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  Le Technoprimat

Comment la technoscience nous gouverne

lundi 22 novembre 2010, par Jean-Marc L’Hermite

Un ensemble de réformes pleut sur le monde de la recherche académique depuis quelques années. Quel est le guide de ces réformes ? quel but veut-on atteindre ? La logique qui sous-tend ces réformes relève non plus d’une association, mais d’une primauté de la technique sur la science. Il s’agit là d’une révolution d’importance qui fait disparaître le CNRS tel que l’avait voulu Jean Perrin. La recherche fondamentale, dernière roue du carrosse technoscientifique, y gagnera-t-elle ?

LE TECHNOPRIMAT

En 2009, les chercheurs français ont été mis en ébullition par les réformes en cours du système de recherche institutionnelle.

Nous allons ici, en dépit de la subjectivité qu’on peut légitimement supposer à quelqu’un qui est directement concerné, essayer de savoir si l’agitation du monde de la recherche repose sur quelque raison autre que la volonté de conserver sa tranquillité et de pérenniser ses privilèges. Tous les sujets d’interrogation du monde académique de la recherche et de l ‘enseignement supérieur ne serons pas abordés d‘une manière globale, car les arguments sont multiples, les acteurs hétérogènes et il est difficile d’en extraire tous les dénominateurs communs. La source de mécontentement le plus souvent mise en avant est la réforme du statut des enseignants-chercheurs. Ce choix, mis au premier plan par les média, résulte essentiellement d’un effet de nombre (les enseignants-chercheurs sont bien plus nombreux que les chercheurs non enseignants), et du fait que le statut des enseignants-chercheurs, comme leur nom l’indique, évoque des questions concernant non seulement la recherche mais aussi (et même surtout) l’enseignement supérieur, qui concerne plus directement l’ensemble de la population et particulièrement les étudiants eux-mêmes et les parents des futurs étudiants. Cette question touche donc davantage le grand public que les réformes qui affectent plus spécifiquement le monde de la recherche. Ce changement de statut, certes important par ses effets concrets et par le nombre des acteurs concernés, n’est qu’une des manifestations de processus bien plus profonds à l’œuvre depuis de nombreuses années, parmi lesquels la volonté d’alléger la charge budgétaire de l’état et de trouver une définition plus satisfaisante de l’enseignement supérieur de masse, mais concerne de façon plus secondaire, bien qu’en constituant un élément non négligeable, les réformes du système de recherche. Nous n’évoquerons pas toutes ces questions et n’aborderons ici que ce qui touche à la recherche. Nous nous restreindrons même à un domaine particulier, la recherche dite « fondamentale ». Cette limitation est en vérité moins contraignante qu’il n’y parait puisque, comme nous allons le voir, la définition même de la recherche « fondamentale », par opposition à celle qui ne l’est pas, est au cœur de notre sujet. Nous commenterons surtout les évolutions du principal organisme de recherche pluridisciplinaire en France, le CNRS, mais la plupart de ces réflexions sont transposables aux autres EPST.

La recherche fondamentale

Il est illusoire et serait prétentieux d’espérer pouvoir définir précisément un périmètre bien défini à la recherche scientifique fondamentale au sein de la recherche scientifique dans sa globalité. Bien des penseurs prestigieux s’y sont essayés depuis des siècles sans parvenir à une définition vraiment consensuelle. Essayons tout de même de dégager quelques idées simples et de donner quelques définitions qui n’emporteraient probablement pas l’adhésion de tous, mais qui donneront un cadre opérationnel à notre discussion. La recherche fondamentale est l’acquisition de connaissances qui permettent de mieux comprendre, et de décrire puisqu’il s’agit ici de recherche scientifique, la nature. Cette recherche de connaissance est éventuellement l’étape de base du processus qui permettra de la dominer, mais les étapes suivantes de ce processus n’en font pas partie. La connaissance de la matière est préalable à son contrôle : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant », écrivait Roger Bacon au XIIIème siècle [source : Bernadette Bensaude-Vincent, Les vertiges de la technoscience, La Découverte, 2009]. Le débat sur l’essence de la démarche scientifique a parfois atteint des abîmes (ou sommets suivant les goûts) métaphysiques et suscité des interprétations parfois opposées, avec une prééminence cyclique. Le philosophe Martin Heidegger estimait que « la science ne pense pas », qu’elle n’est que l’application mécanique de recettes mathématiques ou d’ingénierie pour fabriquer des outils utiles à l‘homme. A l’opposé, le physicien E.G. Wigner parlait de la « déraisonnable efficacité des mathématiques », et prêtait à celles-ci une puissance quasi ontologique : la nature obéit aux mathématiques, donc si nous connaissons les mathématiques la nature nous obéira [E.P. Wigner, The unreasonable effectiveness of mathematics in the natural sciences, Communications of Pure and Applied Mathematics, XIII, 1-14 (1960)]. Quelque part entre les deux, plus proche du premier que du second, Gaston Bachelard affirmait que « le rationalisme [et donc la science] est une philosophie fonctionnelle, […] pas une philosophie existentielle » [Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué].

