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  Alimentation : en faire des tartines

dimanche 7 novembre 2021, par Pascal Meledandri

"- Il n’y a donc rien d’important pour toi ? - Si, trois choses : manger… et les deux autres je les ai oubliées." faisait dire Hugo Pratt au personnage de Raspoutine. Et Nietzsche, avec qui je déjeunais encore la semaine dernière, ajoutait entre deux curry-wurst, avec ce phrasé un peu littéraire et syphilitique qu’on lui connait tous : "Il est une question bien plus intéressante dont le « salut de l’homme » dépend beaucoup plus que de toutes les curiosités des théologiens : celle de l’alimentation (Ecce Homo)". Le fait est qu’en prenant les dix secondes nécessaires à toute réflexion profonde et définitive, il se trouve peu de thèmes plus partagés par le monde du vivant, que ce besoin constant d’assimiler des calories. Chez l’humain, à quelques exceptions près, ascètes yogis, militants forcenés, ou amoureux pathologiques, il prendrait même le pas sur cet autre impérieux besoin qui est celui de se reproduire. C’est dire la nature et l’importance de la nourriture dans nos existences. La bouffe, la graille, la tortore, la becquetance , la tambouille, la croûte, nous occupe, nous préoccupe, tous, partout, toujours, du levant au ponant, des glaces boréales aux terres australes, de la naissance à la mort, et vouloir l’ignorer c’est encore lui consacrer de l’énergie et de l’attention. 

Des cavernes les plus sombres, aux restaurants les plus étoilés , du chasseur cueilleur au robot de traite capable de soulager une vache de 30 litres de lait par jour, force est de reconnaître que notre aptitude à prélever et consommer de la nourriture dans notre environnement a considérablement évolué, permettant l’émerveillement des âmes simples (l’idée des robots de traite me fascine), une croissance constante de la population mondiale, une augmentation de ses besoins et par là même, la démultiplication des conséquences associées à ces activités : gaz à effet de serre, appauvrissement ou empoisonnement des sols, désertification, disparition de la biodiversité, pour ne citer que quelques-uns de ces sujets qui deviennent de plus en plus difficile à ignorer. Nous mangeons notre monde. Quelle que soit la taille que nos sens donnent à cette assiette, elle nous impose un bord, une limite. Le pessimisme nous fait craindre d’attaquer bientôt la porcelaine, l’optimisme nous fait espérer qu’il reste encore de la sauce et du pain. La sagesse, ou un cerveau façonné par des millions d’années d’une évolution essentiellement grégaire, voudrait qu’on se préoccupait d’une certaine économie de ce qui reste, quel qu’il soit, dans l’intérêt du groupe que nous constituons et de son avenir. Ainsi, à moins d’être un physicien résigné devant l’augmentation constante de l’entropie dans l’univers connu, ou un turfiste empressé de connaître l’ordre d’arrivée des quatre cavaliers de l’apocalypse, il apparaît assez raisonnablement qu’au-delà des préoccupations relatives à l’ingestion de ces calories indispensables, il y a à s’intéresser aux mécanismes qui permettent de les produire et de maintenir le plus longtemps et le plus efficacement possible leur disponibilité.

De surcroît, nous qui sommes des êtres exquis remontant à la plus haute antiquité, comme l’écrivait Vialatte, d’un simple média énergétique utile à la perpétuation de l’espèce, avons su faire un élément de culture, de plaisir et de santé. Quel voyageur n’a pas constaté combien la nourriture pouvait permettre d’échanger et de communiquer avec les peuples et les civilisations les plus déroutantes, permettant même de s’étonner que de la viande hachée, entre deux morceaux de pain et une sauce au vinaigre, pouvait constituer une alternative acceptable à la famine ? Quel esprit joyeux ne s’est pas attristé de ce que la fadeur de certaines endives, à l’instar des propos courageusement engagés d’un journaliste radio sur le service public, pouvait en rendre l’ingestion pénible et déprimante ? Quel trentenaire parisien n’a pas un jour pensé, après sa séance de yoga, qu’accompagner son pokebowl "avocat-quinoa-saumon" d’une bonne bouteille de vin "Nature" lui permettrait assurément une plus grande longévité ? Voilà bien ce que doit être notre alimentation : suffisante, savoureuse et salvatrice. 

