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  Le peuple souverain est-il en voie de disparition ?

mardi 2 avril 2013, par François Saint Pierre

Définir le peuple n’est pas simple et l’usage de ce concept ne correspond pas toujours aux mêmes réalités. Le peuple invoqué par Jean-Luc Mélenchon n’est pas le même que celui de Marine Le Pen et n’a pas grand-chose à voir avec le peuple de Dieu cité par le Pape François lors de son homélie d’inauguration pontificale. Le choix des références implicites de ce mot polysémique et ambigu traduit chez les politiques un positionnement idéologique.

Le peuple ethnie

Avant d’avoir une connotation juridique, politique ou sociale la notion de peuple s’est construite sur les deux aspects caractéristiques des sociétés humaines identifiées par les grecs : le "génos" et "l’ethnos". Cela correspond aux liens du sang et aux origines pour le premier, à ceux de la culture et des mœurs pour le second. Clans, tribus, ethnies ont constitué des communautés plus ou moins ouvertes. Des mythes fondateurs permettent de symboliser l’origine du groupe, l’usage d’une langue commune et la mise en place de rituels religieux participent à la construction d’une identité partagée. Au cours de l’histoire, et souvent à travers des conflits, ces communautés se sont recomposées politiquement dans de nouvelles entités comme les cités impériales ou les états-nations. La mise au second plan des caractéristiques anciennes a donné en France le concept de laïcité. Sécularisation des sociétés qui implique un repli de la sphère religieuse dans l’espace privé ce qui coupe d’un point de vue théorique tout lien entre la notion de peuple et l’aspect religieux laissant toujours, comme dans les histoires de voiles ou de burqas, subsister une ambiguïté entre le religieux et l’anthropologique. En pratique les traditions d’origine plus ou moins religieuse restent fortement prégnantes dans la perception identitaire. C’est un aspect que la démocratie avec son algorithme majoritaire a bien des difficultés à prendre en compte. Les réformes sociétales qui mettent en cause le modèle patriarcal, légitimes d’un point de vue politique, ne sont pas forcément vécues comme telles par certains croyants. Le peuple-ethnie, à l’heure de l’individualisme triomphant, est au mieux considéré comme archaïque, mais il participera encore pour longtemps à nourrir des tensions ou des conflits qui ne correspondent pas aux classiques guerres interétatiques.

Le peuple nation

La nationalité délimite un "dedans" et un "dehors" avec évidemment des phénomènes d’inclusion et d’exclusion et donc une sensibilité particulière aux questions d’intégrations et d’immigrations. Le peuple nation suppose la création, par la force des institutions, d’une identité nationale qui transcende les anciennes appartenances communautaires. L’état nation, support de l’état providence, a eu son heure de gloire et prend encore en charge l’essentiel de la politique internationale. Force est de constater que cette structure est de plus en plus inadaptée aux enjeux de la mondialisation. La nation est un espace dans lequel se déploie la démocratie locale, mais la politique internationale ou la régulation du système économique lui échappe de plus en plus.

Le peuple classe

Une autre signification du peuple a émergé très tôt dans l’histoire, non pas lié à la caractérisation d’une communauté par rapport aux autres mais au manque d’homogénéité de ces sociétés. Les élites qui sont en théorie en charge des intérêts de la communauté ne sont pas toujours perçues comme étant suffisamment solidaires du peuple d’en bas. L’exemple du "populus" romain qui, par moment, renonçait à respecter le droit, issu du contrat social implicite liant toutes les parties de la société, pour devenir une plèbe incontrôlable peut servir de référence. De même le peuple de Paris et des campagnes qui dans les années sombres de 1790 devient une "populace" incontrôlable, permet de comprendre la connotation péjorative associée à ce peuple classe, qui menace périodiquement de renverser l’ordre établi. Paradoxalement si la vision de ce peuple classe est souvent présentée négativement, l’histoire, en conformité avec l’aspect démocratique qui donne raison au plus grand nombre, est assez indulgente avec ces périodes. Si l’État de droit est bousculé c’est qu’il n’arrive pas à surmonter ses contradictions internes et les difficultés du moment. Vu avec un peu de recul, les excès sont considérés comme le prix à payer pour une nécessaire transformation sociale, comme dans le récent exemple tiré de l’article : "Le dérèglement climatique en première ligne" dans le journal Le Monde : "Des conditions climatiques extrêmes capables de détruire de vastes récoltes peuvent se traduire par une hausse rapide des prix des denrées alimentaires, entraînant ainsi des troubles sociaux", observe l’économiste Léon Cornelissen, rappelant que le "printemps arabe" a été déclenché par une flambée des prix des denrées alimentaires et des matières premières agricoles.

