vendredi 18 octobre 2024, par André Bellon
En remerciant les organisateurs de cette rencontre à la Sorbonne organisé par la revue Recherches internationales, je veux saluer leur volonté d’un bilan des défis que représente la question européenne. Au vu de la parution de cette revue, j’ai mesuré l’ampleur du sujet, mais aussi le nombre d’interrogations qui émergent.
Je vais commencer par une question, peut-être un peu inattendue : Qu’est-ce que la construction européenne ? Est-elle un être politique ? Dit autrement, y a-t-il, dans la construction européenne, une vie politique ou seulement des procédures ? D’après Aristote, la politique c’est la recherche d’un certain bien. Dans cette définition, il y a de toute évidence, l’idée d’un être collectif. Le « certain bien » était, sous l’ancien régime, selon Thomas d’Aquin, un « bien commun », sous la République, « l’intérêt général ». Je suis peut-être un peu rapide, mais je ne vois rien de tel dans le projet européen. Le seul lien est le marché. D’ailleurs, le mot le plus répandu dans les traités qui fondent l’union européenne est « concurrence ». Déjà, lors du vote sur le traité de Rome, le 18 janvier 1957, la question avait été posée par Pierre Mendès France qui vota contre le traité. Il déclare, dans son intervention : « le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté ou, tout au moins, tel qu’on nous le laisse connaître, est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes ».
Il faut bien voir que le libéralisme le plus pur, revenu comme l’alpha et l’omega des relations humaines, ne définit pas seulement les relations commerciales. Il sous-entend une philosophie : l’individu humain est avant tout un consommateur. Robinson Crusoé économique des temps modernes, il passe sa journée sur sa courbe d’indifférence, cherchant à maximiser sa satisfaction. Mendés France n’est pas le seul qui se soit inquiété de cette solitude. Ainsi, Léon Bourgeois, inventeur du solidarisme, grande figure de la 3ème République, déclarait déjà « L’individu isolé n’existe pas ». S’il existait, il n’y aurait pas de société, pas de contrat social. Pour ceux qui trouveraient mon inquiétude excessive, je rappellerai que c’est Madame Thatcher, un des principaux acteurs du tournant libéral des années 1980, qui proclamait « La société, ça n’existe pas ».
C’est encore Pierre Mendès France qui légitime son vote hostile au traité de Rome en déclarant « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale ». Il fait ainsi, dès 1957, le lien entre la conception économique et commerciale du marché commun européen et une vision de la société qui attaque les principes mêmes de la démocratie. Il marque ainsi la différence entre les Etats membres où existent un peuple, des citoyens, et l’union européenne où ces concepts se diluent.
Il faut bien voir que, jusqu’aux années 1970, la question démocratique n’était pas évoquée dans la construction européenne. Puis, devant l’accroissement de pouvoirs de la Commission de Bruxelles, la question est devenue prégnante, menant à la création du Parlement européen. Je remarquerai, dans ce cadre, l’emploi abusif du concept de « déficit démocratique », comme si, même face à cette question, on se sentait obligé d’employer un terme économique, comptable. Dire que la question de la démocratie dans l’union européenne n’est évoquée, depuis lors, que par des procédures et non par ses acteurs naturels, les citoyens, le peuple,… peut certes choquer. Elle n’en est pas moins réelle. Vous me permettrez, pour développer cette idée, d’utiliser le discours qu’a prononcé Dieter Grimm, ancien membre de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, au Collège de France le 29 mars 2017 où il était invité par Alain Supiot, dont nous connaissons les analyses critiques de la mondialisation :
« On comprend trop rarement que la question démocratique de l’Union européenne trouve sa source principale dans la transformation des traités européens en Constitution. C’est la conséquence de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dont les effets compromettent l’acceptation de l’intégration par les populations.
Jusqu’en 1963, il était admis que le droit européen relevait du droit international, et qu’à ce titre il n’obligeait que les États membres ; il ne pouvait avoir d’effets pour les individus d’un pays donné qu’après avoir été transposé dans son droit national. Tout au contraire, la CJUE de Luxembourg déclare cette année-là que les traités sont d’applicabilité directe (arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963). Cela veut dire que des droits subjectifs peuvent en dériver pour les individus, qui peuvent en réclamer le respect devant les tribunaux de leur pays sans attendre la transformation du droit européen en droit national.
