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  Mai 68 : héritage et héritiers.

mardi 29 avril 2008, par François Saint Pierre

Enjeux de mémoire.

Les archives de 68 sont extrêmement abondantes et nombre d’acteurs sont toujours vivants. L’histoire factuelle des événements de mai 68 est déjà écrite, mais 40 ans après, éditorialistes, essayistes, sociologues, politologues, historiens, etc…, essayent encore de donner du sens à ce moment historique. Ce printemps 2008 a vu l’éclosion d’une floraison de livres, d’articles, de débats et d’émissions sur mai 68. Se situer positivement ou négativement par rapport à cette période, c’est aussi s’engager clairement dans les luttes politiques d’aujourd’hui. L’écriture de l’histoire a toujours été une arme de guerre pour les pouvoirs en place ou pour les idéologies. Montrer, à travers des exemples historiques, la faillite des idées de l’adversaire est la démonstration idéale en politique. A la fin du mois de juin 68 pour des millions de personnes, qui avaient cru un temps pouvoir changer le monde, est arrivée l’heure de la défaite politique. Ironie de l’histoire, les soixante-huitards sont accusés d’avoir profondément modifié la société, dans le mauvais sens évidemment. Pire, ceux qui se vivaient comme des anti "société de consommation" sont accusés d’avoir favorisé la montée de l’ultralibéralisme et de l’individualisme.

La droite n’a jamais apprécié l’anti-autoritarisme de mai 68 et les communistes ne pouvaient pas être d’accord avec un mouvement qui majoritairement, contrairement à la théorie léniniste, voulait changer le monde sans se préoccuper de prendre le pouvoir. Les accords de Grenelle négociés par les syndicats ont été rapidement minimisés. Dans un premier temps on aurait pu penser que l’histoire ferait un bilan mitigé : défaite politique, compromis social, changement sociétal positif. Après le passage du SIDA et le come back sur la scène médiatique des moralistes, la révolution sociétale a été disqualifiée. Cette époque, qui pendant longtemps a été présentée comme une grande avancée pour les droits de la personne humaine a fini par se faire accuser d’avoir été à l’origine de la déliquescence familiale ou d’avoir favorisé la pédophilie. A coup d’images chocs et de reportages mettant en valeur ceux de cette génération qui sont devenus des "people", les grands médias ont réussi, anniversaire après anniversaire, à imposer, comme version dominante, celle d’un gros chahut d’étudiants bourgeois qui avaient envie d’un peu plus de liberté sexuelle. Génération de privilégiés qui auraient ensuite profité à fond de la société de consommation. Pendant ce temps des intellectuels de droite ou de gauche expliquaient que « mai 68 » n’était que le début d’une dérive narcissique et individualiste qui ouvrait la voie à l’emballement de la société de consommation et à l’ultralibéralisme des années 80/90. A la suite d’Alain Finkielkraut, Nicolas Sarkozy accusait pendant sa campagne électorale « mai 68 » d’être à l’origine d’un "relativisme intellectuel et moral" désastreux pour toute la société. "Il est interdit d’interdire" n’est plus compris comme une critique de l’autoritarisme abusif, mais comme le refus de l’autorité nécessaire au fonctionnement de la famille et des institutions. Rares aujourd’hui sont les intellectuels qui comme Daniel Ben Saïd ou Alain Badiou acceptent sans broncher l’étiquette 68.

Devant une lecture aussi négative, la question n’est pas de savoir s’il faut liquider l’héritage de 68, mais plutôt de savoir s’il y a encore des héritiers. Si certains, comme Cohn-Bendit ou Serge July, ont publiquement renoncé à assumer cet héritage, en est-il de même de tous ces anonymes, étudiants ou ouvriers qui ont pris la parole pendant ces mois de mai et juin ? Plus important y a-t-il des leçons de ce moment historique qui pourraient être utiles aux générations suivantes ?

Le contexte national et international.

