Le Café Politique

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  Le journal télévisé et le citoyen

samedi 10 janvier 2004, par François-Xavier Barandiaran

Dans la « Théorie de l’activité communicationnelle » J.Habermas distingue les deux types d’échange rationnel qui existent dans la communication entre les hommes : l’activité communicationnelle, qui fonde son éthique, et où les partenaires échangent des arguments, dans l’impartialité, de telle sorte que c’est l’argument le meilleur qui l’emporte, et l’activité instrumentale, qui est orientée vers le succès, vers la séduction, vers la conquête d’autrui par tous les moyens adéquats : l’autre n’est pas un sujet dialoguant, mais une proie qu’on cherche à s’approprier au prix d’une manipulation . Les ressorts et le mode de fonctionnement de la télévision la situent, de toute évidence, dans la deuxième catégorie. En ne considérant que le rôle joué par la TV dans le champ de l’information et du débat politiques, je vais essayer de le prouver, en adhérant à l’avis de P.Bourdieu quand il affirme que la TV "fait courir un grand risque à la vie politique et à la démocratie". Depuis une vingtaine d’années nous assistons à une marchandisation de l’information : de même qu’il y a une société de marché, il y a un journalisme de marché !. L’information tend à n’être qu’une branche de la communication soumise aux lois du marché et faisant l’objet des négociations de l’OMC. L’information, assimilée à de la communication, peut rapporter gros ! Cette réalité nouvelle saute aux yeux, sans jeu de mots, quand il s’agit de la télévision. L’Audimat , qui mesure en permanence le taux d’audience de chaque chaîne, est le maître absolu qui traduit les parts de marché corrélées avec les rentrées publicitaires. Tout le reste va en découler, depuis les programmes de divertissement jusqu’au journal d’information. Le but c’est de garder le plus grand nombre de téléspectateurs par la sélection de tout ce qui est spectaculaire et sensationnel : les faits divers, les drames et le crime font toujours recette. La dramatisation, même de faits banals, sera la norme : l’exemple qui reste dans toutes les mémoires est l’ouverture, par R.Giquel, d’un journal télévisé par ces mots : « La France a peur ! » On va offrir en pâture les sujets racoleurs, populistes, anecdotiques, en cherchant le « scoop » : être le premier à envoyer des images de l’événement. Pas l’information vraie, mais celle qui va intéresser, qui va fasciner le spectateur. De toute évidence la TV s’adresse beaucoup plus au consommateur qu’au citoyen. Comment, dès lors, classer encore la TV comme un rouage important de la démocratie, quand elle essaie de dépolitiser le spectateur, se contentant d’une information soft pour citoyen-consommateur-individualiste, plus soucieux de son bonheur que de la coresponsabilité politique ? D’où la place dans l’information des questions sociétales passe-partout, comme loisirs, santé… Si on y ajoute les sports, les faits divers (tout ce qui fait diversion), on comprendra qu’il ne restera, dans le journal télévisé, plus beaucoup de place pour les informations dont le citoyen a besoin pour prendre sa place responsable. Beaucoup d’affect et…peu d’intellect ! Or, pour revenir à la classification de l’activité communicationnelle de J.Habermas, la mission du journalisme sérieux reste toujours celle de servir l’information objective (fournie par les agences ou débusquée après enquête), vérifiée (non confondue avec la propagande, ou la rumeur, ou la communication intéressée), mise en perspective et placée dans son contexte, de façon à mettre en évidence les enjeux politiques. Bref, une information complète, intelligible et contradictoire, fruit d’une distanciation analytique et permettant de comprendre la complexité du monde. A la place de cela les journaux télévisés des diverses chaînes, se copiant les unes les autres dans un mimétisme affligeant, servent une information préformatée, préparée dans l’urgence, où l’image prend le dessus sur le sens. Voilà, donc, la politique réduite à des simplifications démotivantes ou à une sorte de spectacle montrant les conflits de personnes, qui passent plus ou moins bien au petit écran, ou encore à des affrontements-pugilats où le spectateur est censé compter les points (cf. dernière émission de « 100 minutes pour convaincre » avec Sarkozy en face de T.Ramadan et le Pen ). Or, beaucoup de gens ne connaissent de l’actualité que les infos données par la TV ou les flash de Frane-Info. On s’est souvent interrogé sur le pouvoir d’influence de la TV : elle conditionne sans doute l’opinion des téléspectateurs, mais je ne pense pas qu’il faille lui attribuer le pouvoir de faire tomber ou de maintenir en place tel ou tel régime. Son influence est plus sournoise : renforcée, de plus en plus, par les multimédias, la TV a déteint sur tout le champ journalistique jusqu’à en devenir le paradigme pour les autres médias : par la hiérarchisation de l’information (ce que l’on dit et, surtout, ce dont on ne parle pas !, en excluant tout ce qui peut provoquer débat, les clés des affrontements politiques et l’ouverture à l’international), par le cadrage ou l’angle à partir duquel on donne l’information (cf. la façon de traiter les problèmes des banlieues), par l’ambiguïté et la confusion des mots choisis (musulman, islamisme, terrorisme), par l’insistance d’évocation de certains problèmes (l’insécurité, lors de la dernière campagne pour les élections présidentielles). Je citerai encore P.Bourdieu : « la TV est un formidable instrument de maintien de l’ordre symbolique » Pourtant, malgré la mainmise grandissante du marché, à travers les géants industriels de l’informatique, de la téléphonie et de la TV (cf. les regroupements, fusions et absorptions des divers médias, sur le plan national, et surtout international), il reste, quand même, au citoyen la possibilité de choisir un certain nombre de moyens d’être informé. Mais, cela demande un effort, qui va au-delà de l’écoute distraite de la radio en se rendant au travail et du journal télévisé du soir. Comme dit I.Ramonet : « s’informer fatigue…(mais) la démocratie est à ce prix »

Lectures recommandées :
- « Sur la télévision ».P.Bourdieu. Ed. Raisons d’agir.
- « La tyrannie de la communication » I.Ramonet. Folio Actuel.