Le Café Politique

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  La République marâtre

mercredi 30 novembre 2005, par François-Xavier Barandiaran

Devinette : qui a dit ou écrit : • « Que peut espérer un jeune qui naît dans un quartier sans âme, qui vit dans un immeuble laid entouré d’autres laideurs, des murs gris sur un paysage gris pour une vie grise, avec tout autour une société qui préfère détourner le regard et n’intervient que lorsqu’il faut se fâcher, interdire ? » • « Dans les banlieues déshéritées règne une terreur molle. Quand trop de jeunes ne voient poindre que le chômage ou des petits stages au terme d’études incertaines, ils finissent par se révolter. Pour l’heure l’Etat s’efforce de maintenir l’ordre et le traitement social du chômage évite le pire. Mais, jusqu’à quand ? » Le premier, très lyrique, a été prononcé par F.Mitterrand en 1990 et le second est extrait d’un livre publié par J.Chirac, alors maire de Paris et qui, quelques mois après, allait construire sa campagne sur la fameuse « fracture sociale ». Devant une telle justesse dans l’analyse et à la lumière des événements survenus récemment dans 300 villes françaises, une question surgit, lancinante : mais, alors, pourquoi on a laissé s’aggraver le problème en continuant de « détourner le regard » ? Pour citer encore un éminent personnage de la République, Ph. Séguin : « La question n’est pas pourquoi ça pète, mais comment ça ne pète pas plus souvent » !

Comment s’étonner, dès lors, de l’explosion violente de la dernière génération d’ados et des jeunes de ces cités oubliées de la République, sauf quand une certaine presse -pour entretenir la psychose sécuritaire- se focalisait sur les trafics de l’économie clandestine ou la soi-disant incapacité de la police à y faire régner l’ordre ? Cette fois-ci le couvercle a sauté pour de bon et, enfin, les jeunes ont pu s’exprimer, de même que les « grands frères », les adultes travaillant dans les associations et les maires de ces communes. Et, ô surprise !, dans l’ensemble les médias ont rempli assez objectivement leur rôle d’information et d’analyse.

De cette explosion de feu et de paroles je retiendrai ce qui me semble le plus significatif : le rejet du mépris dont ils se sentent l’objet et le désespoir d’une génération bannie de notre société. Ces jeunes marqués par l’expérience de leurs frères aînés et de leurs pères, quand ils se projettent dans l’avenir (comme chacun de nos enfants), voient qu’il n’y a pas de futur pour eux. Ils sont pris dans le piège des « quartiers » fermés sur eux-mêmes, alors qu’ils aimeraient bien « être des français à part entière et pas des français entièrement à part », selon la formule lapidaire de l’un d’entre eux. Ils se sont révoltés, parce qu’ils croyaient à la promesse de l’égalité républicaine ! Mais la promesse n’a pas été tenue. Ils se savent exclus de l’ascenseur social de l’Education Nationale, ségrégués quand ils veulent entrer dans les bars ou les boîtes de nuit, quand ils envoient leur curriculum vitae ou quand ils font des demandes de logement en dehors de leur quartier. Parmi les flots d’humiliations subies au quotidien, que ces jeunes ont renvoyées à la figure d’une France bien-pensante, je n’en retiendrai que deux :
  Notre société post-moderne n’a plus besoin de faire porter aux damnés un signe distinctif, comme jadis l’étoile jaune. La marque congénitale et indélébile, ils la portent dans leur figure, dans leur faciès d’africains ou de maghrébins. Et ce signe ne change pas, qu’ils soient immigrés ou nés en France de la deuxième ou de la…cinquième génération ! Jusqu’à quand va-t-on appeler ces jeunes français, mais qui n’ont pas une « gueule de blanc », des « jeunes issus de l’émigration » ? Quand commencerons-nous à nous rendre à l’évidence, à accepter que la France multiple est pluriculturelle, pluriraciale et plurireligieuse ?
  Il est de bon ton de colporter, à l’instar de la plupart des médias, dans nos conversations des clichés comme celui du marché de la drogue dans ces banlieues, comme s’il n’y avait pas des millions de gens des beaux quartiers qui en achètent et en consomment. Ou encore de traiter ces jeunes des bons-à-rien, qui ne veulent pas travailler, quand on sait, aujourd’hui, qu’à diplôme égal (et Dieu sait s’il faut de la volonté à ces jeunes pour les obtenir !), ils ont infiniment moins de chances d’être embauchés. Un patron « beur »,- de ceux qu’on met en avant, ces jours-ci, parce qu’ils ont réussi), disait que, quand on est du département 93 c’est un frein pour trouver un emploi, si en plus on habité dans tel ou tel quartier, les chances diminuent encore, mais si on porte un nom avec certaines consonances, le handicap est presque fatal ! Avec une franchise qui lui fait honneur (mais, alors, qu’attend-il pour agir ?) J.Borloo a reconnu : « la discrimination vis-à-vis des maghrébins ou des noirs, pour les appeler par leur nom, qu’ils soient français ou non, est, dans le domaine de l’emploi, largement et impunément pratiquée »

