Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
  • Article

  L’été grec et le crépuscule de l’Europe

mercredi 9 novembre 2011, par François-Xavier Barandiaran

L’été dernier, en suivant les informations des médias, même ceux qui n’ont jamais mis les pieds sur le Parthénon ont vécu à l’heure grecque. La Grèce a été le miroir où se sont regardés bon nombre d’européens soumis à la pression des « marchés ». Les questions qui revenaient en boucle étaient : que faire de la dette publique grecque, qui se monte à 350 milliards ? Fallait-il en alléger le fardeau ou allonger les délais de remboursement ? Comment allaient réagir les « marchés » face à l’euro, si tel ou tel pays de la zone venait à faire « défaut partiel » ? La zone euro risquait-elle d’éclater, ou tel ou tel pays devrait en sortir ?... Cela a constitué un véritable feuilleton, avec du suspense, des dattes butoir, des menaces de rupture et des accélérations soudaines, dont les derniers chapitres se déroulent sous nos yeux, ces jours-ci.

En juin, le parlement grec accepte le nouveau plan de rigueur imposé au pays, après celui de 2010. En juillet, après de nombreuses tergiversations de l’Allemagne, les européens se mettent d’accord pour aider la Grèce, mais sous conditions. En septembre, la « troïka » -UE, BCE, FMI-, qui vient contrôler si la Grèce a tenu ses engagements, quitte Athènes impromptu, créant un véritable psychodrame. Le 27 octobre, le couple franco-allemand, après moult chamailleries qui font monter la tension, arrive à un compromis, dit de la dernière chance : accord a minima, où le fonds européen de stabilité financière (FESF) est monté à 1000 milliards et les banques privées sont mises à contribution. Ouf ! La Grèce va être sauvée, et, par ricochet, la zone euro aussi ! Début novembre, coup de Jarnac de Papandréou qui annonce la tenue d’un référendum où le peuple grec devra se déterminer, et convocation urgente de celui-ci par Sarkozy-Merkel quelques heures avant l’ouverture du G2O. Pataquès général qui perturbe l’ordre du jour de la rencontre et, finalement, retour au calme après la volteface du premier ministre grec, suivie par les négociations pour la mise en place d’un gouvernement d’unité nationale. La suite s’étale dans tous nos journaux, ces jours-ci.

Pour aider la Grèce à faire face à sa dette de 350 milliards (150% du PIB)– rappelons que celle de la France est de 1700 milliards(85% du PIB) et celle de l’Italie, de 1900 - des plans d’aide, assortis de conditions draconiennes, ont été votés. On serre la corde de plus en plus fort autour du cou des grecs, sous le contrôle de missi dominici qui se rendent à Athènes pour vérifier que les sacrifices imposés et les privatisations promises sont mis à exécution. Mais les grecs ne se laissent pas faire : des manifestations massives succèdent aux grèves générales - 13 depuis quelques mois !-, révolte populaire devant les plans d’austérité qui s’ajoutent les uns aux autres. Les grecs n’en peuvent plus, avec une baisse de revenus de l’ordre de 2O% et la perspective d’autres sacrifices à venir : salaires et pensions à la baisse, suppressions d’emplois et augmentation du chômage, actuellement de 17 %, exportations qui reculent… et déficit qui se maintient malgré tout à 12 % du PIB, parce que toutes ces mesures aboutissent à une récession générale pour 2011 de 5%, qui, ajoutée aux précédentes, se traduit par un appauvrissement général du pays de 10%. Et tous ces efforts pour rien, puisque tous les économistes augurent d’une incapacité du pays à se remettre à flot. C’est la version moderne du tonneau des Danaïdes. Même les travaux d’Hercule ne pourraient pas renverser le cours des choses ! Ainsi, la cure d’austérité risque de maintenir prostré pour longtemps un pays qui avait déjà un genou à terre. La voracité des marchés va créer une récession permanente, la hâte dans la volonté de réduire les déficits va asphyxier littéralement l’économie réelle, tout comme dans d’autres pays qui sont à la peine : Portugal, Espagne… Même J.Delors déclarait il y a quelques jours que le FMI revient à ses anciennes pratiques : « apprendre aux pays en difficulté à mourir guéris » ! Mais, le tandem Merkel-Sarkozy est sur la même ligne, sous le diktat des marchés. Cela ne vous rappelle-t-il pas le dieu de la mythologie grecque, Kronos, qui dévorait ses propres enfants ?

Dans le feuilleton de l’été il ne faut pas oublier le chapitre portugais. Eux aussi, au mois de juin, ont voté, les mains liées, pour un gouvernement qui va mettre en application des mesures d’austérité –c’est pour eux le deuxième plan de rigueur – imposées par le FMI, la BCE et l’Union Européenne. Ils l’ ont fait apparemment résignés pour obtenir les 78 milliards promis sur trois ans, compte tenu qu’ils ne pouvaient obtenir des marchés des prêts à long terme à moins de 10%. Et nous allons voir le 20 novembre le prix que les socialistes espagnols vont payer politiquement, suite à l’éclatement de la bulle immobilière et à la persistance du chômage au-dessus de 20%.

