jeudi 30 avril 2015, par François Saint Pierre
La quantité d’information qui circule dans les médias est telle qu’il est difficile de ne pas avoir un sentiment de lassitude devant ce flot ininterrompu de faits divers, de catastrophes, de guerres, de décisions de justice, d’actes de terrorisme ou tout simplement de choix politiques qui mériteraient réflexion. Il suffit de prendre une tranche d’information dans l’actualité, pendant une période d’un mois, pour avoir des doutes sur sa propre capacité à avoir une opinion, un tant soit peu élaborée, sur tous ces sujets. Si une sensibilité politique de droite ou de gauche, ainsi qu’une bonne culture générale, permettent de se repérer un peu, il est souvent difficile de savoir quelles sont les décisions optimales qu’il faudrait préconiser pour rester cohérent avec ses valeurs et ses principes. Le plein exercice de la citoyenneté devient un art difficile car ce diagnostic est autant vrai pour les enjeux locaux, nationaux, européens qu’internationaux.
"Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple" de l’article 2 de notre constitution suppose un peuple capable d’avoir une opinion construite sur les enjeux du monde dans lequel nous vivons. Utopie bien lointaine car notre système représentatif se contente essentiellement de laisser de temps en temps le citoyen participer à la dernière étape du choix d’une "élite politique" en charge des décisions nécessaires au fonctionnement de la société. Ce système s’articule sur la responsabilité politique des partis, en charge des grandes options stratégiques, et celle des élus, qui doivent mettre en œuvre concrètement les orientations sélectionnées par le processus électoral. Si le citoyen pris au hasard est considéré comme compétent pour être juré dans une cour d’assises, il n’est plus, sauf cas exceptionnel du référendum, jugé apte à peser directement sur la conduite des affaires économiques, sociales et politiques. Si la participation à la vie d’un parti politique peut donner l’impression d’avoir une capacité d’influence, la tendance actuelle est, au sein de la plupart des partis, de se conformer à l’opinion des principaux dirigeants. L’engagement dans les partis est donc plus souvent lié à une stratégie d’intérêt personnel qu’à une volonté de défendre une vision de la société.
La complexité du monde est telle que le citoyen lambda est considéré comme hors-jeu, il ne pèse plus en général que par la possibilité de manifester en grand nombre dans les rues ou par le poids de l’opinion publique, mesurée lors des sondages. L’opinion qui est exprimée dans ces enquêtes est le plus souvent une opinion a priori, qui a très peu de lien avec le débat public censé permettre à chacun de se forger un avis conséquent. Le référendum de 2005 qui a pris la classe médiatico-politique à contre-pied, tellement elle était persuadée que le vote oui pronostiqué au départ par les sondages allait se réaliser, est un contre-exemple particulièrement démonstratif. Rarement convoqué à produire un acte politique le citoyen n’est pas incité à s’intéresser à la vie de la société.
La crise actuelle qui touche la grande majorité de la population, glisse sur les élites politiques, économiques et médiatiques comme la pluie sur un canard. Les élections permettent de renouveler la classe politique, mais l’inertie du système est telle que même les primaires ont du mal à faire émerger de nouvelles personnalités. Le plus souvent l’offre politique ne correspond pas à la demande citoyenne, une abstention forte et l’augmentation du vote blanc en sont les symptômes. La dépolitisation qui semble inexorablement en marche est certainement en partie liée à l’impasse d’un système qui survalorise à outrance la représentation, jusque dans sa forme caricaturale de l’élection du Président de la République au suffrage universel. Notre incapacité à sortir de la Cinquième République, avec son système représentatif bien peu démocratique, n’est pourtant pas la seule explication à cette perte de citoyenneté, elle est aussi la conséquence des choix politiques que nous avons faits depuis les années 1980.
Non seulement nos élites politiques sont pour la plupart dans une bulle, bien éloignée des vicissitudes de la vie quotidienne, mais en plus ils n’ont pas beaucoup de capacité à peser sur le cours des choses. Nos démocraties modernes depuis l’émergence de l’idéologie néolibérale ont fortement réduit le champ de la propriété publique et elles ont limité au maximum le domaine du commun inappropriable. En contrepartie elles ont favorisé l’expansion des droits accordés à la propriété privée, cela a automatiquement augmenté le pouvoir des détenteurs du patrimoine et du capital financier. Hors des principes démocratiques, soumis à la logique financière, le monde de l’économie a largement pris la main sur la marche du monde. Le concept de démocratie a pour fondement le peuple, construction historique qui sous-entend l’acceptation d’une loi commune en lien avec un territoire. Plus ou moins en adéquation avec le concept de nation, le peuple est le terreau de la démocratie. En raison de la nécessité de la mondialisation libérale on assiste à la déconstruction des peuples. Dans un monde où l’idéologie majoritaire est basée sur la consommation et sur la réalisation de soi, la notion d’intérêt général pilier des institutions démocratiques ne peut que s’affaiblir. Le contrat commercial, comme paradigme des rapports humains, ne peut être un ciment efficace pour faire peuple. Ce manque de solidarité est certainement une des faiblesses majeures de nos démocraties, cela ne peut que favoriser la montée des intégrismes qui se développent sur des idéologies communautaristes.
Les contraintes environnementales planétaires, en faisant émerger de nouvelles obligations de solidarité pour gérer les urgences écologiques, auraient dû nous pousser à faire évoluer la gouvernance mondiale et le concept de peuple. Les états-nations ne sont plus des structures capables de défendre l’intérêt des citoyens face aux surpuissantes entreprises mondialisées comme Google ou Amazon, ni d’imposer des normes de production et de consommation conformes à l’intérêt de tous les habitants de la planète. Considérer que la concurrence libre et non faussée entre les entreprises, dont le seul but reconnu est le profit, est une idéologie suffisante pour gouverner le monde est une absurdité que les traités internationaux semblent encore décidés à valider, comme dans l’exemple du TAFTA. Solon, un des fondateurs de la démocratie athénienne, limita le droit de propriété en interdisant l’esclavage pour dettes, 2600 ans plus tard nous n’avons pas fait beaucoup de progrès et il est urgent de reposer la question de la limitation des droits associés à la propriété privé, l’enrichissement ne doit pas conduire à des déséquilibres excessifs dans la jouissance des biens communs ni à l’asservissement économique.
Si on ne veut pas d’une démocratie hors-sol produisant une classe dirigeante coupée du peuple, mais des citoyens aptes à se forger une opinion et à participer à la vie politique, il est grand temps d’abandonner l’illusion de l’autorégulation de la société par le marché et de faire participer tous les habitants de la planète à la construction du monde de demain.