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  Nous et les autres ; conflit et coopération

jeudi 14 janvier 2010, par François Saint Pierre

L’humanité pour survivre a toujours eu l’obligation de construire du "nous". La structure minimale a été celle du clan fondé sur des liens familiaux et occupant un petit territoire nécessaire à sa survie. La coopération qui a nécessité l’usage d’un langage évolué et de mécanismes d’échanges familiaux et commerciaux a conduit à la création de tribus. La concurrence pour les meilleurs territoires a été naturellement une source de conflits. Les individus des sociétés primitives se considèrent souvent comme les "vrais hommes" et prennent les autres peuples aux coutumes et aux apparences différentes pour des "barbares". Le semblable et le différent ont toujours servi comme points de repère pour construire de la communauté, pour favoriser la coopération, mais cela au prix d’une frontière entre le dehors et le dedans, qui peut conduire à l’exclusion ou au conflit. L’histoire avec toute sa complexité retrace la complexification progressive des structures d’appartenance, jusqu’à la création des États modernes, espaces de solidarité et de coopération charpentés par le droit, mais toujours confrontés aux risques de guerre, malgré l’existence d’un embryon de droit international. La grande dimension de ces communautés les expose au risque d’un affaiblissement de la cohérence interne, qui peut déboucher sur des tensions intracommunautaires, dont la figure extrême est le génocide, ou à l’éclatement de la structure, comme on l’a vu récemment dans les Balkans. Historiquement, les famines et les crises économiques ne sont pas la cause des grandes crises politiques, mais en constituent en général un préalable, qui favorise les dérives conflictuelles. Les périodes économiquement favorables encouragent plutôt les échanges coopératifs, car même s’il existe de fortes inégalités créatrices de tensions, un accord gagnant-gagnant est toujours possible.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la société industrielle, grâce à l’exploitation des ressources naturelles comme les énergies fossiles, a fortement augmenté la production globale de richesses, et a développé au niveau mondial un fort système de coopération, pour produire au meilleur coût et pour distribuer efficacement les marchandises. Les mécanismes de répartition des richesses n’ont pas été conformes au principe d’égalité. Ce non respect est anthropologiquement lié à un fort sentiment d’injustice. Les théories néolibérales ont justifié l’accroissement des inégalités par une référence classique à la Théorie de la justice de John Rawls. Dans la mesure où il n’y a pas de perdants en valeur absolue, car l’augmentation des richesses profite directement ou indirectement à tous, l’accroissement important de la richesse d’une minorité serait acceptable. Raisonnement un peu simpliste qui masque entre autre, les effets écologiques négatifs de la surconsommation des plus riches. La fin de cette période de croissance laisse un monde fortement inégalitaire, et plus aucune contrepartie n’est possible pour faire digérer des politiques de domination ou d’accaparement des matières premières. Impossible de financer réellement la reconstruction de l’Afghanistan ou de l’Irak. Difficile d’accueillir la misère du monde qui se presse à nos portes. L’époque où les largesses autorisées par la forte croissance des richesses pouvaient mettre de l’huile dans les rouages du développement d’une économie de marché mondialisée est terminée !

Plus profondément cette période de richesse a de manière indirecte déstabilisé les deux grandes structures d’appartenance ; la famille et la nation. La création de "l’État providence" a permis de relativiser le rôle des liens de solidarité familiale. Le repli actuel de la responsabilité de l’État renvoie une frange importante de la population au bord de l’exclusion, sans le filet de sécurité qu’était la famille. Heureusement que quelques associations de bénévoles luttent encore, contre vents et marées, pour aider les plus démunis. La nation n’est plus tout à fait adaptée à la mondialisation de l’économie ni à la résolution des grands problèmes environnementaux, justification saisie par les principaux partis pour prôner une politique de privatisation tous azimuts et donc un affaiblissement de l’État. L’Europe, qui aurait dû en partie se substituer au dépérissement de la solidarité nationale, patine et la limitation du budget à 1% du PIB des États membres l’empêche d’avoir une politique concrète à la hauteur de ses déclarations d’intention. L’ONU qui aurait pu évoluer vers une instance pacificatrice et normative mondialement respectée est devenue une assemblée qui produit dans le meilleur des cas, des déclarations utopiques, comme à Rio en 1992, mais largement inappliquées, est parfois incapable d’harmoniser les intérêts nationaux divergents avec l’intérêt général, et n’arrive à rien comme dans le récent sommet de Copenhague. Les grands groupes multinationaux, qui ont une énorme capacité de lobbying ont tout fait pour entraver l’émergence d’une véritable capacité de régulation au niveau mondial. Seule l’OMC dont la philosophie est de favoriser les échanges commerciaux, sans se soucier du reste, a eu leur soutien. Elle a été soutenue en cela par les dirigeants nationaux qui, n’ayant aucune envie de voir se développer des capacités de régulations efficaces, se sont contentés de médiatiques G8 ou G20, conçus manifestement pour défendre les intérêts des pays les plus puissants plus que ceux de la planète et de ses habitants.