Certains voudraient nous faire croire que ces pays du « club med », selon l’expression employée fréquemment en Allemagne, l’ont bien mérité, et en particulier la Grèce, victime aujourd’hui des magouilles d’hier. Bien sûr, les grecs ne sont pas irréprochables, avec une fonction publique pléthorique et peu efficace, avec un clientélisme endémique et une fuite de capitaux que certains estiment à 350 milliards, autant que le montant de la dette. Mais, sommes-nous bien placés pour leur donner des leçons ? L’autre jour, j’entendais Cohn-Bendit à la radio pourfendre l’Europe qui ne fait rien pour le rapatriement de ces fonds, parce qu’elle-même se sert des paradis fiscaux, qui selon notre Président « n’existent plus » ! Autre grief qu’on entend à satiété : les impôts n’entrent pas dans les caisses de l’Etat (les historiens nous apprennent que cela fait partie de l’atavisme grec depuis l’époque où ils refusaient de payer la dîme à l’occupant ottoman). Ou encore : les habitudes de consommation au-dessus de leurs moyens, rapidement acquises pendant les années d’euphorie où les banques prêtaient à tire-larigot ; critique que d’aucuns adressent aux autres pays entrés récemment dans le paradis de la consommation, comme l’Espagne, l’Irlande et le Portugal. Mais qui peut, dans ce domaine, se considérer sans faute pour leur jeter la première pierre, alors qu’il s’agit là de la quintessence de notre société capitaliste ?

De plus, tous ces travers de la Grèce étaient connus depuis que le pays est entré dans l’Europe en 1981, et dans la zone euro, en 2001. On sait que Bruxelles avait fermé les yeux sur les comptes « arrangés », avec l’aide de la banque d’affaires étatsunienne Goldman Sachs Europa, pour réunir les conditions d’accès à l’UE. C’est, par ailleurs, son ancien vice-président, Mario Draghi, qui vient de remplacer Trichet à la tête de la BCE, illustration parfaite de la connivence entre la politique et l’économie : avec un tel berger les moutons européens vont être bien gardés ! Et c’est cette même banque, la plus important au monde après la faillite de Lehmann Brothers, qui spécule actuellement sur la dette grecque. Elle fait partie de la meute de loups qui harcèle les gouvernements des pays les plus faibles, soutenue par le FMI qui, comme toujours, échange son aide contre des efforts antisociaux. La situation de la Grèce s’aggrave en 2009 quand on découvre, enfin, les irrégularités dans les comptes publics, commises par le gouvernement de droite de Karamanlis : les taux d’emprunt se mettent à monter de façon insupportable. Nous sommes alors en pleine crise mondiale, et les marchés, après de longues années de « laisser faire », entonnent le clairon du remboursement des déficits à marches forcées. On a vu, ainsi, les taux proposés à la Grèce pour des prêts à 10 ans monter jusqu’à 17%, ce qui a mis le pays à genoux, cependant que les tergiversations de l’Europe mettaient un an et demi à proposer des solutions raisonnables. Il faut savoir que la dette grecque reviendrait à la moyenne des autres pays européens par rapport au PIB, si les taux d’emprunt étaient du même niveau que ceux consentis à ces pays : la situation à laquelle on est arrivé n’aurait jamais dû se produire, si la France et l’Allemagne s’étaient mises d’accord bien plus tôt.

Aujourd’hui, le gouvernement socialiste de Papandréou doit brader les biens du pays aux multinationales, vendre les ports et les aéroports qui venaient d’être financés par les fonds d’aide européens, avec l’assentiment de cette Europe qui les a construits ! Nous sommes dans l’absurdité totale ! Par ailleurs, tous les secteurs de la vie des grecs sont touchés par les mesures d’austérité, qui annoncent une baisse drastique du niveau de vie pour les lustres à venir. Tous, sauf les dépenses d’armement : et oui, la Grèce est officiellement en état de guerre contre l’ennemi séculaire, la Turquie –tous deux, membres de l’Otan-, et y consacre 4% de son PIB en achat d’armement vendu essentiellement par la France et l’Allemagne. Ceci explique, peut-être, cela.

Comment justifier les atermoiements de l’Union Européenne ? On connaît la fronde de l’opinion publique allemande contre l’aide à ces pays-cigales : la saillie « ils n’ont qu’à vendre les îles » a fait le tour du monde médiatique. Les autorités germaniques ont temporisé, tergiversé, mégoté devant l’urgence, ne se décidant, devant chaque échéance, qu’à la dernière minute devant le risque de contagion à l’ensemble de la zone euro : c’est que, d’une part, les banques allemandes ont beaucoup à perdre devant une défaillance de la Grèce et que, d’autre part, même la puissante économie allemande serait rudement touchée si l’effet domino faisait tomber d’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne. Mais, les réticences allemandes ont des racines bien plus profondes, le pays ayant pratiqué une cure d’amaigrissement très rude pour finir d’intégrer l’Allemagne de l’Est, souhaite que les autres réduisent de même leurs déficits publics. Plus radicalement encore, il s’agit outre-Rhin d’un problème constitutionnel et d’une mémoire atavique : la crainte d’une nouvelle inflation, comme celle qui avait amené Hitler au pouvoir. De telle sorte que c’est l’Allemagne qui avait imposé aux autres pays de l’UE le concept d’une BCE dont le seul objectif doit être de lutter contre l’inflation. C’est l’Allemagne qui a fait figurer dans le traité de Lisbonne l’impossibilité d’aider un Etat défaillant qui n’aurait pas respecté le traité de Maastricht. C’est, aussi, A.Merkel –et les Pays Bas- qui vient d’imposer que les banques contribuent « sur une base volontaire » ( ?) à l’effacement de 50% de leurs créances sur la Grèce (mais, quoi de plus normal, quand on sait qu’elles empruntent à la BCE entre 1% et 1,5% des capitaux qu’elles prêtent à la Grèce à 5% pour trois mois, et au-delà de 10%, pour une durée de dix ans ?)