(…)
La jurisprudence de la CJUE est souvent présentée comme une réussite pour la construction européenne. Pourtant, la médaille économique a un revers : la perte de légitimité de l’Union. Ce revers est devenu apparent quand les populations se sont aperçues que l’objet de l’intégration n’était plus seulement l’économie, mais aussi la politique, sans aucune chance pour elles d’influencer son développement ».
On remarquera ainsi que l’Etat de droit dont on nous rebat les oreilles n’est pas celui de Montesquieu, en particulier la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Il est ce que décide la Cour de justice de Luxembourg, tout particulièrement ce qui est nécessaire au bon fonctionnement du marché.
Dieter Grimm ajoute : « Cette hyperconstitutionnalisation mine la position de « maîtres des traités » attribuée traditionnellement aux États membres (…). Cependant, l’élévation du Parlement européen sur l’échelle institutionnelle contribuerait peu à la démocratisation. On peut même dire que la transformation de l’Union en un système parlementaire affaiblirait au lieu de renforcer la démocratie en Europe. À l’origine, la légitimation démocratique de l’Union émanait seulement des États membres. Le Conseil était l’organe central de l’Union et son seul législateur. Ses décisions étaient prises à l’unanimité. Par conséquent, nul État membre ne se trouvait soumis à un droit que ses organes démocratiques n’avaient pas approuvé. Si les citoyens n’étaient pas satisfaits de la politique européenne de leur gouvernement, ils pouvaient exprimer leur mécontentement lors des élections nationales. Le principe de l’unanimité a été restreint en 1987. Dans la plupart des matières, le Conseil peut maintenant décider à la majorité. Ainsi, il est devenu possible qu’un État membre soit soumis à une loi qui n’a pas été approuvée par ses organes démocratiquement élus et contrôlés. Affaiblir encore le Conseil réduirait sa légitimation externe sans pour autant augmenter sa légitimation interne.
Si on veut augmenter la légitimité de l’Union, il faut transférer les décisions vraiment politiques des organes administratifs et judiciaires vers les organes politiques. La seule possibilité d’y parvenir consiste à limiter les traités aux dispositions ayant un caractère constitutionnel ».
Ce discours de Dieter Grimm indique clairement que la conception de la démocratie que prétend développer l’Union européenne n’a rien à voir avec la philosophie qui sous-tend traditionnellement la nôtre. Comme le prévoyait avec lucidité Pierre Mendès France, il s’agit d’une démocratie d’expertise, c’est-à-dire d’une démocratie sans peuple. Cette évolution s’est faite lentement suivant la technique de la grenouille cuite à petit feu. Une nouvelle étape est prévue, conforme aux prévisions pessimistes de Dieter Grimm. C’est ce qu’on appelle le saut fédéral qui entend supprimer totalement l’unanimité dans les décisions du Conseil. Accepter ce tournant, c’est valider définitivement la conception technocratique contre notre conception de la démocratie. Cela risque d’être le point de non-retour. Vous avez peut-être vu l’appel des 50 qui demande un référendum sur cette question. En étant un des signataires, je me permets de lui donner sens ici. Je le fais d’autant plus que nous sommes le 28 mai. Demain est le 29, 19ème anniversaire du vote non des Français, ainsi que les Néerlandais et les Irlandais au Traité Constitutionnel Européen. Ce vote a été bafoué par la volonté du nouveau Président de la République, Nicolas Sarkozy, ave l’appui tacite, mais suffisant, de Francois Hollande, président du parti socialiste à l’époque. C’est ainsi qu’un nouveau traité, celui de Lisbonne a été voté par le congrès à Versailles, étape dans la dissolution des principes démocratiques.
Nous sommes aujourd’hui, devant un tournant historique. Dans ce type d’évènement, on sait généralement qu’un monde s’écroule et qu’on ignore plus ou moins vers où l’Histoire nous convie. La classe dirigeante, à l’inverse aujourd’hui, a décidé que rien ne doit changer, qu’elle sait que sa construction européenne est bonne et même qu’elle doit être renforcée. Pour ce faire, fière de sa supériorité et de son bon droit, elle cherche à éliminer un acteur gênant, le peuple, considérant qu’il ne comprend rien. C’est sans doute cela le sens de l’invention du mot « populisme », terme insultant destiné à légitimer un projet à rebours de l’Histoire : une démocratie sans peuple.
C’est devant ce projet que, justement, les évènements nous appellent à faire face.