Le Café Politique

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  Sale temps pour la démocratie !

lundi 31 mars 2014, par François-Xavier Barandiaran

Qui peut se satisfaire, aujourd’hui, du fonctionnement de notre démocratie représentative ? Je ne pense pas seulement à ceux qui appellent de tous leurs vœux la venue de la VIe république, pour sortir du presque monopôle que l’élection au suffrage universel du Président de la République exerce sur tous les autres rouages de la vie démocratique. J’ai en tête ce vaste mouvement de défiance des citoyens qui pensent que « les politiques ne s’occupent pas de nos problèmes » ou de ceux qui sont profondément déçus par les choix de François Hollande. Défiance qui va du discrédit de la classe politique, pour les uns, jusqu’au rejet violent, pour les autres. Bien sûr, « la crise » est passée par là : plus ou moins confusément les gens ont compris que, dorénavant, la finance prime sur l’économie et l’économie sur la politique. Et que, par conséquent, les politiques ont beaucoup moins de pouvoir que par le passé, sans arriver à conclure – comme certains le font – que le fonctionnement de nos institutions est devenu un théâtre d’ombres où les personnages font semblant d’agir, et qu’il n’y a plus de différence entre la droite et la gauche. Au moins dans les questions sociétales et dans le maintien d’un minimum des services publics, tous les programmes ne se valent pas !

Mais, le défaitisme, la résignation, la peur de la précarité et, en grande partie, l’incompréhension de la crise conduisent beaucoup, par choix ou par dépit, à se laisser tenter par l’expérience de l’extrême droite. Nous assistons, de la sorte, au dépérissement du peuple de gauche et au resurgissement des forces de la droite extrême, y compris celles qui restaient tapies dans un certain inconscient collectif, réactionnaires quant aux valeurs et antirépublicaines dans les moyens mis en œuvre. Tout cela va de pair avec ce qui se passe sur le terrain des luttes sociales. Nous savions déjà que la « classe ouvrière » avait disparue et que ce qui reste du mouvement ouvrier est réduit à un comportement défensif : les syndicats ne jouent qu’un rôle de gestionnaires sociaux, au nom des salariés, dans les institutions paritaires ou dans les négociations avec le patronat sur la formation continue, sur le chômage, la mise en place du « pacte de responsabilité » lancé par le Président, etc. Le monde de l’entreprise est partie prenante, aussi, du jeu de la démocratie !

Précédé par maintes « affaires » qui ont secoué la classe politique et l’opinion, l’événement que la France vient de vivre, avec les élections municipales, n’a pas contribué à l’amélioration de la situation. C’est vrai que les municipales de mi-mandat sont l’occasion idéale pour servir d’exutoire au trop plein de mécontentements, mais le taux d’abstentions jamais atteint lors de telles élections est le symptôme évident de la maladie de notre démocratie.

Un survol rapide des résultats vient confirmer que le moment est grave pour la démocratie, quand deux citoyens sur cinq ne se déplacent pas et que le Front National est devenu le troisième parti de France. On a répété « ad nauseam » que le sentiment de frustration a mis le parti de Marie Le Pen au centre de l’échiquier politique. Cela traduit la crise d’identité de notre société : les gens ne savent plus qui ni où ils en sont. Le pacte de confiance entre électeurs et élus, entre le peuple et ses représentants, est rompu. Mais, comment faire quand « le peuple » est devenu un magma d’individus aux intérêts divergents et que les élus ne sont plus les défenseurs du « bien commun » ?

Le parti UMP, qui tire plus qu’honorablement son épingle du jeu en conquérant de nombreuses villes, aurait pu être le grand gagnant de ces élections, s’il n’avait pas été traversé par des problèmes de leadership et de scandales à répétition. N’ayant pas accepté l’échec de Nicolas Sarkozy, le grand parti d’opposition a été le théâtre d’une lutte fratricide entre les deux concurrents qui aspiraient à prendre sa place, lutte qui se poursuit de différentes façons dans la perspective des présidentielles de 2017. De plus, le retour annoncé de l’ancien Président corse la situation, compte tenu du nombre des fois que son nom est associé aux « affaires » le concernant et ayant donné lieu à l’ouverture d’autant d’investigations judiciaires ouvertes par des magistrats. Rien de tel pour rabaisser dans l’esprit des gens le niveau de la démocratie, en confirmant l’impression généralisée que « tous les politiques sont corrompus » !

Sur la sévère correction apportée par les électeurs (et tout autant par ceux qui se sont abstenus !) au Gouvernement de M. Hollande tout a été déjà dit et écrit : après avoir mené une campagne presque socialiste, nous avons découvert ( ?) que notre Président est moins que social-démocrate et qu’il mène une politique – enfin, un axe clair ! – réclamée par le Medef, donnant la priorité à « l’offre » sur « la demande » pour rendre notre économie plus compétitive. Ce revirement de M. Hollande était fort prévisible, dès lors qu’il s’était incliné, une fois élu, devant le traité européen qui stipule que le déficit des finances publiques ne doit pas dépasser 3 % du PIB. Le corollaire en était qu’il allait suivre la même politique économique que son prédécesseur, en pleine soumission aux forces financières. Toute la politique du gouvernement actuel découle de là : les économies budgétaires, comme la « politique de l’offre ». Sur ce point, majorité et opposition sont d’accord, malgré leurs dénégations. Les citoyens-électeurs de gauche ont de quoi perdre leur latin ! Ce qui explique la déroute du PS abandonné littéralement par ses électeurs.