Or, à l’instar du berger Paris avec sa pomme ses déesses, la satisfaction de ces impératifs peut apporter quelques tracas, et si ce n’est plus la guerre de Troie, c’est encore la guerre des trois. L’abondance s’obtient plus facilement au détriment du plaisir, le plaisir au détriment de la santé, la santé au renoncement à l’abondance. Si l’on ajoute à ces considérations que suivant les individus, la géographie et la temporalité, l’importance accordée à chacune de ces contraintes peut varier, quoi qu’en chantent les aèdes d’hier et d’aujourd’hui, on sent bien qu’il ne peut pas être trivial de définir comment notre alimentation doit être produite ou consommée.

Un autre point à considérer, c’est qu’à force de se hisser de l’épaule d’un géant à la clavicule d’un autre, le génie humain, puisant sans relâche au sein généreux de mère Nature, armé de progrès, de machines, et d’évolutions technologiques pour rendre la calorie abondante et variée (à défaut, hélas, d’être justement répartie entre tous) a rendu tous ceux qui peuvent faire le choix de ce qu’ils mangent, responsables des effets occasionnés par cet impérieux labeur. Et ceux-là, souvent, c’est nous. Les occasions de le percevoir se multiplient et il apparaît à nos estomacs repus que par les choix que nous faisons, nous pouvons modifier la production de cette nourriture. Que quelques magazines vantent les vertus de l’avocat ou les atouts du quinoa, que quelques influenceurs talentueux arrivent à nous persuader d’abandonner les laitages pour faire du fromage à base de noix de cajou, et déjà, ce sont des paysages, des écosystèmes, la santé, le travail, l’alimentation, et la vie de milliers de personnes, souvent loin de nos regards, qui se trouve impactée. Surtout, ce que ces épiphénomènes font apparaître en creux, c’est bien un "pouvoir" du consommateur, l’expression concrète d’une forme de démocratie participative et des conséquences qu’elle entraîne. A la différence d’autres domaines de nos vies qui requièrent des compétences et des curiosités rares, tel que le choix du mix-énergétique pour 2050, ou la taxation des échanges financiers, l’alimentation, en plus de nos estomacs, nourrit aisément deux sentiments. Le premier c’est l’idée d’un lien presque direct entre le producteur et le consommateur. On a vu qu’en quelques mois ou quelques années, le producteur peut produire ce que le consommateur demande, semblant mettre à notre disposition un moyen d’agir à court ou moyen terme. Le deuxième sentiment, si présent sous nos latitudes, si répandu dans nos attitudes, c’est qu’à la différence des deux exemples précités, le sujet semble plus simple à appréhender voire même à intuiter. Après tout, si nous avons rarement l’occasion de piloter les surtensions sur le réseau électrique français ou de détecter les mouvements d’effondrement dans les transactions boursières sur le marché secondaire, manger trois fois par jour devrait suffire à faire de nous, sinon des experts, au moins des amateurs éclairés du domaine. Nous connaissons nos goûts et nos besoins, nous disposons d’un sens moral et d’une connaissance des aliments riches en antioxydants, bons pour perdre du poids, rajeunir la peau, dissoudre la cellulite, guérir le cancer, restituer de l’azote dans les sols, capturer le CO2, réduire l’irrigation, en bref, le sujet, on l’a dit, nous intéresse et nous sommes avertis.  Mais nos connaissances sont malgré tout limitées, et bien souvent, ce que nous savons de la culture en terrasse, passe plutôt par de grands verres de bière posés sur des tables minuscules et accompagnés de cacahuètes. Il n’est pas si facile de savoir comment nous devrions utiliser ce pouvoir et de longues listes des approches possibles sont mises en avant. D’abord par le choix d’un mode de consommation : le véganisme, le BIO, le locavorisme, le flexitarisme et j’en oublie, ou encore par celui d’un mode de production qu’il conviendrait de faire adopter aux producteurs : la biodynamie, la permaculture, le sans-motorisation, le sans-intrants, le sans-intrants chimique, le sans intrants chimiques de synthèse, l’agriculture durable ,l’agriculture raisonnée, l’agriculture de précision, etc. 