Le peuple souverain

Dans nos états modernes la souveraineté du peuple fait référence aux citoyens sujets et acteurs de la politique d’un pays et non aux sources ancestrales qui ont fondé le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Le peuple est une condition nécessaire de la démocratie. Cette définition juridique et politique est une fiction, qui n’a de sens que si on présuppose l’égalité de principe de tous les citoyens. La souveraineté du peuple est à réinventer dans notre modernité globalisé, car trop de secteurs échappent à l’action directe des citoyens et de leurs représentants. Si des concepts universalistes comme les droits de l’homme ont réussi à émerger, être citoyen du monde est encore une utopie lointaine.

État des lieux

Le contexte est celui d’une forte croissance économique dans les pays émergents et, grâce aux gaz de schistes et aux sables bitumineux, d’une ambiance de nouvel eldorado énergétique aux États-Unis et au Canada. Pour certains, malgré les difficultés financières de l’Europe, la mondialisation va plutôt bien et la croissance européenne va bientôt repartir. Il suffirait, paraît-il d’adapter notre vieux monde à la modernité et l’Europe du sud retrouverait comme par enchantement la croissance du PIB.

Pour d’autres, après la crise financière et économique, dans un contexte de dégradation environnementale et de pénurie énergétique c’est la crise sociale et politique qui s’installe. Les secteurs en croissance ne profitent qu’à une minorité de privilégiés et la majorité des français voient leur pouvoir d’achat baisser. C’est l’échec global d’un système dont nos élites disaient il y a peu le plus grand bien. Notre démocratie libérale de marché, plus ou moins socialisée à la marge, est pourtant toujours présentée comme le paradigme indépassable de la vie politique. Pour Fukuyama après les errements du communisme et les balbutiements du capitalisme réglementé de grand papa c’est un modèle indépassable qui annonce la fin de l’histoire.

L’avenir tranchera, en attendant le moral n’est plus là et la défiance envers les élites qui se sont lourdement trompées ne fait que croître. La justification économique des inégalités sociales et des revenus excessifs des classes dirigeantes, acceptable en période de croissance n’est plus audible. L’antiélitisme actuel est plus le symptôme d’un doute généralisé sur la valeur morale des riches et des puissants, que d’un discrédit des élites scientifiques, techniques ou intellectuelles. Face à la radicalité des critiques les partis dits de gouvernement invoquent le danger du populisme. Les élites économiques et politiques se posent en victimes potentielles du simplisme du bas peuple qui menace de les virer sans ménagements et sans proposer une alternative sérieuse. Comme dans le poème "La solution" de Bertolt Brecht les élites aimeraient bien dissoudre le peuple mais, plutôt que d’en élire un autre, elles préféreraient le voir carrément disparaître de la scène politique.

