Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
  • Article

  De la Bastille à la place Syntagma

samedi 12 mai 2012, par François-Xavier Barandiaran

Exit Nicolas Sarkozy. Voilà François Hollande. Le 6 mai, avec une participation forte de 80%, les français ont changé de président. Mais, le 6 mai, les grecs étaient aussi appelés aux urnes pour élire les 300 députés de leur Parlement, à peine six mois après l’imposition par la « troïka » (BCE, FMI et UE) d’un gouvernement qui devait appliquer de très strictes normes d’austérité.

Ces deux élections peuvent être analysées ensemble et pourraient, à l’avenir, représenter un jalon d’un nouveau virage pris par l’Europe mettant fin à une marche vers le tout-austérité « suicidaire » (le mot est du prix Nobel d’économie, Paul Krugman, dans le New York Times : « les leaders européens sont en train de provoquer le suicide économique du Continent »).

Les français, donc, ont mis fin à l’attelage Merkel-Sarkozy qui était sur le point d’imposer à toute l’Europe le pacte budgétaire comme seule réponse à la crise de la dette, et les grecs ont rejeté le gouvernement mis en place pour appliquer la purge mortifère de l’hyper-austérité. Depuis quatre ans la ligne monétariste chère au néolibéralisme et à une majorité de gouvernements européens s’est imposée comme un axiome incontournable. Le tandem Merkel-Sarkozy a pris la tête de ceux qui essaient d’imposer la loi d’airain de l’équilibre budgétaire à marche forcée, ralentissant l’économie du Continent et poussant les pays du Sud de l’Europe au bord du gouffre. Nombre d’économistes - pas tous de l’école keynésienne - s’insurgent contre cette aporie que seul l’entêtement idéologique peut expliquer. Pendant la campagne électorale, le président sortant s’est placé comme le protecteur de la France devant la crise et a souvent raillé son concurrent comme dépensier et ne faisant pas le poids en tant qu’homme d’Etat à l’échelle internationale, quand il disait ne pas accepter « la règle d’or », à moins de la compléter d’un pacte pour la croissance. Abondant dans ce sens les dirigeants européens libéraux ont boudé le candidat Hollande. Et voilà qu’en quelques semaines des pays, comme l’Espagne et l’Italie, gouvernés pourtant par la droite, repoussent les délais impartis par les accords européens pour atteindre l’équilibre budgétaire et font chorus avec les propositions du candidat socialiste. Le vent a changé : ce qui n’était qu’une proposition à contrecourant rallie de plus en plus de gouvernements et d’instances dirigeantes, si bien que le succès de Hollande le 6 mai était attendu par ceux qui souffrent de la brutalité des plans de rigueur et a suscité l’espoir des peuples d’Europe du Sud, à commencer par les grecs. Oh ! Il ne faut pas s’illusionner trop vite : on sait que pour Merkel, Barroso et Draghi la croissance devra passer par plus de flexibilité et que les marchés financiers ne lâcheront pas le morceau, même si, pour le moment, les Bourses semblent avoir entériné l’élection de Hollande. La crise est loin d’être terminée et les lendemains pourraient être sombres ! Pendant la campagne, seul F. Bayrou sur un ton solennel a parlé des épreuves qui nous attendent. Sarkozy, à sa façon, l’a fait aussi en disant vouloir éviter à la France la situation de la Grèce ou de l’Espagne. Mais tout le monde a pu remarquer que les socialistes envoyés sur les plateaux de Tv le 6 au soir avaient la victoire discrète et empreinte de sérieux : « c’est maintenant que les ennuis commencent ! »