La clarté ne pourra pas venir non plus du centre : l’Alternative (alliance de l’UDI de Borloo et du MoDem de Bayrou relancé nationalement par sa victoire à Pau), qui cherche à recréer une force centriste. D’abord, il faudra qu’elle fasse ses preuves dans la durée, ensuite, on ne comprend pas bien comment, après avoir défendu farouchement l’autonomie du MoDem, Bayrou peut s’accommoder d’une alliance qui penche, dès sa naissance, sérieusement à droite. Les électeurs sauront s’y retrouver ?

La perplexité persiste, de même, dans le camp écologiste, malgré des résultats encourageants obtenus dans des alliances à géométrie variable (parfois avec le PG, comme à Grenoble, avec le résultat que l’on sait). EELV avait fait le pari d’être plus efficace en passant un accord de gouvernement avec la majorité. Or, d’une part, ils donnent souvent l’impression de ne pas arriver à « faire de la politique autrement » et, d’autre part, leur message (substituer un logiciel durable économiquement et socialement au « logiciel productiviste » qui régit notre société, soit remplacer notre image mentale d’une société où la croissance apparaît comme la panacée et, en particulier, comme le seul remède au chômage) est brouillé et presque inaudible. Par exemple, devant le mouvement des « bonnets rouges », EELV a été incapable de défendre l’écotaxe, ce début de fiscalité écologique qui avait pour but de réduire les pollutions et le gaspillage d’énergie. Rester au gouvernement ou pas ? Au-delà des alliances du deuxième tour des municipales, qui ont contribué à sauver quelques villes pour la gauche, EELV devra trancher dans quelques mois, sans doute en fonction des décisions prises par le Gouvernement sur la transition énergétique.

Pour nombre de citoyens – voir les bons résultats aux présidentielles – la création du Front de Gauche apportait une bonne perspective politique à la gauche du Gouvernement. Mélenchon avait bien analysé l’origine et la nature des crises que nous subissons. Deux ans après, les espoirs se sont en partie estompés. Il est vrai que, d’une part, certaines prises de position de Mélenchon, ses invectives fougueuses, et, d’autre part, les dissensions entre le PC et le PG sur la stratégie lors des municipales ont troublé l’image chez bien d’électeurs du Front de Gauche. Le PC, néanmoins, a bien résisté dans certains de ses bastions. Et la clarté d’un Front de Gauche retrouvé reviendra pour les européennes.

L’extrême gauche trotskiste, qui s’autogénère dans les conflits sociaux, est bien discrète ces temps-ci, compte tenu de l’absence de grands mouvements sociaux, en dehors de celui contre l’aéroport de Notre- Dame- des- Landes. Les résultats des municipales en attestent.

Rapide excursion du côté de la sociologie

Le rôle des sociologues est de nous parler de la société et de la marche de la démocratie. Je vais évoquer rapidement ce qu’en disent deux des plus connus : Jacques Rancière et Alain Touraine. Le premier ne cesse de prendre ses distances par rapport à notre système de démocratie représentative, « mauvais compromis – dit-il – entre les principes oligarchiques et démocratiques ». Notre démocratie est pour lui un oxymore : l’acte du citoyen qui renonce à son pouvoir de citoyen en le déléguant sur un tiers. A ceux qui parlent de crise de la démocratie il répond qu’il serait plus juste de parler de « confiscation de la démocratie » par les oligarchies du pouvoir et du savoir. La vraie démocratie se traduirait par l’exercice du pouvoir par « ceux qui n’ont aucun titre à l’exercer ». Il nomme ce système la « laocratie », soit le pouvoir direct du peuple, de « n’importe qui ».

Alain Touraine, dans son dernier livre « La fin des sociétés », bien qu’il se situe dans une perspective bien différente, arrive au même constat d’échec et de fin d’une époque. Dans ce livre, sorte de testament intellectuel, A. Touraine, après avoir consacré l’essentiel de son œuvre à la sociologie du travail et des mouvements sociaux, aboutit à la conclusion que le capitalisme financier, tel un puissant tsunami, a tout balayé devant lui : il a marqué non seulement la fin du capitalisme industriel et des mouvements sociaux du siècle dernier, mais il a emporté, aussi, toutes les institutions sociales et politiques : « Devenue hors de contrôle, l’économie… transforme la carte géoéconomique du monde en enlevant tout pouvoir de régulation aux institutions sociales… Dans l’ère post-sociale qui s’est ouverte sous nos yeux il n’y a pas de révolutions possibles, puisqu’il n’y a plus d’acteurs politiques ou de forces sociales assez organisées pour les déclencher » (Page 144). Nous voilà bien désemparés ! Pour s’opposer « au pouvoir incontrôlé de la finance », A. Touraine ne voit que l’émergence du SUJET créateur de ses droits : c’est par la conscience chez les individus de leurs droits universels et inaliénables qu’une nouvelle société pourra apparaître. Dans la nouvelle démocratie « post-sociale » à venir la place centrale correspondra « au mouvement des femmes » - qui n’est pas à confondre avec le féminisme -, véritable révolution d’émancipation dans la société patriarcale, qui identifie la femme à sa fonction de reproductrice. « Le besoin, le désir profond chez les femmes est de conquérir l’unité, l’indépendance, la liberté de leur personnalité, de n’être plus divisées en deux entre ce qu’elles sont par elles-mêmes et ce qu’elles sont pour l’homme » (page 282).