En 1840, Alexis de Tocqueville identifiait déjà, situées dans le cadre d’une nation démocratique telle que nous la connaissons aujourd’hui, « trois parties distinctes dans les sciences : une purement théorique (et abstraite), une autre théorique mais plus proche de la pratique, une dernière absolument pratique » [Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II ] : on reconnait bien là la distinction d’aujourd’hui entre recherche fondamentale, finalisée et technologique (ou R&D).

Une rivalité existe sans nul doute depuis toujours entre science « abstraite » d’une part et science appliquée, ou technologie, d‘autre part. Une certaine constance dans la nature humaine nous permet d’imaginer la fable suivante. Il y a quelques millions d’années, alors que la famine menaçait, un jeune australopithèque plein d’initiative et motivé par la faim découvrit par hasard le moyen d’atteindre les pommes inaccessible, en s’armant d’un bâton. L’inventeur accrut ainsi considérablement sa part de gloire et de nourriture. L’intellectuel de la tribu fut très vexé de n‘y avoir pas pensé le premier, perdit une partie de son aura et accessoirement de la part de nourriture qui lui était octroyée. La source de pommes vint à se tarir et la disette menaçait à nouveau. Après une très longue période d’intense réflexion, l’intellectuel émit, dans un déluge d’éloquence et de démonstrations absconses, l’idée que le procédé pourrait également être appliquée aux poires, ce que n‘avait pas soupçonné l‘inventeur. La tribu survécut ainsi à la famine, l’intellectuel s’en attribua les mérites et retrouva une place de premier plan dans la hiérarchie. Lequel des deux contribua le plus à la survie de la tribu ? Aucun davantage que l’autre puisque la tribu n’aurait survécu ni sans l’un ni sans l’autre.

Plus près de nous, on cite souvent le mépris d’Archimède, rapporté par Plutarque [Histoire de la science, sous la direction de Maurice Daumas, la Pléiade (1957)], pour la technique : Archimède refusait de mettre par écrit ses inventions techniques et considérait que « tout ce qui apporte quelque utilité à le mettre en usage [est] vil, bas et mercenaire ». Jean Perrin, sans mépriser la science finalisée, plaçait celle-ci en deçà de la science qu‘il appelait « pure » dans l’échelle de ses valeurs. Les adeptes du principe « la réflexion doit précéder l’action » et les partisans de la thèse inverse s’opposent probablement depuis la nuit des temps. S’agissant de la contribution respective de la science et de la technique au bien-être de la société, le plus sage est de constater qu’elles sont complémentaires, que l’une ne serait rien sans l’autre.