Un tel foisonnement des approches, des plus farfelues aux plus rigoureuses, peut être un bon indicateur de la complexité du problème et renforcer au moins la conviction que toute solution simple sera probablement erronée, mais également, amener vers une perception assez angoissante du quotidien. Que celui qui n’a pas hésité devant le choix d’un simple concombre me jette la première tomate. D’autant qu’une autre raison de nous méfier serait également à chercher dans notre facilité à nous laisser tromper durablement pour tout ce qui touche à notre système digestif. Cette faiblesse, non seulement nous pousse naturellement à l’erreur, comme la pente savonneuse et le biais de confirmation classique, mais elle est si commune et si répandue qu’elle fait en outre l’objet d’une exploitation systématique par tous ceux à qui l’on fait confiance pour nous informer : depuis les journaliste les plus établis, aux différents groupes d’influences qui ont besoin d’idiots utiles pour alimenter le marché économique qui les rémunère, en passant par ces mandarins de la santé, tentés pour exister pendant quelques mois ou quelques années, d’avancer les théories les plus vendeuses et les plus originales. Un jour le vin rouge est bon pour le cœur, le lendemain c’est un danger qu’il faut éloigner des femmes enceintes, un jour le poisson est riche de toutes les vertus, le lendemain il est bourré de métaux lourds, un jour la controverse porte sur la viande, un autre c’est sur le café, les épinards, le beurre, et c’est ainsi dans tous les coins de nos assiettes, et tout est vrai. Il n’est pas d’étude scientifique du jour qui ne semble, à travers le prisme du sensationnalisme médiatique et de notre paresse satisfaite, troubler nos convictions de la veille. Se forger une opinion dans ce domaine revient à marcher sur les grandes plaques de glaces d’une banquise en débâcle : tout est glissant, instable et sans repère, tout nous afflige et nous nuit et conspire à nous nuire, comme disait Phèdre quand elle avait un petit coup de mou.

Bien sûr, il sera facile aux âmes supérieures de sourire finement devant les manifestations de ce qui semble prendre la forme de gentilles croyances pour vieilles dames seules dans les rayons "compléments alimentaires" de nos pharmacies, ou nous-même, de nous gausser des épaules à l’invention des "alicaments" ou de la "découverte" de quelque protéine exotique née sur les confins d’une terre lointaine, mais sommes-nous certain d’être bien étanches à toutes ces propositions plus ou moins étayées auxquelles nous avons, au fond, souvent envie de croire. N’avons-nous pas nos petites certitudes bien à nous, ces convictions personnelles que l’on s’est faites par des coïncidences heureuses, des corrélations évidentes, des guérisons inespérées  ? En matière de santé et de diététique par exemple, les méthodes sont simples et les poisons identifiés depuis longtemps. Il n’y a pas de régime miracle : pour perdre du poids il faut dépenser plus de calories qu’on en ingère et pour prendre du poids c’est l’inverse. Il faut manger de tout pour éviter les carences, et les poisons de notre alimentation sont liés à la consommation excessive de sel, de sucre, de gras, d’alcool, la dose fait le poison, et c’est à peu près tout. Le reste est, pour l’instant, à ranger sur l’étagère de l’anecdotique et du secondaire. Et pourtant les publications continuent d’affluer, de remplir des bibliothèques, des pages de magazines, des heures de vidéos, comme autant de signes de notre appétence pour les histoires fabuleuses ou les explications simples. 