Quel est donc l’épouvantail grec ? On va s’y attarder pour comprendre le résultat des élections dans ce pays, les événements présents et à venir, ainsi que les possibles répercussions sur l’Europe. Depuis cinq ans l’économie grecque a connu une récession de 20%, le chômage se situe à 21% et celui des jeunes atteint 50%, des milliers de petites entreprises ont tiré le rideau, les salaires du secteur public ont été diminués de 30%, etc… Arrêtons là cette triste énumération. Le sentiment général que le bout du tunnel est loin, très loin, et même que tous ces sacrifices ne permettront pas au pays de repartir s’est enraciné dans la population. De plus, le fardeau de l’austérité n’est pas porté par toutes les couches sociales, la réforme fiscale n’ayant pas abouti – on estime à 40 milliards le montant de la fraude fiscale -, sans compter les armateurs, les grands propriétaires et l’Eglise orthodoxe qui en sont presque exemptés. Depuis la chute des colonels deux partis se sont succédé au pouvoir à Athènes : le Pasok, socialiste, et Nouvelle Démocratie, de droite. A tous les deux, bon an mal an, ils réunissaient 70% des voix. Ce sont ces deux partis qui depuis quelques mois exécutent les ordres de la « troïka » en échange du sauvetage financier proposé par l’Europe. Mais le 6 mai la colère et le désespoir de grecs ont fait éclater cette majorité - ils n’additionnent ensemble que 32% des voix : 19% pour la droite et seulement 13% pour les socialistes -. Est arrivée en deuxième position un parti de la gauche radicale avec 16,5% des voix, qui avec deux autres partis de gauche représentent 30% des électeurs. Est entré, même, au Parlement avec 7% des voix un parti néo-nazi avec qui personne ne veut négocier ! Les tractations actuelles laissent penser qu’aucune majorité ne sera possible : le pays est ingouvernable et devra dans quelques semaines procéder à de nouvelles élections. Voilà le chaos qui risque d’advenir, en Grèce et ailleurs, quand on pousse un peuple au-delà de ce qui est supportable. Aucun avenir n’est envisageable pour ce pays si on ne desserre pas la corde qu’on lui a nouée autour du cou, en supprimant une partie de la dette, en rallongeant les délais d’ajustement et en aidant l’économie à repartir, alors que selon le mémorandum signé avec l’Europe le nouveau gouvernement devrait trouver 11 milliards d’économies supplémentaires en 2013 et 2014 et réduire les salaires de 15%. Quel pays pourrait accepter cela ?

D’aucuns argueront que la France n’est pas la Grèce. Certes, mais les mécanismes – à quelques particularismes nationaux près – qui ont amené la Grèce au marasme où elle se trouve, ce sont les mêmes qui acculent l’Italie, le Portugal et l’Espagne à la récession économique et à la désespérance des populations. Que se passerait-il en France si dans quelques mois il devait y avoir des centaines de milliers de chômeurs supplémentaires ? Ou si nous devions payer les intérêts des emprunts – 500 millions d’euros empruntés par jour ! – à près de 6%, comme c’est le cas de l’Espagne et de l’Italie ? Nous sommes tous dans le même bateau : l’Europe s’en sortira ensemble ou le beau projet européen sombrera avec la crise. C’est pour cela que l’élection de François Hollande peut marquer une date dans l’histoire européenne. Dans un débat avec E.Morin, publié dans le Monde du 5 mai, n’affirmait-il pas : « Ma responsabilité est d’être le président de la sortie de crise » ?

Revenons, donc, vers les élections françaises. Depuis le quinquennat et la postposition des législatives aux présidentielles l’élection du nouveau président et celle de l’Assemblée Nationale sont intimement liées. C’est dans l’esprit de la Vème République qui voudrait donner au nouveau président une majorité pour gouverner. Un socialiste est revenu au pouvoir. Sa victoire est méritée et incontestable, mais…pas très large. Le vote d’adhésion au programme de F.Hollande est faible. C’est que la défiance à l’égard des hommes politiques ne fait que grandir et que beaucoup doutent de leur capacité à redresser le pays. On se tromperait si on pensait que la France a basculé à gauche. L’antisarkozysme que son prédécesseur avait fait naître chez beaucoup - il avait tant déçu les uns et exaspéré les autres – n’est pas étranger à la victoire de Hollande. Maintenant, « alea jacta est » . Après une campagne violente, surtout entre les deux tours, la « stratégie Buissou », de proximité troublante entre l’UMP et le FN, a fait que Sarkozy, pour récupérer une partie des voix de Marine le Pen, a mené une campagne d’ultra droite, et il a en partie réussi, puisque les voix de la moitié des électeurs de celle-ci se sont reportées sur lui. Si la victoire de Hollande est étriquée, c’est parce que Sarkozy est resté majoritaire chez les plus de 65 ans, mais aussi chez les artisans, les agriculteurs, les professions libérales et les chefs d’entreprise, et même a obtenu beaucoup de suffrages dans les classes plus populaires, sensibles à son discours sur le déficit et l’immigration.