Les acteurs de la recherche fondamentale

Dans une nation démocratique, qui doit mener la recherche fondamentale ? Tocqueville répond à la question par des arguments qui semblent limpides. Tout d’abord il démontre que « Si les hommes se détournaient entièrement de la théorie pour ne s’occuper que de la pratique, ils pourraient redevenir d’eux-mêmes presque barbares ». Il tient ensuite le raisonnement suivant, en substance : si l’on part du principe que les hommes sont libres et agissent selon leur intérêt, ceux qui le feront sont donc ceux qui y ont intérêt. Les citoyens n’ont aucun intérêt à investir dans une recherche qui ne rapportera rien à court et même probablement à moyen terme, à l’échelle de leur vie. Finalement il conclut que « Dans les siècles démocratique, il faut que le gouvernement fasse tous ses efforts pour soutenir l’étude théorique des sciences. L’étude pratique se développe d’elle-même ». L’analyse est brillante et la conclusion semble aller de soi, mais il faut aujourd’hui nuancer certains points. L’ « étude pratique » ne se développe pas nécessairement de façon optimale, par le jeu de l‘intérêt bien compris, dans tous les pays démocratiques. C’est, en grande partie, ce problème qu’entend corriger aujourd’hui le gouvernement. Nous verrons dans la suite quelle est sa stratégie globale. La notion d’ « intérêt » appelle un commentaire. Pour Tocqueville, dans l’esprit des citoyens d’une nation démocratique, l’intérêt se mesure à de rares exceptions près en monnaie sonnante et trébuchante. C’est selon lui un prix à payer, une caractéristique inhérente à la notion même de démocratie, qui ne se retrouve pas nécessairement chez les aristocrates qui, détachés des contingences matérielles, ont davantage le goût de s’adonner à des « choses dont la beauté et la subtilité n’est aucunement mêlée avec nécessité ». La notion d’intérêt qui fait agir ne semble pas être aussi simple et généralisée, du moins dans le monde d’aujourd’hui, que le prétend Tocqueville. C’est un sujet de débat que la grave crise économique que nous vivons a réactualisé. Une idée émergente est que l’on surestimerait peut-être, dans la vision managériale qui domine, les motivations pécuniaires des travailleurs [Voir par exemple le dossier « les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique », Esprit, juin 2009]. Ceci ne signifie pas bien entendu que ceux-ci verraient avec indifférence leur salaire diminuer, ou même qu’ils ne souhaitent pas le voir augmenter (« les cerveaux ont la fâcheuse propriété d’avoir un estomac » disait Jean Perrin) mais que d‘autres raisons, qui sont souvent sous-estimées, les poussent à s‘investir dans leur travail. Ceci affaiblit l’hypothèse presque unanimement admise par les économistes d’aujourd’hui du « choix rationnel » guidé par l’intérêts financier. Cette digression semble éloignée de notre sujet, la recherche dite fondamentale. C’est cependant un point dont il faut tenir compte lorsqu’on table sur les motivations des chercheurs qui s’y adonnent. Certes, le manque d’attractivité en termes pécuniaires des métiers de la recherche publique est flagrant. Les chercheurs sont recrutés au sommet de l’échelle de la méritocratie républicaine dans laquelle la valeur se mesure par les diplômes. Ils ont fait de longues études, parmi les plus difficiles, ont souvent vécu des périodes financièrement délicates avant d’obtenir un poste de chercheur dont la rémunération est, rapportée au niveau de compétence, peu attirante. Cependant, comment expliquer qu’avec ce potentiel intellectuel les chercheurs aient choisi ce métier mal rémunéré ? C’est en grande partie pour des raisons idéologiques et par passion. Nous verrons dans la suite que ceci n’est absolument pas pris en compte dans le modèle de développement proposé aujourd‘hui. C’est aussi un problème dans les relations entre les chercheurs en science fondamentale et les autres chercheurs (voire l’ensemble de la société) qui considèrent parfois les premiers comme des « aristocrates », avec une nette connotation péjorative. Il faut reconnaître que cette comparaison avec l’aristocratie n’est pas dénuée de tout fondement. Les chercheurs en science fondamentale ont souvent été plus durement sélectionnés que les autres. Ceci résulte d’une longue tradition dans notre pays dont la culture, et donc le cursus éducatif, valorise davantage l’abstraction que l’esprit pratique et entrepreneurial. Dans le domaine qui nous intéresse, les places de premier choix sont, dans cet esprit, dans la recherche fondamentale. Ses acteurs proviennent donc souvent des premières places du cursus scolaire académique. Se constitue donc ce qu’on peut appeler une aristocratie républicaine, dont les privilèges ne découlent plus, du moins directement, de la naissance, mais de la place obtenue à la fin du cycle des études. Comme dans l’ancienne aristocratie, ce rang est acquis pour toute la vie est n’est que peu remis en question par les résultats professionnels effectivement obtenus. Le chercheur fondamental, avatar moderne de l’aristocrate des temps pré-démocratiques, jouit donc d’une certaine confiance fondée sur l’assurance de ses potentialités évaluées dans sa jeunesse sur des critères scolaires. Le chercheur en recherche appliquée, quant à lui, doit rendre des comptes plus régulièrement, porter des fruits mesurables dans des délais raisonnables, d’où une certaine forme de pression productiviste que connaît moins la recherche fondamentale. Cette présentation comparative des recherches fondamentale et appliquée est un peu caricaturée ici mais exprime toutefois un sentiment effectivement ressenti par une fraction non négligeable de la communauté scientifique. Il existe une autre hiérarchie entre chercheurs et enseignants-chercheurs. Ceux-ci doivent consacrer une grande partie de leur temps à l’enseignement qu’ils ne peuvent donc évidemment pas dédier à la recherche. Or la valeur professionnelle, qui se traduit en promotions, étant dans notre système mesurée davantage par la qualité des travaux de recherche que par celle de l’enseignement, ils peuvent en concevoir une forme de jalousie à l’encontre de leurs collègues chercheurs, comme l’exprime sans ambages Françoise Benhamou qui en déduit que « marcher vers un corps unique [université-EPST] est indispensable » [Françoise Benhamou, Universités : du malaise identitaire à la crise ouverte, Esprit, juin 2009]. Au-delà de ces rivalités qui pourraient rappeler Clochemerle aux non-initiés, il y a une disparité bien plus flagrante entre les différentes disciplines : il est évident que les modalités et contraintes de la recherche en sociologie, par exemple, diffèrent considérablement de celles de la recherche expérimentale en physique.

La « communauté de la recherche » n’est donc pas un ensemble homogène et abrite en son sein de fortes tensions endémiques. Chercheurs et enseignants-chercheurs, sciences fondamentales et appliquées, constituent des catégories différentes avec des intérêts différents et des méthodes de travail différentes. Les réformes d’aujourd’hui conduisent de fait à aplanir ces différences. On ne saurait s’en plaindre sur un plan déontologique, mais est-il pertinent de pousser cette logique égalitariste jusqu’au bout ? En ce qui concerne les méthodes de travail au moins, il est permis d‘en douter comme nous le verrons plus loin.

Comment organiser l’émergence de la recherche fondamentale ?