S’il est légitime de mettre l’accent sur ce qui s’est passé en France, il ne faut pas oublier que le monde entier a été concerné par cette période. L’anticolonialisme s’est traduit entre 1965 et 1968 par de nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam, souvent assez violentes car mal supportées par les pouvoirs en place, dans la plupart des grands pays occidentaux. Ces manifestations qui se voulaient pacifistes n’étaient pas un soutien au communisme mais traduisaient le refus d’actes de guerre inhumains. Dans cette période de décolonisation et avec les premiers effets de la mondialisation émergeait une conscience égalitaire mondiale qui reconnaissait le droit de chaque peuple à être respecté malgré les différences. L’anti-impérialisme ne peut se réduire comme souvent on a essayé de le dire à un anti-américanisme primaire.

Les locaux universitaires n’arrivaient pas à contenir l’augmentation du nombre d’étudiants, environ 20% par an par exemple dans une université comme Toulouse dans les années 60. L’enseignement universitaire jadis réservé à l’élite s’est étendu aux enfants des classes moyennes et comportait en 68 environ 10% d’enfants d’ouvriers. Les amphithéâtres surchargés étaient le lieu commun des universités européennes. Plutôt que de faire un effort financier important le gouvernement de l’époque avait proposé pour résoudre la pénurie de locaux de mettre en place un processus de sélection à l’entrée des universités.

La culture des années 60, influencée par la beat génération, puis par le mouvement hippie s’est fortement retrouvée en décalage avec celle des générations précédentes. Cela s’est traduit dans le monde artistique par l’émergence de nombreux courants d’avant garde qui remettaient en cause les valeurs esthétiques classiques. La musique rock puis la pop symbolisaient auprès de la jeunesse leur volonté d’une profonde rupture culturelle par rapport aux générations précédentes.

Si la croissance était au rendez-vous dans les pays occidentaux, la démocratie était restée à la porte des entreprises, les patrons étaient tous plus ou moins paternalistes mais pas du tout prêts à reconnaître plus de droits aux syndicats et à accorder plus de pouvoirs d’achat aux salariés. Le système soviétique qui avait servi pendant quelques années de référence idéologique n’était plus prisé par les intellectuels qui venaient de découvrir le goulag. La contestation de ce système commençait à prendre des formes de plus en plus radicales en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. Si le "métro, dodo, boulot" était remis en cause, le modèle communiste n’était déjà plus crédible et les critiques de la société de consommation étaient encore hors du champ politique traditionnel.

Les premiers textes d’écologie politique commençaient à émerger dans les mouvements antinucléaires et dans le PSU, qui était alors inspiré par les ouvrages de Jacques Ellul. Au départ ces textes, mélange d’une critique de l’idée de progrès et des premières inquiétudes sur le devenir de la nature dans ce monde en rapide expansion, essayaient de dépasser la dichotomie capitalisme/marxisme.

Les changements dans les mœurs avaient été amorcés dès le début de la guerre. Le rapport Kinsey a été publié en 1948 /1953 et en 1966 sont publiés les premiers travaux de Masters & Johnson. Depuis les années 1960 le Women’s Lib structure aux États-Unis la lutte des femmes pour l’émancipation. En France depuis Simone de Beauvoir le féminisme gagnait du terrain et dans les années 60 les études sociologiques montraient clairement que la société était en profonde mutation.

C’est dans cette ambiance mondialement contestataire par rapport à l’ordre établi que commencent en France le 22 mars les premiers événements universitaires repérés par la presse comme méritant de faire l’actualité. Ce n’est pas la France qui s’ennuyait, comme l’écrivait naïvement Pierre Vianson-Ponté dans le Monde du 15 mars 1968, mais les médias qui oubliaient de regarder les mutations en cours.

Les événements

- Des centaines de manifestations.

- Des facultés et des lieux à vocation artistique occupées.

- Une dizaine de nuits avec des barricades.

- Un mois de grève générale, la France paralysée

- Les accords de Grenelle, jugés décevants eu égard à l’importance de la grève, non signés, mais conclus le 27 mai.

