économique, c’est la faute à l’Euro fort et ensuite on nous expliquera que grâce aux américains on a enrayé la montée du terrorisme etc…. etc…. Virer un gouvernement est toujours possible, mais il faut être sacrément utopiste pour espérer voir de si tôt des grands médias qui fassent avancer la démocratie.