A ce propos, d’ailleurs, un certain manque de pudeur ou une forme pervertie de générosité me pousserait à partager ma propre expérience, quand il s’est agi de me faire une opinion solide sur le BIO, tant comme mode de production que comme mode de consommation. Ses atouts sont présentés partout comme une évidence, personne dans les médias ne semble émettre le moindre doute quant à ses bénéfices. Au contraire, c’est presque une formule consacrée ou une variante de l’écriture inclusive. On ne dit plus "Prenez une carotte !" mais "Prenez une carotte, de préférence BIO !", on ne dit plus "Venez boire un coup !" mais "Prenez un verre, de préférence BIO !", on ne dit plus "Fichez le camp !" mais "Prenez la porte, de préférence BIO !". Moi-même, intuitivement, il me semblait assez convaincant de considérer qu’ajouter à nos aliments des poudres de perlimpinpin destinés à zigouiller des organismes vivants ne devait pas être bien bon, ni pour l’environnement ni pour la santé. Et effectivement, il n’est plus contesté que ces produits peuvent avoir des conséquences délétères sur les écosystèmes et sur les professionnels amenés à les manipuler, mais j’ai quand même essayé de savoir ce qu’il en était des risques et des dangers pour l’homme de la rue, "homo in platea" comme dirait Google Traduction. Après tout, depuis trente ans qu’on en parle, avec les technologies et les statisticiens disponibles, avec les enjeux financiers et le marché potentiel que tout nouveau mode de consommation représente, il devrait être facile de trouver des éléments solides pour étayer cette proposition si naturellement conforme au bon sens. Eh bien, étonnamment, en France en tous cas, une fois passé les premières désillusions d’apprendre qu’en fait le BIO utilisait quand même des intrants et dans des quantités pas forcément limitées, qu’il n’y avait pas d’obligation de résultat mais seulement de moyen, une fois écarté le journalisme tendancieux ou paresseux, et les sites internet plus ou moins ouvertement militants, il ne reste pas grand-chose. On devrait voir, sur une proposition aussi forte et aussi communément admises par nos élites pensantes, des effets partout, des preuves partout. Damme ! Il ne s’agit rien de moins que de révolutionner cette agriculture de papa, productiviste et donc coupable, qui, n’en doutons pas, n’en doutons plus, empoisonne nos enfants et nos sols jusque dans nos campagnes ! Le retour du vrai goût des vraies choses et la dégringolade sur l’escalier des Gémonies de ces fruits et légumes bourrés jusqu’à l’os de pesticides ! Et puis surtout 5% de parts de marché, une croissance à deux chiffres, "La Vie Claire", "Bio Coop", "Queue de cerise", autant d’enseignes résolues de travailler à nous rendre le bonheur perdu des saveurs d’autrefois et la santé de nos grand-mères ! Fichtre ! Les études scientifiques sur des exemples d’écosystèmes sauvés, de cancers disparus et d’enfants se jetant sur de pleines bassines de salsifis à nouveau délicieux devraient foisonner, bourgeonner, éclore en quatorze juillets d’évidences, à nous fleurir l’estomac comme des danseuses polynésiennes ! Et en fait, pas grand-chose, rien de clair en tous cas. Le réel est brutal. Au contraire, en octobre 2018, une énorme étude sur 70 000 personnes sur 7 ans qui devait apporter la preuve indiscutable que ce qui était affirmé depuis 30 ans dans le milieu des cercles informés était vrai (étrange géométrie pour une étrange méthode) , évoque une possible corrélation entre le BIO et un certain types de cancer mais en incluant pour parvenir à cette belle annonce tellement de facteurs de confusion que même les auteurs reconnaissent qu’on ne peut rien conclure et qu’il faut d’autres études. Et en octobre 2019 une étude publiée dans Nature en vient cette fois à remettre en question les bénéfices environnementaux de ce mode de production, étude, comme il se doit, contestée aussitôt par certains médias complaisants qui appellent naturellement à une nouvelle étude. Comme l’a sûrement dit Michel-Ange quand il était peintre en bâtiment et qu’il montait au plafond de la chapelle Sixtine : "Sur une grande échelle les choses ont souvent tendance à être contre-intuitives". En fait, j’observe qu’à chaque fois que le réel contredit le dogme, les partisans du dogme tiennent toujours les mêmes propos : la promesse remise à une date ultérieure, l’arrivée ou le besoin de l’étude suivante, sur un panel encore plus large, avec une durée toujours plus longue, et surtout bien mieux faite, puisqu’elle ira enfin dans le sens de la prophétie. Mais cette proposition n’est pas sans heurter mon raisonnement d’âme simple : si le choix du BIO est si évident et si formidable, ne devrait-on pas en voir les effets sans le besoin d’un microscope surpuissant ?  D’une certaine façon, cette manière d’argumenter n’est pas sans m’en rappeler une autre. Il n’y a rien de discutable à avoir cru à la date annoncée par William Miller pour la fin du monde et le retour du Christ le 22 octobre 1844, mais quand l’événement ne se produit pas à la première prédiction, ni à la deuxième, ni aux suivantes, il reste deux attitudes possibles : rentrer chez soi un peu déçu avec le sentiment inconfortable de s’être fait "couillonner", ou fonder l’église des adventistes du 7ème jours parce qu’après tout c’est certain, un jour, ce sera la fin du monde (20 millions de membres aujourd’hui, quand même !). On pourrait alors tranquillement adopter le verbe du premier groupe et contempler ceux qui feraient le choix de rejoindre cette religion nouvelle avec la mansuétude du Christ justement : "Laissez-les : ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles ; si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans une fosse" mais ce serait négliger l’hypothèse que ce dogme, par son occupation médiatique et sa présence dans les cercles d’influence, n’a même plus besoin de son Constantin pour être déjà religion officielle, et ainsi nous entraîner tous dans la fosse promise. Il me semble d’ailleurs que les précautions oratoires et les circonvolutions que doit utiliser toute personne qui souhaite remettre en cause ou relativiser la doxa en question, devrait nous alerter sur cet état de choses. Vous-mêmes, ami et courageux lecteur dont j’abuse outrageusement de la patience, si vous pensez comme j’ai pu le faire dans le passé, vous venez peut être de sentir grandir en vous l’ombre d’un agacement, les prémices d’un désaccord, mais au fond sans avoir tellement d’arguments plus solides qu’une intime conviction, étonnant, non ?