Deux versions s’opposent ici clairement : les uns soutiennent qu’en recherchant des solutions à des problèmes pratiques, tels que construire un bateau rapide, produire un yaourt à longue conservation ou aller sur la lune, on découvrira forcément, de façon fortuite, certains secrets de la nature. Les autres prétendent au contraire que l’on doit mener une recherche fondamentale sans autre but que d‘explorer l‘inconnu, et que, fortuitement mais inévitablement, de ces découvertes découleront plus ou moins directement le moyen de construire un bateau rapide, produire un yaourt à longue conservation ou aller sur la lune. Ces deux points de vue se sont affrontés lors des débats qui ont précédé la création du CNRS en 1939. Le chimiste Henry Le Chatelier défendait la science finalisée à retombées fondamentales [Odile Henry, Henry Le Chatelier et le taylorisme, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 133 (1) p.79 (2000) http://www.persee.fr, le physicien Jean Perrin était farouchement convaincu que l‘inverse était préférable. Préférable et non simplement plus efficace, car des raisons philosophiques et morales s’ajoutaient aux arguments plus concrets. Jean Perrin a remporté ce combat non seulement politique mais aussi éthique et le CNRS fut créé comme un centre de recherche avant tout fondamentale, ayant éventuellement des débouchés en physique appliquée. C’est donc sur ces bases que vivent les chercheurs français du système académique depuis 1939. Et c’est de là qu’on veut les déloger aujourd’hui. Le constat invoqué qui conduit à cette nouvelle orientation est que la recherche appliquée n’exploiterait pas avec suffisamment d’efficacité un potentiel scientifique qui existe pourtant en France. Il existe bien en effet des faiblesses dans le transfert de la recherche fondamentale vers les applications qu’il est utile d’améliorer. Mais les réformes actuelles vont bien au-delà d’une simple correction qui viserait à améliorer ce point : aujourd’hui se mettent en place, progressivement mais inéluctablement, de nouveaux dispositifs de financement, de gestion financière et humaine, d’évaluation, qui vont tous dans la même direction sans exception : il faut absolument valoriser ce que l’on fait, ou tout au moins faire quelque chose de valorisable à court terme, c’est-à-dire il faut que ça « serve à quelque chose ». L’issue idéale dans ce type de recherche est la fabrication et la commercialisation d‘un produit. Tel était approximativement le modèle préconisé pour le CNRS par Le Chatelier en 1939, le vaincu d’alors qui semble prendre une revanche posthume sur son adversaire Jean Perrin. Il existe toutefois une différence notable : à l’époque, le monde industriel devait participer à l’effort de recherche sous forme d’une taxe destinée à soutenir les laboratoires publics, le « sou du laboratoire » (prélevée sur la taxe d’apprentissage, elle fut proposée au parlement en 1924 par le mathématicien et député Emile Borel). Aujourd’hui, c’est l’état qui subventionne la recherche industrielle sous forme de crédit d’impôt.

On assiste donc à un revirement d’importance, et on peut affirmer qu’une certaine vision du CNRS, celle de son fondateur Jean Perrin, est en train de disparaître. Puisqu’il s’agit ici de recherche publique financée par l’argent du contribuable, on peut penser de prime abord que le « nouveau » modèle est pertinent et même souhaitable, que le citoyen peut légitimement revendiquer quelque chose de concret en retour de son impôt. En ce qui concerne l’amélioration du transfert du fondamental vers l’industrie, l’avenir nous dira si ce nouveau modèle fonctionne, il est impossible à ce jour de juger de l’efficacité d’une politique qui est encore en train de se mettre en place. Le CNRS tel qu’il existait depuis son origine disparait donc pour être remplacé par un système qui semble être davantage au service de la société puisqu’il devrait permettre d’augmenter les retombées économiques et technologiques de la recherche publique. Le CNRS prôné par Henry Le Chatelier s‘inscrivait dans la lignée d’un organisme qui l’a précédé, l’Office National des Recherches Scientifiques et Industrielles et des Inventions, dont la mission était définie ainsi [Larousse du XXème siècle en 6 volumes (édition 1932)] : Issu d’une direction de ministère, l’office créé en décembre 1922 exécute les recherches et études qui lui sont demandées par les services publics, aide les industriels dans la recherche des perfectionnements (collaboration des laboratoires et des usines), et examine les projets soumis par les inventeurs afin de les guider et de les aider dans leurs réalisations. L’office organise chaque année un Salon des arts ménagers. Ainsi étaient alors traduites les aspirations du monde scientifique.

La démarche actuelle s’inscrit dans le modèle global d’ « économie de la connaissance », abondamment décrit et commenté : il s’agit, schématiquement, pour les « vieilles nations » telles que la nôtre qui ont une longue tradition et encore un fort potentiel scientifique et technologique mais des coûts de production élevés, de survivre dans la compétition économique mondiale face à la concurrence des pays émergents, plus dynamiques et que le faible coût du travail rend très compétitifs, en conservant, et si possible en augmentant, leur supériorité dans les domaines de haute technicité. Les réformes en cours dans le monde de la recherche s’inscrivent très logiquement dans cette économie de la connaissance, schéma directeur qu’a adopté, entre autres nations, la France. Les opposants à cette vision des choses ne manquent pas, notamment dans la communauté scientifique [Jean-Paul Malrieu, Dans le poing du marché, Ombres blanches 2008], mais ne semblent pas avoir l‘oreille des décideurs du moment. Finalement, pourquoi cette réticence quasi généralisée des acteurs de la recherche devant les réformes d’aujourd’hui ? Certes, les changements sont d’importance et les résultats incertains, et on sait que souvent peur et inertie naissent de l’inconnu ; certes, les orientations économiques qui sous-tendent ces réformes ne reçoivent pas globalement un accueil favorable dans le milieu de la recherche académique ; certes, le nombre de postes (permanents) se réduit dans la recherche, comme dans toute la fonction publique. Certes, le discours prononcé 22 janvier 2009 par le président de la République, peu respectueux, c’est le moins qu’on puisse dire, de la communauté des chercheurs, a attisé un rejet profond et durable de celle-ci, qui était déjà majoritairement défavorable politiquement au pouvoir actuel. Toutes ces causes évidentes du mécontentement de la communauté des chercheurs académiques ont déjà abondamment été invoquées et analysées. Il y en a une autre, moins souvent mentionnée, qui heurte bon nombre de chercheurs pour des raisons à la fois éthiques, morales et philosophiques, mais qui a des conséquences concrètes considérables qui incluent la plupart de celles citées ci-dessus : c’est une vision globale du progrès technique et scientifique que l‘on appelle « technoscience ».