Tout conduit, aujourd’hui, à nous interroger sur les failles congénitales de la construction de l’Europe et à pouvoir affirmer que les indécisions politiques des gouvernements européens sont autant responsables que le manque de rigueur budgétaire de certains Etats du marasme dans lequel nous sommes. La crise met en évidence, pour le moins, que l’Union Européenne est inachevée, tant que la coordination budgétaire et la solidarité entre pays ne seront pas le résultat d’une intégration politique. A ce jour, on n’a fait que mettre en place une union monétaire dans une aire où les disparités entre pays sont énormes : ceux qui, depuis longtemps, ont un niveau de vie très élevé et ceux qui font leurs premiers pas dans l’économie de consommation – rappelons-nous que le rideau de fer est tombé à peine il y a deux décennies, et guère plus que la Grèce et les deux pays de la Péninsule Ibérique en ont fini avec leurs dictatures respectives - ; ceux qui, de tradition luthérienne, ont intégré la nécessité de contribuer au bien-être général par le paiement des impôts et ceux qui pratiquent la fraude fiscale massivement, la France se situant entre les deux. Même au sein du couple franco-allemand, considéré comme le moteur de l’Europe, les divergences sont profondes, comme la crise actuelle le met en évidence, même si notre Président, dans ses dernières déclarations, dit vouloir que la France se conforme aux réalités d’outre-Rhin.

La crise actuelle constitue un moment de vérité dans la construction européenne, en mettant en évidence ce que savaient déjà ceux qui, tout en étant favorables au projet Europe, avaient voté « non » en 2005 sur le traité constitutionnel. Déjà bien avant on nous promettait une Europe sociale et on a eu une Europe de marchands où, au nom de la « concurrence libre et non faussée », règne une compétition sans foi ni loi – sinon celle du libéralisme débridé –, qui a permis aux plus forts et aux plus véreux d’accumuler un maximum de la richesse produite par ceux qui ont encore du travail et de spolier ceux qui ne peuvent compter que sur les services publics et les subsides sociaux pour maintenir un minimum de vie digne . On espérait – benêts que nous étions ! – une Europe qui assurerait l’emploi et qui nous protégerait contre les assauts du capitalisme mondialisé et nous nous trouvons, dépités, devant une Europe où les gouvernements de droite, mais aussi les sociaux-démocrates, appliquent des mesures néolibérales. Cela se traduit, par exemple, depuis quelques mois par un véritable fétichisme devant les oracles des agences de notation et par la hâte à vouloir réduire les déficits budgétaires. A l’instar de la Grèce, nos gouvernements nous amènent vers une récession générale : « l’austérité mène au désastre » titrait M.Wolf dans sa chronique du Monde du 5 juillet.

Dans l’euphorie de la financiarisation de l’économie depuis une trentaine d’années, l’élargissement de l’Europe passant de 12 à 27 s’est effectué en comptant sur le dumping social et fiscal entre pays, les capitaux devant aller vers ceux qui offraient les conditions les plus alléchantes . Dans la plus pure orthodoxie néolibérale, avant la crise cela passait par la baisse des impôts des plus aisés, la diminution des dépenses publiques et les privatisations systématiques. Et pour compenser la baisse de la demande on incitait fortement les ménages à s’endetter. Cela nous a amenés à la crise de 2008, et les opinions publiques vont être assez sottes pour continuer à soutenir un tel système ?

Indignons-nous, plutôt, avec les « économistes atterrés » quand ils écrivent : « … les institutions européennes veulent profiter de la crise pour contracter fortement les dépenses publiques et sociales, ôter toute autonomie aux politiques budgétaires nationales et imposer sous le nom de « Pacte de compétitivité » des baisses de salaire dans tous les pays d’Europe » (« Vingt ans d’aveuglement. L’Europe au bord du gouffre ». Ed.LLL, mai 2011, page 22)

Voilà pourquoi dans l’attitude actuelle de l’Europe vis-à-vis de la Grèce se joue la poursuite de la construction européenne et pourquoi, ces jours-ci, devant l’oubli manifeste du grand projet des pères fondateurs, dans les années 1950, on peut évoquer le crépuscule de l’Europe.