En toute fin, au-delà de ce léger relent de lutte des classes qui perce et m’embarrasse derrière cette idée de nourriture saine mais chère contre nourriture toxique mais pas chère, cet exemple du BIO illustre à mon sens tout ce à quoi une démarche trop intuitive peut aboutir. Bien qu’initialement chargée des plus nobles intentions, elle finit par le détournement et le gaspillage des ressources, de l’énergie et de la bonne volonté de tas de gens biens au bénéfice des crapuleries et des cupidités habituelles, et cela sans même permettre la réalisation efficace des promesses initialement vantées. 

Devant une telle peinture, l’immensité du sujet, les replis de ses contradictions apparentes et l’entrelacs de ses excroissances trompeuses, avides et prédatrices, il ne serait pas surprenant de sentir naître chez celles et ceux, qui comme moi ne sont experts de rien, qui ne se sentent légitimes en rien, une certaine forme de découragement, un appel au déni, au relativisme et à la résignation. Pourtant je reste attaché à l’idée qu’il n’y a pas de fatalité à devenir le ventre mou, propre et figuré, du monde de demain. Des techniques, des méthodes, des raisonnements existent, progressent, et permettent, non pas d’avoir toujours raison, mais de se tromper moins souvent et avec moins de conséquences. Il n’est pas dans le propos d’en faire aujourd’hui une description détaillée, mais il y a dans la capacité à identifier les biais cognitifs, à remettre les chiffres en perspective, à comparer les bénéfices et les risques, à chercher l’expérimentation ou l’erreur, des moyens de mieux prendre notre place dans le tableau, de mieux choisir ceux à qui l’on prête notre confiance et de mieux indiquer la direction vers laquelle nous voulons aller. 

Pour tenter de conclure sur un sujet si vaste qu’il me semble l’avoir encore à peine effleuré, la production de notre alimentation pèse sur notre environnement et sa consommation pèse sur notre santé. C’est aussi un objet personnel, construit autour de nos goûts, de notre culture, de nos besoins, et s’il est possible que nous puissions être acteurs de son évolution dans un monde qui change toujours plus rapidement, il est probable que la seule modification individuelle de nos habitudes alimentaires ne suffise pas à définir un chemin et une orientation propre à résoudre les problèmes qui lui sont aujourd’hui posés. L’importance de ce sujet dans nos vies ordinaires, en fait autant un moyen efficace de véhiculer des informations trompeuses, qu’un domaine dans lequel il est facile de mal évaluer nos compétences ou de mesurer les conséquences de nos choix. Certes des connaissances sont rassemblées, des experts existent, des professionnels sont à l’œuvre, des méthodes appliquées, des progrès réalisés, mais à l’instar d’autres problèmes de même envergure, il est à craindre que cela reste vain sans le soutien cohérent et massif de ceux qui auront réussi l’exploit individuel de s’extraire d’une pensée statistiquement insuffisante et peu fiable, au bénéfice d’un consensus commun formulé dans l’intérêt de notre tribu toute entière.