La technoscience

Le néologisme « technoscience », a été introduit pour décrire une idée particulière des fondements, tenants et aboutissants du progrès scientifique. C’est un modèle global de développement de celui-ci qui inclut à la fois ses motivations, son mode de fonctionnement et sa finalité. Il a été analysé à travers le monde entier dans une multitude d’ouvrages depuis quelques années. Il n’est en effet pas spécifique à la France, qui ne fait que suivre un mouvement à l’échelle planétaire. Un travail synthétique très éclairant sur la notion de « technoscience » a été récemment publiée par Bernadette Bensaude-Vincent [Bernadette Bensaude-Vincent, Les vertiges de la technoscience, La Découverte, 2009, op. cit. ]. Nous renvoyons à cet ouvrage ceux qui désirent connaitre sa genèse et ne décrirons que les grandes lignes de cette nouvelle « philosophie », en vérité assez simple. Le vocable de « technoscience » évoque l’idée d’association entre science et technique. Rien de nouveau jusque là. C’est d’un changement plus profond qu‘il s‘agit, à la fois dans sa finalité et dans ses modes opératoires.

La finalité de la technoscience

La technoscience adopte résolument une démarche téléologique, c’est-à-dire dans laquelle un but préalablement bien identifié doit être atteint, ici par une association entre science et technique. Il ne s’agit plus de connaître la nature, mais de s’en servir, d’agir sur elle, de la plier à nos besoins, à nos désirs. Il y a là une rupture d’importance avec le modèle précédent, dit « linéaire », sans lequel la connaissance se transformait (éventuellement) en technologie qui était mise au service de la société (la relation entre connaissance et technologie a en fait toujours été plus complexe que ce que laisse supposer cette présentation simplifiée, les deux se nourrissant mutuellement, comme le suggère la fable de l’australopithèque). La réussite d’une telle entreprise nécessite de mettre tous les moyens disponibles au service d’une cause unique. Cette mise en commun est appelée convergence. La convergence est une radicalisation de l’interdisciplinarité, mise en avant depuis de nombreuses années dans les politiques gouvernementales de nombreux pays (dont la France), avec un succès encore mitigé mais qui a donné naissance à une réelle dynamique. Il y a cependant dans la convergence une idée bien plus marquée de but à atteindre, beaucoup moins présente dans la notion d’interdisciplinarité qui visait seulement à décloisonner les disciplines, divisions artificielles qui avaient tendance à se ramifier à l’excès, conduisant à une hyperspécialisation exagérée et stérile.

Dans la technoscience, quel est le but à atteindre ? Améliorer la condition humaine bien entendu. Certains vont même plus loin, à l’instar des promoteurs aux USA d’un gigantesque programme officiel de la National Science Foundation dit NBIC, programme de convergence entre Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Information et sciences Cognitives, dont l’ambition, n’est rien moins que d‘« améliorer les performances humaines » [M. Rocco et W.S. Bainbridge, Converging Technologies for Improving Human Performance : Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, report for the National Science Foundation (2002)]. Ce programme a été copié depuis, avec des variantes peu significatives, par la plupart des pays développés, dont la France (l’idée d’ « améliorer les performances humaines » n’est cependant en général pas reprise à cause de connotations eugénistes suspectes). Les arguments en faveur de l’approche dite convergente sont vagues mais semblent frappés au coin du bon sens : le progrès de l’humanité passe par l’accroissement de sa capacité technique à combattre tout ce qui peut lui nuire et à lui épargner tout ce qui est pénible. La santé est bien évidemment en première ligne et sert d’argument massue aux éventuels détracteurs. La mise en commun de compétences de haut niveau et d’argent massivement injecté en vue d’atteindre un but bien défini a prouvé son efficacité, selon les défenseurs de la convergence, au moins deux fois dans l’histoire récente : dans le projet Manhattan (bombe thermonucléaire), et lors du projet lunaire de la NASA. Il est indéniable que ce furent là deux grands succès techniques, du moins en ce qui concerne l’adéquation entre résultat et objectif. Les programmes nationaux de pilotage de la recherche ont donc établi des listes, assez semblables d’un pays à l’autre, de ce que la science au « service de la société » devait se fixer comme objectifs. Ceux-ci s’étendent, apparemment sans hiérarchie, de l’amélioration des téléphones portables satellitaires au développement des thérapies géniques. Ces programmes soutiennent naturellement le modèle d’ « économie de la connaissance » (qui met semble-t-il davantage l’accent sur l‘économie que sur la connaissance), que nous avons déjà évoqué.

