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  Le choc des civilisations

dimanche 10 novembre 2013, par François-Xavier Barandiaran

Dans la dernière décennie du siècle passé, la thèse bien connue de Samuel Huntington (1927-2008), professeur de science politique à Harvard, a eu, d’abord, un grand retentissement dans l’opinion publique américaine –confirmé pour beaucoup par les attentats de New-York de septembre 2001 - et continue, ensuite, de marquer des points en France et en Europe. C’est sa victoire posthume.

Dans une planète où l’économie s’est mondialisée de Wall Street à Shanghai et de Moscou à Rio de Janeiro, créant ainsi l’uniformisation financière, le politologue américain, proche des milieux ultra-conservateurs, annonce que les conflits à venir seront issus de la différence des cultures et divise l’ensemble du monde en huit aires culturelles symbolisées –chacune- par une religion. D’où le titre « Le choc des civilisations ». Le conflit le plus imminent provenant du danger que représenterait le monde musulman pour la réussite de notre économie néolibérale et de notre mode de vie, « l’American Way of life ». Voilà les fils d’Allah dans la peau des nouveaux barbares dressés contre l’Occident !

En Europe cette thèse a été largement controversée et même rejetée par nombre d’intellectuels. Le titre le plus significatif qu’on peut citer, c’est « Le rendez-vous des civilisations » d’Y. Courbage et E. Todd, en 2007. Dans ce livre, à partir des données concernant le nombre d’enfants par femme et le taux d’alphabétisation féminine dans les pays de culture musulmane, E. Todd et Y. Courbage prouvent que les sociétés de ces pays tendent vers « la modernité » et convergent vers les modes de vie des sociétés occidentales. Pour les deux auteurs les radicalismes islamistes auxquels nous assistons n’annoncent pas un retour en arrière, mais sont, au contraire, le signe paroxystique de minorités qui n’acceptent pas l’évolution inexorable de leur société vers la démocratie. Pourtant, en observant l’évolution des mentalités, en France et en Europe, on peut se demander si la vision de Huntington n’est pas auto-réalisatrice : notre société anxiogène, en effet, est en train de céder à l’irrationnel et à la démesure. C’est l’obsession de la sécurité, de la pureté culturelle, du rejet de l’étranger, de l’identité nationale et européenne, de la défense de « nos valeurs »…

Il me souvient d’autres périodes de l’Histoire où, pour paraphraser Edgar Morin définissant notre espèce, le « démens » l’a emporté sur le « sapiens ». Ainsi l’hystérie qui touche l’Espagne du XVe siècle : alors que la reconquête chrétienne avance, surgit le souci de « la pureté du sang » (pureza de la sangre) au fur et à mesure que d’anciens juifs et des morisques se convertissent au christianisme. Cela va amener à la création du Tribunal du Saint Office de l’Inquisition en 1478, avec le sinistre Torquemada comme président, et à l’expulsion des juifs en 1492. Les « vieux chrétiens » soupçonnent les « convertis » de ne pas être sincères dans leur nouvelle foi et n’ont de cesse de retrouver la pureté prétendument perdue.

Bien plus près de notre époque, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à la suite de la publication du livre d’Arthur de Gobineau sur « l’inégalité des races », une thèse fait consensus : celle de l’existence des races supérieures qui auraient des droits sur les races inférieures. C’est ainsi qu’on va justifier le colonialisme et la supériorité de la « race aryenne », en particulier sur les sémites. Cela aboutira en France à l’« affaire Dreyfus » et, quelques décennies plus tard en Europe, à l’horreur absolue des « chambres à gaz ».