Certains ont cherché des explications -pas fausses, sans doute, mais secondaires- comme la démission des pères, la culture du machisme et de la violence, le mimétisme du comportement entre bandes, etc.. Mais, l’embrasement des « quartiers » est surtout et avant tout le fruit d’un refoulement de ces populations hors du cadre social, culturel et urbanistique. Ces voitures brûlées ou les équipements collectifs détruits constitueraient un petit prix, si la majorité des français prenaient conscience des discriminations dont sont victimes ces populations. Et, pour cela, la première des conditions est d’appeler les choses par leur nom. Ce à quoi je voudrais contribuer par ce petit texte, c’est à changer notre regard et notre comportement vis-à-vis des immigrés, tâche à recommencer toujours. Pendant longtemps on s’est servi d’euphémismes, comme « difficulté d’insertion », ou la méfiance des français de souche devant les difficultés de coexistence à craindre entre « personnes de culture différente ». Plus tard, on a parlé de « discrimination sociale », ce qui, selon le petit Robert, veut dire : séparer un groupe social en le traitant plus mal. Il faut, à présent, parler de « ségrégation raciale » ou, pour le dire plus carrément, de racisme et de colonialisme intérieur.

La gauche, aussi, a à faire un profond examen de conscience, parce qu’il y va de sa crédibilité et parce qu’elle n’a pas été à la hauteur, au regard de la question de l’immigration. Prenons la question de la participation des immigrés aux élections municipales. Depuis 1978 cela figurait dans le programme du parti socialiste, si bien que F.Mitterrand en avait fait l’une de ses 110 propositions pour sa campagne électorale, la reprenant huit ans plus tard, en 1998. Promesse vite oubliée, ainsi que par Jospin, sous prétexte que « le pays n’était pas prêt ». Et, trente ans après, on en est au même point ! et, même en recul, si l’on s’en tient au peu de place accordée à cette question par les motions du dernier congrès socialiste. Les Verts et le PC étaient aussi favorables au moment du gouvernement de la gauche, mais rien ne s’en est suivi. Pourtant, la France, à la traîne par rapport à d’autres pays européens, sortirait grandie, et l’intégration des immigrés se présenterait sous une autre tournure, si, sous certaines conditions, les étrangers qui habitent et travaillent en France depuis tant d’années, pouvaient prendre part à la vie municipale. Quant à leurs enfants français, combien sont-ils à faire partie des dirigeants et des élus des partis de gauche ? Pas de député ni de sénateur, à peine 37 conseillers régionaux, et combien d’obstacles à franchir pour que, comme F.Hollande dit le souhaiter, ces français « de couleur » occupent la place qui leur revient dans toute la vie politique du pays ? Les enquêtes d’opinion montrent, pourtant, que les immigrés et leurs enfants français se sentent plus proches de la gauche que de la droite. Mais, après des débuts prometteurs, lors de la première présidence de Mitterrand et de la marche des « beurs », ces questions restent bloquées par la peur d’apporter des voix à l’extrême droite et par ce qu’on a appelé la « lépénisation des esprits », si présente aujourd’hui dans les discours de de Villiers et de Sarkozy.

Chirac a eu raison de dire « aux enfants des quartiers difficiles… qu’ils sont tous les fils et les filles de la République », mais, si la République se contente des quelques mesures d’urgence annoncées, elle continuera de se comporter en mère indigne. Nous devons nous atteler à un regard lucide sur notre passé colonial, à une lutte sans merci contre toutes les formes de racisme et à un chantier de refonte de ces banlieues-ghettos, tâche qui est devenue une priorité nationale. Ce qui est le plus à craindre, après ces trois semaines d’embrasement des « quartiers », c’est qu’une fois l’ordre revenu l’oubli ne tombe à nouveau sur ces cités et que dans 3, 5 ou 10 ans on ne se retrouve pas dans une situation encore plus catastrophique, parce que « à une vie sans avenir on ne peut opposer qu’une colère sans limites » (le président d’une association de soutien scolaire).