En dehors des finalités de la technoscience, qui relèvent plus de la philosophie que de la science, quel est alors le problème, et quels liens cela a-t-il avec la promotion de la recherche fondamentale ? L’argent injecté et la motivation de faire quelque chose d’utile pour la société ne suffisent-ils pas à justifier la pertinence de ce modèle ? Des découvertes fondamentales ne surgiront-elles pas naturellement des efforts pour résoudre des problèmes concrets ? On peut admettre que cette conception de la science portera peut-être quelques fruits intéressants sans adhérer à sa soumission absolue à des valeurs purement matérialistes, ses moyens d’action peu soucieux d’humanisme, sa vision simpliste de la notion de progrès, la compétition exacerbée qu’elle instaure à la fois entre individus et nations, la lourdeur technocratique qu’elle implique.

Les fondements de la technoscience

La technoscience repose implicitement sur le postulat que nous avons aujourd’hui à notre disposition un ensemble de connaissances de base suffisant pour mener à bien à peu près n’importe quel projet technologique, pour peu qu’on en aie la volonté et qu’on s’en donne les moyens. Ceci est flagrant dans le domaine des nanotechnologies, un des fers de lance de la technoscience. Les auteurs hésitent souvent entre les mots « nanoscience » et « nanotechnologie ». Il semble exister aujourd’hui un continuum qui va de la recherche fondamentale aux applications technologiques. Certains renoncent à faire la distinction et vont jusqu’à affirmer [Etienne Klein, Vincent Bontemps et Alexei Grinbaum, nanosciences : les enjeux du débat, Le Débat n°148, 2008] : « Le chercheur en nanosciences est aussi - et peut-être d’abord - un ingénieur : son but est de construire un objet, pas de tester une théorie. Dans ce cas les nanosciences et les nanotechnologies, la recherche fondamentale, mue par la curiosité et le désir de savoir, et la recherche technologique, orientée in fine vers la production industrielle, tendent à se confondre. Cela implique que la séparation entre, d’un côté, la science neutre et, de l’autre, ses applications techniques bonnes ou mauvaises perd de son sens, et c’est donc à bon droit que l’on en vient à s’interroger sur les orientations de la science à partir de ses orientations, puisque ses applications semblent ne faire plus qu’un avec elle ». Cet extrait méritait d’être cité in extenso car il concentre la philosophie de la technoscience, de sa vision française en particulier. Il n’est pas anodin de rappeler que ses auteurs appartiennent au Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du CEA-Saclay, lieu de convergence s’il en est des mondes scientifique, industriel et militaire en France et centre d’influence politique majeur. Notons également que le CEA n’est pas un EPST mais un Etablissement Public Industriel et Commercial (EPIC). Remarquons enfin que le Directeur de la Recherche Technologique du CEA fut un des trois destinataires de la lettre de mission du président Sarkozy du 12 décembre 2007 qui initiait la création du plan aujourd’hui dénommé « Nano-INNOV » (On peut même aller jusqu’à penser qu’il en fut un des instigateurs). Cette initiative est, appliquée aux nanotechnologies, une parfaite déclinaison de la technoscience : « la recherche fondamentale travaillera avec les entreprises pour mettre au point des technologies, déposer des brevets, créer des produits » a déclaré Valérie Pécresse au cours de la présentation de ce plan le 5 mai 2009 http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid25281/nano-innov-un-plan-en-faveur-des-nanotechnologies.html. On voit ici que la recherche fondamentale et la recherche appliquée ne sauraient être dissociées et peuvent, et même doivent, être menées par les mêmes acteurs et selon les mêmes modalités. Au-delà de la difficulté pratique de mener recherche technologique et fondamentale selon le même mode, ce que nous essaierons de démontrer plus loin, il y a ici quelque chose qui rappelle le scientisme en vogue il y a un siècle (le mot « scientisme », qui a des acceptions diverses, doit être compris ici comme croyance indéfectible en la capacité mécanique de la science à améliorer la condition humaine). Le constat d’alors était qu’on savait maintenant tout des secrets de la matière, il n’y avait plus qu’à concentrer toute notre énergie à mettre en pratique ce savoir. La suite des événements donna cruellement tort à ces zélateurs du progrès. Non pas sur le fait que la mise en pratique des découvertes de la science fut mauvaise ou inefficace (encore que nous serions aujourd‘hui plus prudents à ce sujet), mais sur la croyance en la fin de la science. Cet état d’esprit du scientisme, qui sévissait dans une grande partie de la société, y compris et peut-être même surtout dans la communauté scientifique, a très bien été décrit par Louis Pauwels et Jacques Bergier [Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le matin des magiciens, Gallimard, 1960]. Ils en déduisent logiquement que le monde scientifique doit être plus ouvert, mais préconisent une ouverture jusque dans le monde mystique et fantastique, ce qu’un scientifique a quand même du mal à suivre. Une des leçons qu’on peut tirer de cette dérive mystique est que la communauté scientifique doit être consciente de sa responsabilité dans les opinions qu’elle peur forger, même malgré elle. La nécessité de mettre en valeur nos découvertes dans les media et auprès du monde politique afin d’obtenir leur soutien (et donc in fine de l’argent) conduit parfois les chercheurs à présenter leurs résultats de façon un peu trop optimistes et valorisantes. Eux-mêmes connaissent parfaitement les limites de leurs découvertes, mais ne veulent surtout pas donner l’image de leur ignorance qu’ils savent pourtant profonde. Pris dans un système où le doute n’est pas de mise et la production nécessaire pour survivre (« publish or perish »), les chercheurs sont aujourd’hui pris au piège. Le physicien Jean-Marc Levy-Leblond dénonce régulièrement avec talent et vigueur, mais sans surprise avec des conclusions toutes différentes de celles de Louis Pauwels, une sorte de néo-scientisme qui s‘installe et qui résulte peut-être en partie, bien malgré eux pour la plupart, des communications des scientifiques eux-mêmes. Il serait souhaitable que les scientifiques eux-mêmes dénoncent avec Levy-Leblond, ou au moins ne contribuent pas à propager, toute apologie de la science fondée sur la certitude absolue qu’elle a aujourd’hui les moyens de mener l’humanité vers un futur radieux. Le retour de bâton, lorsqu’on s’apercevra que c’est totalement illusoire, risque d’être brutal.