Je ne peux pas m’empêcher de me souvenir de ce passé quand je considère l’incapacité grandissante de beaucoup à intégrer « l’autre », ainsi que la xénophobie et l’intolérance à l’égard des minorités culturelles. Bien sûr qu’il y a la mondialisation qui a déstabilisé notre monde, la « révolution conservatrice » qui a placé la finance au-dessus de la politique, la défiance à l’égard de notre système défaillant et…toutes les peurs qui tenaillent des couches entières de notre société. Mais la crise économique ne suffit pas à expliquer la montée, à peu près dans toute l’Europe, des partis extrémistes, populistes, xénophobes et anti-islam. Même dans des pays qui souffrent moins de la situation économique, comme la Suède où un parti d’extrême droite a fait son entrée au Parlement, comme la Norvège où le parti populiste vient d’obtenir des ministères importants dans le dernier gouvernement. Ou encore, comme la Finlande et l’Autriche (dont le taux de pauvreté est à 5% contre 14% en France et celui du chômage à 4,8 %, le plus bas d’Europe) , pays où des partis ultranationalistes obtiennent des scores supérieurs à 20%. Même la Hollande, pays considéré pendant des lustres comme le modèle de la tolérance, est touchée par ce nouveau virus : le Monde du 31 octobre titrait « Aux Pays Bas, le médiateur national dénonce un climat de nature raciste ». Nous en arrivons à la France : à longueur des journées les médias nous rebattent les oreilles avec les Roms, les histoires de « voile » et la montée du Front National. Le choc des cultures, c’est encore la meilleure clé pour comprendre l’animadversion contre ces populations, cyniquement instrumentalisée par certains partis politiques. Ecoutons M.Valls quand il dit que les Roms appartiennent à des communautés impossibles à intégrer parce que leurs modes de vie sont « extrêmement différents des nôtre » et entrent « en confrontation » avec notre mode de vie. Et les sondages nous apprennent que des propos si peu républicains sont soutenus par trois français sur quatre ! Il s’agit, présentement, des 16.000 ou 17.000 citoyens roumains et bulgares qui vivent dans des campements souvent illégaux.

Nous ne pouvons pas, dans le cadre de ces lignes, analyser les questions douloureuses et complexes inhérentes à ces populations : leur situation très discriminée dans leur pays d’origine, la règlementation européenne les concernant, les lois françaises souvent non appliquées, l’amalgame et la confusion des dénominations entre Roms, tziganes, « gens du voyage », etc. Ce que l’opinion publique retient essentiellement, c’est que ces divers termes englobent pêle-mêle des gens qui, tout en appartenant à des groupes différents, ont un trait commun : « ils ne veulent pas vivre comme nous » ! Peu importe que beaucoup parmi eux résident dans des pays européens ou sont de nationalité française depuis des siècles ou encore que parmi « les gens du voyage » un grand nombre n’est pas d’origine tsigane. Ce qui crispe nos concitoyens, c’est qu’ils sont « autres », qu’ils résistent à se laisser assimiler par nos modes de vie. Qu’ils refusent, à rebours de la société actuelle, d’entrer dans la compétition à outrance et dans la course à la réussite sociale. Il est vrai que les activités ambulantes qui leur permettaient de gagner leur vie dans la société rurale d’antan sont devenues de plus en plus marginales et que leur « nomadisme de l’esprit » est choquant et incompréhensible dans un monde productiviste de performance et de compétitivité. Ils sont devenus inquiétants, ce sont les « ennemis de l’intérieur » : voilà un paradigmatique choc des cultures ! Cette mauvaise cohabitation explique, sans doute, la difficulté pour le Gouvernement actuel à mettre en application sa « circulaire d’août 2012 » ou l’obligation légale pour les communes de plus de 5000 habitants de mettre en place des « aires d’accueil » pour « les gens du voyage ». Devant le rejet catégorique de leurs administrés la moitié des communes concernées ne s’y sont pas pliées et sont encore bien moins nombreuses celles qui mettent en place les conditions matérielles pour la scolarisation des enfants et l’intégration des familles, voire leur sédentarisation. La République et sa conception universaliste des droits de l’homme se trouvent bel et bien devant une impasse.

L’autre grand conflit culturel qui traverse la France et l’Europe est celui du « problème musulman ». Encore plus que pour la question des Roms nous sommes là dans la perspective du « choc des civilisations » cher à Huntington. Des centaines d’articles et des dizaines de livres lui sont consacrés, le plus souvent à charge contre une religion qui serait incompatible avec la République et même la mettrait en danger. Rares sont ceux qui comme le livre des sociologues A.Hajjat et M.Mohammed « Islamophobie » (La Découverte, sept.2013) cherchent à montrer « comment les élites françaises fabriquent le problème musulman » (sous-titre). Toujours est-il que la question soulève des passions et que l’une des victoires du FN - quels que soient ses résultats électoraux à venir – est d’avoir instrumentalisé les questions concernant l’identité de la France et l’islam, entrainant derrière lui peu ou prou la majorité des forces politiques. Le Front National est « la référence » par rapport à laquelle se situent les autres partis : le cas type étant la campagne de Sarkozy pour le deuxième tour, centrée sur l’identité de la France menacée par l’islam. Dans le grand ravalement de façade mené par Marine Le Pen on peut constater que la stratégie du FN est de faire du problème de l’émigration une affaire essentiellement d’affrontement des cultures. Ainsi, elle gomme progressivement les éléments de langage les plus purement racistes : le FN n’est plus antisémite et ce n’est plus l’arabe ou le maghrébin qui est placé au pilori, mais le musulman. C’est par leur culture islamique que les arabes deviennent des intrus en France et en Europe, ce qui pousse l’outrecuidance de M. Le Pen jusqu’à revendiquer plus que les autres la laïcité républicaine ! Le vieux racisme n’a pas disparu, pour autant, et personne ne devrait oublier Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où est sorti la bête immonde »