- Un pouvoir flottant.

- Une manifestation avec Malraux en tête le 30 mai pour soutenir le Général de Gaule.

- Une magistrale victoire électorale de l’UDR le 23 et 30 juin.

- En France il n’y a eu que 7 morts et 2000 blessés, ailleurs ce fut parfois bien plus violent.

La diversité sociale et idéologique

Un mythe perdure : celui d’une révolte des enfants de la bourgeoisie. Si à cette époque l’université était difficile d’accès pour les catégories sociales défavorisées, bon nombre de ceux qui avaient réussi à y rentrer se sont retrouvés dans le mouvement. La jeunesse issue de la classe ouvrière n’a pas été mise en valeur par la classe médiatique qui par narcissisme a accentué le côté bourgeois et parisien des événements. Pourtant c’est cette jeunesse qui a permis un lien à la base entre les ouvriers et les étudiants. Ce lien n’a pu être créé au sommet des organisations syndicales et étudiantes prisonnières des présupposés idéologiques de l’époque.

En 68 les possédants ont eu une sacrée trouille. A tort évidemment car 68 ne pouvait absolument pas prendre le pouvoir et les déposséder de leurs avantages acquis. Avoir des avantages et des privilèges rend réactionnaire à tout changement, Malraux mais aussi pas mal de notables intellectuels de l’époque ont occupés activement l’espace de la frilosité. Naturellement bon nombre de soixante-huitards, applaudis et encouragés par les conservateurs, sont devenus après leur réussite sociale des sacrés réactionnaires.

Ce qui a fait la force de ces événements c’est la participation, certes à des degrés divers, de quasiment toutes les catégories sociales et de tous les courants politiques.

- La droite conservatrice après avoir eu quelques doutes a mis toutes ses forces du côté de l’immobilisme.

- La droite libérale, pourtant très critique sur la manière, a apprécié la remise en cause du national républicanisme. Par la suite elle a cherché des convergences notamment du côté sociétal, cela lui a permis de supplanter en 1974 les héritiers du gaullisme.

- Les socialistes n’ont pas tout compris sur le moment, mais se sont en général ralliés avec retard aux idées de 68. Le ralliement d’une bonne partie des anciens PSU au parti socialiste lui ont permis après-coup de récupérer une partie de l’héritage. Cela explique les attaques extrêmement violentes de Nicolas Sarkozy contre cette période, pendant la dernière campagne électorale des présidentielles.

- Les communistes n’ont pas soutenu le mouvement étudiant et ont essayé de bien le séparer de la grande grève ouvrière.

- Les gauchistes avaient une vision très politisée de l’action mais ils étaient très minoritaires dans le mouvement. Ce sont eux qui ont un moment cru au grand soir et qui ont été déçu.

- Les anarchistes organisés ont activement participé mais ils étaient extrêmement minoritaires. Par contre les libertaires spontex étaient finalement assez majoritaires. Présents dans les actions mais sans volonté réelle de prendre le pouvoir ce sont eux qui ont donné la tonalité dominante de 68.

- Les situationnistes, radicaux marginaux mais efficaces, inspirés par des théoriciens brillants comme Guy Debord ou Raoul Vaneigem, ont souvent été les auteurs de slogans remarquables.

- Les maoïstes étaient un petit groupe d’intellectuels parisiens basé essentiellement à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, qui se sont surtout fait remarquer dans la période qui a suivi le mois de mai. Très bons élèves ils ont souvent fait de belles carrières professionnelles et, par facilité, les médias en ont souvent fait le prototype du soixante-huitard. Évidemment leur maoïsme n’avait pas grand-chose à voir avec le réel de la Chine et tenait plus d’un snobisme politique qui leur permettait de se décaler du communisme de l’union soviétique.

- Les grands intellectuels Lévi-Strauss, Lacan, Bourdieu, Foucault, Derrida, que l’on a accusé d’être à l’origine du "relativisme intellectuel et moral" ont tous gardé une grande distance avec les événements proprement dit.