Contrairement à ce prétend Klein plus haut dans le cadre des nanosciences mais qui s‘étend implicitement au moins à toute les sciences dures, la recherche fondamentale n’a ni les mêmes motivations, ni les mêmes outils, ni les mêmes contraintes, ni les mêmes constantes de temps que la recherche appliquée. C’est en fait la nouvelle façon de gérer la science qui jette dans le désarroi bon nombre de chercheurs aujourd’hui. Cette gestion est peut-être cohérente dans la logique de la technoscience, mais s’accorde difficilement à la réalité et aux contingences quotidiennes de la recherche fondamentale. On peut supposer que celle-ci vit depuis toujours sur des bases malsaines et inefficaces. On peut aussi supposer que, pris dans le vertige des potentialités qui s’ouvrent à elle, la technoscience a choisi de sacrifier la science fondamentale telle qu’elle pratique aujourd’hui, espérant qu‘une autre façon de découvrir se mettra spontanément en place dans le nouveau système, mais sans préciser comment, on ne peut que le constater.

Le fonctionnement de la technoscience

La technoscience doit porter des fruits concrets, rapidement, en adéquation avec les attentes et besoins de la société. Son efficacité est optimisée au niveau national, mais aussi supranational (Il y a déjà ici, notons-le, conflit interne puisque l’intérêt économique national et la performance évaluée en termes de bénéfice/coût, qui font partie intégrante du modèle, ne sont pas toujours compatibles). Les procédures industrielles et managériales sont les mieux adaptées pour réaliser cet objectif. Une entreprise doit d’abord optimiser le rapport coût/bénéfice. Il faut pour cela pouvoir les mesurer, il faut trouver des chiffres qui quantifient le coût et le bénéfice. Mesurer les coûts est, en théorie, assez facile : il suffit de compter l’argent investit dans telle ou telle action. Ceci nécessite de mettre en place un système de comptabilité analytique, qui prend en compte toutes les sources de dépense. C’est le « prix de revient » des exercices de calcul à l’école primaire. Le bénéfice est déjà plus difficile à estimer. Dans un processus mené à son terme, c’est-à-dire qui s’est traduit par un produit commercialisable, le bénéfice s’évalue assez facilement en dollars ou en euros. Mais en comptabilité analytique on doit évaluer chaque poste indépendamment, afin de mesurer sa productivité individuelle. Ceci permet de transférer les moyens vers les postes les plus productifs et aussi accessoirement de mieux définir la rémunération de chacun en fonction de la productivité de son poste. Pour ce qui est de la recherche fondamentale, ou amont, on utilise non plus des dollars ou des euros, mais des nombres appelés « indicateurs » pour caractériser la performance. Un chercheur « amont » produit des publications. Il y a là un moyen de donner une évaluation chiffrée de ses performances. D’où la mise en place d’outils de plus en plus sophistiqués pour traduire la production d’articles scientifiques en un nombre quantifiant sa valeur. Finalement chaque chercheur, chaque laboratoire, chaque établissement se voit attribuer un indice de performance en termes de rapport coût/bénéfice. Ce que nous appelons ici indice de performance est une notation chiffrée plus globale qui synthétise tous les indicateurs. On possède finalement un ensemble de nombres, tout à fait objectifs en apparence et facilement manipulables par des ordinateurs, qui permettent de transférer les crédits vers ce qui marche en les prélevant sur ce qui ne marche pas, afin de rendre l’ensemble du dispositif plus efficace. Les transferts de ressources (aussi bien financières qu’humaines, l’ordinateur ne fait pas la différence) se font à toutes les échelles. Ainsi, un établissement (une université par exemple), se verra attribuer par le ministère de l’enseignement supérieur une dotation de recherche proportionnelle à la somme des notes obtenues par les laboratoires qu’il abrite. Au niveau le plus bas, un chercheur pourra aussi recevoir individuellement une prime si ses performances, mesurées par les indicateurs mentionnées ci-dessus, sont élevées. Si ses indicateurs sont mauvais, il se verra transféré dans une unité plus performante. Le système sera ainsi globalement amélioré par le jeu des incitations financières et des transferts de personnels. Ce jeu se joue à l’échelle internationale, et un pays peut légitimement surenchérir sur un autre pour s’octroyer les services d’un chercheur particulièrement performant. C’est tout simple.

