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  Le monde de l’art : moteur de la culture ou avant-garde du néolibéralisme économique ?

jeudi 10 juin 2010, par François Saint Pierre

Le monde protéiforme de l’art ne peut pas se laisser circonscrire en quelques lignes. La création artistique est une activité fondamentale des humains, même si l’usage d’œuvres d’art pour établir une communication intersubjective semble se retrouver sous des formes sommaires dans d’autres espèces animales. Il est certain que cette composante artistique a joué un rôle aussi important dans le devenir biologique et culturel de notre humanité que les deux autres grandes compétences du cerveau que sont la pensée rationnelle avec son développement la techno-science (le vrai et l’utile) et la capacité de régulation éthique et sociale (le bien et l’agréable). Depuis le début de l’évolution notre capacité à juger du beau, et plus encore à en créer, accompagne notre histoire. Ce n’est certainement pas par hasard, que les anthropologues trouvent des liens entre l’évolution du langage, l’inhumation des morts et la fabrication des bijoux. La question de l’art nous concerne tous, même si la figure de l’artiste qui a lentement émergée de la modernité a fini par renvoyer les autres acteurs sociaux concernés au second plan.

Le créateur d’œuvres d’art n’a pas toujours eu le même statut, parfois artisan lié à une corporation, parfois à disposition du prince ou des religieux, il a souvent eu une autonomie très limité. Les règles de l’art qui s’imposent pour des raisons techniques ou traditionnelles ont toujours cependant laissé suffisamment de marge de manœuvres pour que des "génies" puissent s’exprimer et émerger du lot. D’un point de vue républicain et démocratique, l’activité artistique concerne l’ensemble de la population même si elle s’appuie sur une élite. Dans cette optique le pouvoir est responsable de la conservation du patrimoine artistique conçu comme un bien public et doit faire en sorte que tous les citoyens puissent en profiter, mais il doit aussi encourager la création et à travers la commande publique donner à ce concept de patrimoine un aspect dynamique. De même, la volonté démocratique implique de proposer à tous une formation esthétique pour apprécier la beauté des œuvres et quelques éléments de formation artistique pour que tout individu puisse avoir accès à la création artistique. Pendant quelques décennies après la guerre de 39/45 on a eu l’impression que cet idéal guidait, au moins en partie, l’action politique de droite comme de gauche.

Depuis la montée en puissance des thèses néolibérales, ce grand projet humaniste semble se perdre dans les sables mouvant des contraintes économiques et idéologiques. Les artistes les plus reconnus ont très vite compris l’intérêt d’une mondialisation du marché de l’art. En quelques années la spéculation la plus effrénée a remplacé tous les autres critères de l’évaluation de l’œuvre d’art et les grands artistes sont devenus des hommes d’affaires aux revenus extraordinaires. Damien Hirst en est le prototype, pour préserver sa côte sur le marché de l’art il a, faute d’acquéreur à 100 millions de dollars, monté un groupe d’investisseur pour acheter à ce prix "For the love of God", réplique en platine incrustée de 8601 diamants d’un crâne. De la même manière les chanteurs célèbres ou les stars du cinéma comptent leur gain annuel en millions d’euros. Les Rolling Stones, par exemple, ont empoché 88 millions de dollars grâce à la tournée "Bigger Bang" de 2006 et l’acteur Will Smith en a gagné 80 entre juin 2007 et juin 2008.

Pendant ce temps la puissance publique se désengage petit à petit de toutes ses responsabilités artistiques. Baisse des subventions, renoncement à l’enseignement artistique, abandon en pratique de la procédure du 1% artistique pour financer les commandes publiques, entretien a minima du patrimoine national, dégradation du statut des intermittents... L’état et les collectivités locale ont opté pour une privatisation de fait des activités artistiques. Le monde de l’art du côté de la production s’est distendu : en haut les revenus ont énormément augmenté, au milieu des professionnels emportés par leur passion du métier vivotent comme ils peuvent, en bas les amateurs se débrouillent pour continuer à pratiquer souvent avec exigence mais avec des petits moyens. La mobilité sociale entre le haut et le milieu est possible mais exceptionnelle par contre les liens entre les professionnels mal payés et les amateurs motivés permet au système de garder un certain dynamisme et cela permet en partie de pallier le repli de la puissance publique.

La figure de l’esthète plus ou moins riche (amateur de théâtre ou de peinture, mélomane, collectionneur, etc.) existe encore mais le marché de l’art a su aussi construire celle du consommateur mondialisé qui achète en masse un produit standardisé et bien calibré. Le seul critère d’évaluation est le profit, le meilleur est celui qui gagne le plus, les gagne-petit, talentueux ou pas, sont disqualifiés. Au bilan le monde de l’art et celui du sport (qui est sur un fonctionnement analogue) sont les fers de lance de l’ultralibéralisme, une idéologie qui aplati les classes moyennes en faisant jouer sans contraintes les lois du marché.

Sur la question de l’art notre démocratie républicaine est confrontée à une contradiction majeure. En démocratie on déclare l’égale dignité de tous les hommes et l’État doit être le garant de l’égalité des possibilités d’accès à toute les formes de culture, mais la liberté, interprétée uniquement à travers le prisme de l’économie néolibérale, introduit énormément d’inégalités dans le système. Laisser pour l’essentiel l’art sous la seule responsabilité du marché est en contradiction avec les valeurs fondamentales de la démocratie qui ne peut se réduire à une simple procédure élective. Pour résoudre cette contradiction la puissance publique doit clairement réaffirmer son champ de compétence. Il ne s’agit pas d’édicter les règles du "bon goût", mais d’un côté de se donner quelques moyens économiques pour assumer les responsabilités de base et de l’autre de repenser les systèmes de régulations du marché de l’art (comme d’ailleurs celui de la finance ou du sport) en introduisant des mécanismes de redistribution pour favoriser les pratiques artistiques de tous.