Retour éprouvant au quotidien

Démocratie directe ? Fin de la société et des agents sociaux qui lui étaient propres ? Apparition de nouveaux mouvements sociaux ? L’aspect le plus désespérant du moment actuel est qu’aucun projet alternatif global n’apparaît pour redonner espoir aux citoyens. Il y a ci ou là des revues, des groupes, des ONG, des mouvements (comme ATTAC), des penseurs qui proposent des voies pour lutter contre le capitalisme, le patriarcat, le productivisme et la dégradation de la planète. Des mouvements altermondialistes anti-croissance, des mouvements des femmes, etc. Mais pas de projet capable de fédérer ces pensées critiques. Des analyses pertinentes qui permettent de comprendre que le néolibéralisme est la ruine annoncée des services publics et la plus grande menace pour la coexistence sociale, il en est. Mais pas d’utopie pour redonner espoir à ceux qui résistent !

Des événements contemporains prouvent que les peuples ont un grand pouvoir de révolte. Je pense à la capacité de la société civile à mettre par terre des dictateurs corrompus, comme les tunisiens il y a trois ans avec Ben Ali ou les ukrainiens ces dernières semaines à Kiev (même si tous les occupants de la place Maïdan n’étaient pas « démocratiquement purs » !). Et, bien que pour le moment l’issue de la révolte soit bien moins favorable à leurs promoteurs, qui peut oublier les dizaines de milliers de syriens affrontant pacifiquement les policiers de El Assad avant que celui-ci ne transforme le conflit en guerre civile ou les centaines de milliers d’égyptiens occupant la place Tahrir ? Il n’est pas ici le lieu de faire le point de ces soulèvements qui, à juste titre, resteront dans l’Histoire comme « le printemps arabe », mais de souligner que le début et la condition de la démocratie, c’est de savoir dire non à l’inacceptable. Tant que des « sujets » prendront de tels risques on pourra dire que la démocratie n’est pas morte.

Dans nos pays industriels particulièrement secoués par la crise financière, des révoltes ont eu lieu en Grèce, en Espagne (où des manifs puissantes continuent) avec « los indignados de la Puerta del Sol », aux USA avec « Occupy Wall Street » en 2011… Mais il faudrait analyser pourquoi une crise qui maltraite à ce point des dizaines de millions de personnes n’a provoqué que des réactions minoritaires et éphémères. Et même, en France, pas de réaction du tout ! Il est vrai qu’une enquête récente sur la jeunesse française laisse apparaître que les jeunes se sentent comme une génération « perdue » et « sacrifiée ». Ils seraient prêts à la révolte ! En effet, le constat que nous faisons tous (quand on n’appartient pas aux hautes classes) en pensant aux jeunes de notre entourage, c’est qu’ils « galèrent » énormément avant de trouver une place stable socialement et professionnellement. Cette précarité massive pourrait aboutir à des mouvements de colère. Mais se révolter contre qui ? Dès lors qu’ils n’aspirent pas à un changement de société, mais plutôt à faire valider leurs diplômes. Pourquoi se résignent-ils à une société où le chômage est le corollaire d’un système qui n’offre des chances qu’aux plus forts, parce qu’il est organisé de telle sorte qu’il n’y a pas de la place pour tous ? Or, que je sache, la génération actuelle ne conteste pas l’organisation sociale dans laquelle il leur a échu de naître. Cette société est celle de leurs parents, la nôtre, et comme les jeunes – dans leur grande majorité – croient encore moins que leur ainés à l’action collective, ils vont se révolter contre qui, contre quoi ? Il est vrai que l’offre politique répond si peu à leurs problèmes….

Allez faire un tour au cinéma

Comme il y a encore des gens qui pensent qu’on peut faire vivre la démocratie sans les pauvres et même contre eux, je les invite à aller voir l’excellent documentaire « SE BATTRE » ( programmé à Utopia Tournefeuille du 8 au 29 avril), qui montre que les pauvres, loin de s’adonner à l’assistanat et à la résignation, se démènent – accompagnés par des associations - pour garder la tête au-dessus de l’eau, créent des actions solidaires et trouvent les mots pour s’adresser à l’ensemble de la société en réclamant leurs droits.

Les pauvres – écrivait « Témoignage chrétien » dans l’édito du 30 janvier 2014 – ce sont « des personnes riches de savoir et de dignité. Si elles ne sont pas prises en compte, écoutées, la misère sera la tombe de la démocratie ».