Il y a un débat pour savoir si la société française est en voie de droitisation. Ce qui est obvie et patent, c’est que, à part la gauche de la gauche, le curseur des partis politiques glisse vers des thèmes imposés par le FN. Et ceci depuis trop longtemps : n’est-ce pas L. Fabius qui en 1984 déjà avait proclamé que ce parti pose « les bonnes questions » mais apporte « de mauvaises réponses » ? Cependant que des intellectuels de premier ordre s’érigent en rempart contre le risque de « métissage » de notre culture blanche, judéo-chrétienne et contre le frelatage de notre intouchable identité ! En ayant phantasmé le danger – eux parlent de voir la réalité en face – ils profèrent des discours anxiogènes, comme si la république bi-séculaire et la France millénaire vacillaient sur leurs fondations et menaçaient de s’écrouler ! Dès lors, pas la peine de faire appel à l’histoire, à la sociologie ou à l’analyse politico-économique pour étudier les problèmes réels d’intégration qui se posent à nous et qu’on ne peut éluder : quand on réduit « l’autre » exclusivement à son appartenance religieuse (dans le cas des musulmans) ou à sa condition de « nomade-voleur de poules » (dans le cas des tsiganes), on se focalise sur la menace supposée de l’islam ou sur la peur sécuritaire d’habiter à côté de gens qui ne pourraient vivre que de la mendicité et du vol. Des milliers de messages, dans ce sens, circulent sur internet et même dans des médias considérés comme sérieux ! Cela n’annonce-t-il pas des jours sombres dans un avenir proche ?

Que vaut, en face, la parole des sociologues (cf. P. Weil déclarant dans le Monde du 19 octobre que « l’intégration de la grand majorité des enfants issus de l’immigration est réussie »), des divers défenseurs des droits et des libertés, des membres des multiples associations qui côtoient les populations incriminées ? Autant des clameurs dans le désert face à une majorité de l’opinion qui les traite des « naïfs » et « d’angéliques ». Qui a entendu l’appel solennel adressé le 30 septembre dernier au Président Hollande par les associations et les collectifs d’associations les plus respectés en France : « Le 13 septembre, nous sommes venus vous dire que dans la période difficile que connaît la société française, inquiète et tentée par des réactions de rejet ou par le recours aux populismes, la parole du Président de la République était nécessaire et attendue. Les valeurs cardinales de la République, celles de justice, de cohésion sociale, de solidarité, de respect de la dignité de chacun doivent être rappelées » ?

Le conflit des civilisations est en marche. Les vents du populisme soufflent de plus en plus fort et l’irrationalité s’enracine dans la tête – ou plutôt dans les tripes – des gens, dans un pays où 25 % des citoyens ont un grand-parent qui était de nationalité étrangère ! Fort à propos, la présidente de la Cimade nous enjoint à « changer de regard sur les étrangers pour échapper à l’avenir mortifère d’un continent enfermé dans ses peurs ».

Et, pendant ce temps, la finance se porte toujours bien, ainsi que les paradis fiscaux, les bourses atteignent les niveaux d’avant la crise, les banques refont des bénéfices colossaux , les opinions publiques encouragées par moult partis politiques attendent le retour de la mythique croissance salvatrice et, par un sidérant exercice de mystification, on voudrait nous faire croire que les problèmes les plus urgents à résoudre proviennent essentiellement des pauvres de notre société qui abuseraient de « l’assistanat », de l’insécurité induite par des enfants roms mendiant dans nos rues ou des mamans « voilées » cherchant à participer à des sorties scolaires. Les boucs-émissaires fonctionnent toujours.

Chut ! Ne dîtes à personne que la thèse de Huntington devient, par nos aveuglements, une prophétie !