Dans quelques semaines, les français devront transformer l’essai ou réintroduire le régime de la cohabitation, alors que l’espoir affiché du FN est de construire un pôle de droite extrême avec un des morceaux de l’UMP qu’elle espère éclatée après la disparition de son leader. Pour éviter les turbulences à prévoir tous les efforts de l’ancienne majorité s’orientent vers le maintien de l’unité, tâche qui s’avérera impossible si les résultats des législatives sont mauvais, et même dès le 10 juin après le premier tour. Pour le moment, à l’UMP c’est la surenchère pour montrer que « la famille est soudée », bien que tout le monde sait qu’elle « est au bout de la crise de nerfs » et que, privée du leadership de Sarkozy, elle renvoie à l’après-législatives l’analyse de la défaite. Son argument massue consiste à vouloir éviter que la gauche tienne en main tous les pouvoirs, alors qu’un retournement de l’électorat paraît peu probable et que, pour sa part, la gauche fera campagne pour une ample victoire qui permette au nouveau président d’exécuter son projet. Quoi qu’il arrive, dès la rentrée de septembre, des recompositions à droite sont à prévoir – surtout en cas d’échec – entre la droite populaire, les gaullistes, les libéraux, les radicaux et autres courants centristes. Certains n’attendront, peut-être, que jusqu’au soir du premier tour, comme ce député de Gironde qui a posé la question d’un rapprochement avec le FN, en fonction des triangulaires et des risques de perdre leur place.

L’attitude de François Bayrou, pour digne et courageuse qu’elle fût, en disant qu’il voterait Hollande au nom de certaines vertus qu’on ne doit pas brader quand Sarkozy dans sa course folle pour récupérer les voix FN avait franchi les lignes rouges, n’en a pas été moins difficile à accepter par beaucoup de ses électeurs, dont la moitié a voté, quand même, pour Sarkozy ! D’ailleurs, l’UMP doit présenter un candidat dans la circonscription où Bayrou se présentera. Le Modem - devenue Centre pour la France – présentera à son tour des candidats partout où il pourra : comment vont voter les 3,275 millions de français qui lui ont accordé leur voix ? Bayrou, lui-même, gardera-t-il sa place de député, après le non retrait du candidat PS ? En tout cas, sa prétention à créer une force du centre, stable et indépendante de la droite et de la gauche, paraît tout à fait compromise, même quand l’UMP éclatera, en réunissant les anciennes composantes de l’UDF. Il ne lui restera, alors, qu’à se mettre en attente de la République, tel de Gaulle à Colombey, jusqu’au jour où la grande catastrophe qu’il annonce, provoquée par la crise, arrivera et que le pays viendra le chercher pour créer un gouvernement de salut national.

La « discipline républicaine » ayant bien fonctionné, on peut affirmer que sans le report des voix du Front de gauche, Hollande ne serait pas le nouveau président. S’il paraît hors de question que le FG négocie des postes pour entrer au gouvernement, quid du retrait de l’un ou l’autre des candidats dans les circonscriptions où le FN serait en position de l’emporter ? Des discussions seraient en cours… On peut espérer, au moins, qu’après le premier tour l’intérêt républicain l’emportera pour qu’il y ait le moins d’élus FN possibles. Tout le monde a salué l’excellente campagne de Mélenchon, même si le résultat final a déçu ses partisans, eu égard des espoirs affichés. Et, en particulier, il faut savoir gré au Front de gauche d’avoir mené un combat frontal contre les idées néfastes du FN. Si in fine Marine le Pen a récolté 17,9% des voix (6,4 millions) contre 11,1% (3,9 millions) pour Mélenchon, celui-ci a tracé la ligne que la gauche devra maintenir en faveurs des perdants de la mondialisation.