La mise en œuvre de la technoscience

La technoscience, c’est tout simplement la politique actuelle de recherche publique dans son ensemble, qui ne saurait être résumée en quelques paragraphes. Nous nous contenterons d’évoquer brièvement deux exemples emblématiques de la mise en œuvre de la technoscience : l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et L’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES).

Le transfert de la finalité de la recherche du domaine intellectuel vers le domaine purement utilitaire, et par là économique, se traduit logiquement par des mesures concrètes visant à améliorer sa productivité mesurée en unité monétaire. Cette démarche est illustrée à travers le nouveau contrat d’objectifs du CNRS avec l’État, votées par le conseil d’administration de l’organisme le 25 juin 2009 http://www.cnrs.fr/fr/une/docs/Contrat-CNRS-Etat-20090625CA.pdf. La première phrase qui décrit ce « modèle commun à tous les grands pays industrialisés » [L’argument « c’est forcément bon pour nous puisque les pays les plus performants procèdent ainsi », en substance, revient plusieurs fois dans ce document. Abondamment utilisé dans le domaine financier, il est permis de mettre en doute la pertinence de la copie systématique de ce qui se fait dans les pays les plus « performants »] est « L’Etat fixe les grandes priorités de la Recherche », mis en exergue avec toute la puissance de la sobriété. Les modalités pratiques sont ensuite longuement précisées. Outre la mise en place nécessaire et implicite de la comptabilité analytique présentée ci-dessus, les grandes tendances sont : la définition d’objectifs concrets et précis, la réalisation d’économies d’échelle par mutualisation de moyens, l’accroissement de la mise en œuvre de la convergence qui inclut un renforcement des liens avec l’industrie. Ce document met une touche finale à un processus qui avait commencé par la mise en place de l’ANR, organisme qui finance désormais en grande partie la recherche par contrats sur projets. A travers la notion de projets et d’objectifs précis et bien définis, aussi bien scientifiquement que dans le détail de leur financement, l’ANR s’inscrivait déjà clairement dans la logique technoscientifique. L’AERES n’en relève pas avec autant d’évidence. L’évaluation de la recherche essentiellement à travers des indicateurs numériques l’a précédé, et est largement, et de plus en plus, mise en œuvre par les EPST eux-mêmes. L’évaluation conjointe de l’enseignement, des établissements et des laboratoires est un point positif qui pourrait apporter davantage de cohérence dans la politique scientifique globale. L’évaluation individuelle des chercheurs du CNRS échappe, pour le moment, à l’AERES. On peut le déplorer, pour les raisons de cohérences mises en avant ci-dessus. On peut aussi s’en réjouir, car l’évaluation des chercheurs par le CoNRS [Comité National de la Recherche Scientifique, émanation interne du CNRS] s’effectue aujourd’hui de façon collégiale, approfondie, avec un suivi tout au long de la carrière, et non pas uniquement sur la base d’indicateurs chiffrés comme le ferait très probablement l’AERES, dont l’action s’inscrit nettement dans un schéma d’harmonisation européenne de la recherche qui ne considère de toute évidence pas le CoNRS comme un modèle souhaitable de gestion des ressources humaines. L’AERES produit des avis exprimés par une note dont dépend l’attribution des moyens aux composantes de recherches. C’est en ce sens une agence de notation qui s’insert naturellement, sans en être pour l’instant le fer de lance le plus aiguisé, dans le schéma technoscientifique.

Ce texte s’achève, un peu abruptement sans doute, sans aborder de façon détaillée l’incidence sur la vie quotidienne des chercheurs de la profonde mutation qui s’opère dans le monde de la recherche académique. Le but était davantage ici d’essayer de mieux comprendre les raisons de la mise en place d’une politique de recherche profondément différente de celle qui prévalait depuis plus d’une génération. Il n’était pas question de décrire les innombrables changements survenus ces dernières années dans la vie du chercheur. Les conséquences concrètes (en bien ou en mal) de la mise en œuvre pratique de la technoscience pour le chercheur et le laboratoire sont chaque jour un peu plus visibles. Elles ont été (et sont toujours) abondamment analysées ailleurs. Subreptices ou claironnées, temporaire ou pérennes, clairement imposées ou sous couvert de négociations de façade, acceptées ou rejetées par la communauté scientifique, les réformes se poursuivent, incoercibles.

Jean-Marc L’Hermite est chercheur au CNRS Article publié initialement le 30 juillet 2009 sur le site de Sauvons la Recherche