Les conséquences.

Sur le moment mai 68 a été vécu de manière positive par la population. Peu ont vraiment cru au grand soir qui allait changer le monde mais beaucoup ont vécu cette période comme un moment privilégié de participation à l’Histoire. Rares, parmi ceux qui ont participé aux manifestations ou aux grèves, sont ceux qui en parlent négativement. Si la droite a réussi à minimiser l’événement elle n’a pas réussi à en faire une lecture triste !

Le pouvoir en place n’a pas été renversé et les élections de juin ont confirmé la main mise de la droite sur le parlement, pourtant à partir de 68 la droite républicaine allait petit à petit évoluer vers un social-libéralisme moderne notamment sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing.

Les accords de Grenelle bien extrêmement minimisés dans le discours officiels ont redonné confiance à la classe ouvrière et ont participé en profondeur à la modification des rapports dans les entreprises : 68 marque la fin du modèle paternaliste.

Si 68 a gardé malgré toutes les attaques une image positive c’est parce que les paroles qui jaillissaient dans tous les sens et apparemment sans grande cohérence idéologique ont été finalement performatives. La société a été en quelques années transformée en profondeur, la France d’avant 68 représente pour les jeunes générations d’aujourd’hui un passé complètement révolu.

Mai 68 et le relativisme moral.

Une société pour tenir a besoin de structures. Ce qui fait tenir ces structures, c’est une acceptation sociale profonde construite dans un temps long et en référence aux fondamentaux anthropologiques. 68 et toute la période 60/70 a remis en cause la rigidité des structures sociales et notamment la force des interdits moralisateurs. Les rapports de domination ont été attaqués dans le couple, dans la famille, dans l’entreprise, etc.... Ceux qui pensent que la morale c’est le respect de règles universelles et intemporelles n’ont pas du tout apprécié. 68 n’est pas le refus de la morale, mais un moment de remise en question des fondamentaux qui servent à construire les références morales. Cette époque a été un moment intense pour la pensée des droits de l’homme. La morale politique qui commençait à se mettre en place à l’époque était : "tout s’achète - tout se vend", morale qui a trouvé son heure de gloire dans les années ultralibérales dominées par les figures de Thatcher et de Reagan. Le modèle de la morale kantienne, qui dans sa version excessive revient au respect scrupuleux de la légalité, a été effectivement fortement contesté par un mouvement qui était plutôt du côté de l’éthique habermasienne. La morale sans se couper des grandes valeurs fondamentales, égalité, liberté, solidarité, justice, doit se construire par l’échange dans une démocratie participative et délibérative et n’est surtout pas la soumission au vieux système patriarcal autoritaire.

Retour sur l’avenir.

Mai et juin 68 c’est le moment phare de la période des années 60/70 les années 80/90 sont dans le monde celles de l’aveuglement ultralibéral et en France celle de la déception socialiste. Depuis quelques années la jeunesse, qui n’est pas aussi lobotomisée, par la société de consommation, qu’on veut bien le dire semble, aller vers une lucidité critique et pessimiste. Le malaise dans la mondialisation est de plus en plus palpable. La croissance est toujours l’alpha et l’oméga de la classe politique de ce monde dit démocratique dont nous sommes si fiers. Il n’y a pas que les cassandres écologiques pour avoir un doute sur la durabilité de notre modèle social. Sur les murs de 68 on pouvait lire "il faut explorer systématiquement le hasard", il serait temps de sortir des positions économiques dogmatiques qui conduisent la société sur un mur. Après l’échec du communisme, il ne s’agit pas de reconstruire une position idéologique naïve, mais de penser les articulations nécessaires entre une mondialisation durable et les droits de l’homme dans une démocratie sociale. Internet, qui véhicule parfois le pire, est peut-être le meilleur moyen de favoriser la prise de parole de tous les citoyens du monde, condition nécessaire pour changer nos représentations et pour essayer de faire évoluer la société vers un avenir meilleur.