Le moins qu’on puisse souhaiter pour le Front de gauche, c’est qu’il ait assez de députés dans la nouvelle Assemblée pour aiguillonner le futur gouvernement et maintenir la pression des luttes sociales.

L’un des aspects les plus commentés après ces élections, cela a été le résultat de Marine le Pen : 6,4 millions de voix. Plus de 20% dans 43 départements et plus de 12,5% des inscrits dans 353 circonscriptions. Voilà donc le FN installé de façon assez homogène dans presque la totalité du territoire national, y compris dans des zones rurales de tradition démocrate-chrétienne où Marine le Pen a eu davantage de voix que François Bayrou ! On savait que le FN avait tout fait pour se dé-démoniser. Le voilà maintenant « nationalisé ». Inutile de tergiverser : il y est et, sûrement, pour longtemps ! Beaucoup d’analystes ont cherché à expliquer cette nouvelle situation : comment ce vieux fond de racisme qui se traduit par la peur de l’immigré, la haine de tout ce qui montre que la France n’est plus aussi blanche, aussi catholique, aussi uni culturelle… que celle de leurs souvenirs nostalgiques a pu se transformer en un parti qui attire un français sur cinq et dont certaines idées sont partagées par bien d’autres, ce qui permet à Mme le Pen de proclamer que bientôt ils seront le grand parti de l’opposition ? Elle s’y prépare depuis longtemps en tournant la page des « mots » négationnistes de son père et en effaçant tout ce qui pouvait rappeler l’origine néo-fasciste de son parti. Il n’y manque que le changement de nom qu’on nous annonce.

Des tribunes libres, au vitriol, sont à lire, comme celle de Pierre Tevenian qui a tourné sur internet ou celle d’Alain Badiou publiée dans le Monde du 6-7 mai, qui s’en prend aux discours sécuritaires de la droite et de la gauche, depuis trente ans, et s’intitule : « Le racisme des intellectuels ». Elles ne manquent pas de fondement, tant il paraît obvie que les ambigüités et les atermoiements de certains propos ont trouvé le point culminant dans le franchissement des lignes rouges par le président-candidat et ont fait que le FN a fini par trouver une place entière et pérenne sur l’échiquier politique. Mais on ne pourra pas apporter les bonnes réponses, si on ne comprend pas qu’au-delà des voix d’adhésion purement idéologiques il y a eu – et il y en aura, peut-être, davantage à l’avenir - des voix de peur et de colère. Les questions sécuritaires qui étreignent nombre de nos compatriotes vont bien au-delà de la peur de l’agression physique ou du cambriolage. Entrent dans cette catégorie, aussi, les gens qui craignent pour leur travail ou pour l’avenir de leurs enfants et tous ceux qu’on peut appeler « les perdants de la mondialisation ». Ceux-là ont pu voter ou seront prêts à voter, demain, pour des partis qui n’apportent pas « les bonnes solutions » mais désignent des boucs émissaires. Pas étonnant, dès lors, que les français « périurbains » se trouvent nombreux parmi les votants de le Pen. Pour accomplir leur rêve d’être propriétaires d’une maison individuelle, ils ont dû fuir le prix prohibitif de l’immobilier urbain pour aller bâtir à la campagne, où les équipements des services publics sont en voie de disparition, tandis que le prix des carburants augmente, alors qu’ils doivent faire cent kilomètres par jour pour se rendre au travail. Seules les réponses globales pourront calmer les peurs des gens fragiles, inquiets, qui doutent de l’avenir. Si les questions économiques et sociales ne trouvent pas de solution, il y aura toujours des politiciens qui détourneront l’attention vers des fausses pistes, comme la viande halal, des prétendues atteintes à la laïcité ou des dangers phantasmés de communautarisme.

On voudrait croire à ce titre de El Pais : « La gauche européenne renaît ce 6 mai en France » ou aux encouragements chaleureux de Dilma Roussef, présidente du Brésil, invitant François Hollande à mettre en place « des politiques qui favorisent la croissance, l’emploi et la justice sociale », mais la participation citoyenne aux mouvements sociaux à venir devront sûrement y contribuer.