Un peuple très éloigné du pouvoir

S’il est encore possible dans nos démocraties de choisir des représentants, la capacité d’action des élus se rétrécit et l’impuissance politique des soi-disant puissants est pathétique. Un exemple flagrant est la récente construction de la communauté européenne. Tout a été fait pour éloigner les citoyens du pouvoir. L’Europe est un espace de libre marché, dont les règles de fonctionnement sont négociées entre responsables nationaux. Le pouvoir des élus au parlement européen est marginal et personne n’est réellement en charge de l’intérêt général de la communauté. L’Europe a donc été structurée par les différents traités comme un espace dans lequel la devise d’Abraham Lincoln « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » n’a aucun sens. Les décisions importantes doivent être prises à l’unanimité, cela a permis au Luxembourg d’empêcher la mise à l’agenda d’une réelle harmonisation fiscale européenne. Ce qui se passe à Chypre en ce moment n’est pas un accident de l’histoire, mais une conséquence directe du dumping fiscal que nous avons laissé se mettre en place dans une logique de compétition plutôt que de solidarité.

C’est ce modèle qui a aussi été choisi dans la gouvernance mondiale. L’ONU, avec son Conseil de Sécurité dont la composition n’a plus de sens, et avec son droit de véto hérité du passé mais inadapté au présent, n’est absolument pas une instance démocratique. L’incapacité de l’humanité à réagir efficacement face aux grands enjeux environnementaux comme le réchauffement climatique , est le produit de l’impuissance des structures politiques à faire valoir l’intérêt général de long terme face aux lobbies financiers et économiques. Pour les multinationales il y a bien longtemps que le peuple est une variable marginale un peu folklorique, qui correspond aux spécificités locales des conditions de productions et de consommation. Le capitalisme mondialisé à une vision totalement apolitique de la diversité des peuples, il n’a que faire des structures intermédiaires et des appartenances locales. Pour fonctionner il lui suffit d’une multitude d’individus consommateurs. Les us et coutumes locales ne sont plus les traces visibles d’une histoire qui a forgé une identité, mais sont réduites à n’être qu’un des moteurs du développement touristique et économique.

Faire peuple : un projet politique

La crise politique actuelle correspond en partie à une réaction du peuple d’en bas qui voit se détricoter les appartenances support des solidarités. Les élites modernes se sont mondialisées et, sans le théoriser vraiment, ont tablé sur la disparition du peuple préférant le concept de multitude. Remplacer le politique par la technocratie, le citoyen par le consommateur et transformer le monde en vaste supermarché est un excellent moyen pour augmenter les profits, mais pas pour faire démocratie. Le peuple résiste et cherche inconsciemment une porte de sortie. Le risque d’un retour à un nationalisme exacerbé, avec le risque des dérives xénophobes est très présent. Pour l’éviter la solution ne passe certainement pas par la potion trop souvent défendue par les élites : la destruction systématique des appartenances et des solidarités qui vont avec.

Les tensions nationales et internationales provoquées par des modèles anthropologiques difficilement compatibles favorisent le repliement des uns et des autres sur leurs certitudes. L’Occident n’est-il pas en train de liquider avec une totale bonne conscience, des civilisations qu’il juge obsolètes, un peu comme l’Occident chrétien a laminé nombre de cultures primitives ? Le meilleur moyen de combattre le terrorisme n’est peut être pas de le penser en termes de mafia ou de haines antioccidentales mais de faire une analyse lucide des intérêts des peuples qui les abritent.

Le peuple constitué de citoyens respectant le droit qu’il s’est lui même construit et le gouvernement qu’il s’est lui même choisi est une fiction qui est à la base de la démocratie. Fiction dont la nécessaire adéquation avec le réel se heurte à la résistance des communautarismes, au retour du nationalisme, aux débordements populaires et surtout à l’excès d’individualisme de la société marchande. Respecter le projet démocratique est indispensable si on ne veut pas laisser le champ libre aux dérives impériales ou fascistes. Les élites s’inquiètent de la montée du populisme, elles pourraient aussi s’interroger sur leurs responsabilités. Fascinées par une société de consommation qui a été bien trop généreuse avec les privilégiés, elles ont laissé se construire des pseudo-démocraties incapables de défendre les intérêts des peuples et donc de l’humanité.