Le discours dominant est actuellement défensif. Il s’appuie sur la certitude implicite que notre système économico-politique et sociétal est le meilleur et que les autres peuples n’ont qu’à s’adapter en suivant notre modèle. "L’idée de justice", dernier ouvrage du prix Nobel Amyarta Sen, montre bien en quoi la réduction de la justice à l’application du droit produit par les démocraties occidentales n’est pas acceptable. L’Occident n’a plus d’ennemis déclarés seuls quelques "terroristes" perturbent nos certitudes et nous poussent à mettre en place une société hyper sécuritaire, contradictoire avec les valeurs fondamentales de la démocratie. La faute majeure pour un pays est donc d’abriter des terroristes, justification suffisante pour disqualifier des peuples entiers, pour décréter par exemple que les ressortissants de 14 pays (dont 13 liés à l’Islam) seront lors des passages de frontières soumis à fouille corporelle complète. Dans les cas extrêmes, l’antiterrorisme justifie, comme en Afghanistan, le déversement de tonnes de bombes pour mettre au pas les populations. La souveraineté nationale n’est pas limitée par les décisions de l’ONU, mais par le bon vouloir des pays les plus puissants, qui s’arrogent par exemple le droit de décider qui peut posséder ou non l’arme atomique. Choix politiques qui peuvent paraître justifiés en raison des risques potentiels, mais qui sont souvent vécus comme des humiliations. Pendant que les grandes puissances occidentales cherchent un deuxième souffle pour relancer l’économie, la Chine, sans pour autant donner l’impression de heurter de front les valeurs du système, devient une superpuissance. Non seulement la fin de la période de croissance semble arriver, mais l’Occident est en passe de ne plus pouvoir imposer son leadership au monde entier.

Les Français, habitants d’un modeste pays, constituent au niveau mondial une "catégorie sociale en déclin". Ils risquent fort de réagir négativement à la situation actuelle. La critique radicale des gouvernants de droite et de gauche, peut favoriser le retour aux idéologies les plus réactionnaires et le raidissement sur nos vieilles certitudes. La recherche de boucs émissaires, pour expliquer nos difficultés, peut non seulement déboucher sur un changement politique, mais aussi sur le retour des vieux démons racistes et xénophobes. Le retour sur la scène médiatique de la manière dont sont vêtues certaines femmes musulmanes est symptomatique de ce raidissement identitaire. Ces idées ont pendant de longues années été portées essentiellement par le Front National, parti qui s’affiche assez ouvertement nationaliste et xénophobe. La baisse actuelle dans l’opinion de la crédibilité de ce parti n’est peut-être que le symptôme de l’effondrement récent de la barrière symbolique qui existait entre la droite et l’extrême droite. (Le résultat du second tour de l’élection présidentielle de 2002 avait montré la solidité du socle républicain). Le débat sur l’identité nationale a été lancé pour des raisons de stratégie électorale, mais il a provoqué un retour du refoulé fort désagréable, il a eu pour effet de rendre encore plus poreuse cette barrière. Alors que la tendance de fond est à l’assimilation lente mais réelle des générations d’immigrés (cf. les études sur les mariages "mixtes") on a l’impression que l’air du temps national et international ne fait que souffler sur les braises du vieux foyer conflictuel que constituent nos rapports avec le monde islamique.

Un choix alternatif existe. Il faudrait commencer par favoriser le retour à la confiance dans les capacités de l’État à protéger efficacement le citoyen. Ce n’est pas pour rien que les idées les plus xénophobes ont prise dans les milieux socialement en déclin (mais pas forcément chez les plus pauvres). Proposer de remplacer la nation, fort espace de solidarité, par une Europe faible et aux liens distendus, peut séduire des catégories sociales dynamiques mais ne peut qu’inquiéter ceux qui ont légitimement par ailleurs des raisons de l’être ! Il faudrait aussi arrêter d’affaiblir les classes moyennes, en favorisant le modèle du néolibéralisme qui partage le monde en deux : d’un côté les dirigeants et les actionnaires, de l’autre, le reste. Au-delà de l’espace national mais plus difficile à construire, car nécessitant un large consensus, il faut mettre en place une autre mondialisation. La mise en place, via des taxes mondiales, de mécanismes de redistribution et la création de normes écologiques exigeantes doit remplacer l’objectif actuel de la mondialisation, qui se résume à l’augmentation du PIB des pays les plus riches. Tolérer une dose de protectionnisme quand les distorsions économiques sont trop flagrantes ou respecter les modes de vie locaux va parfois à l’encontre des intérêts des multinationales, mais pas contre les valeurs fondamentales de la démocratie.

Il ne suffit pas de dénoncer du haut de sa bonne conscience morale les dérives racistes et xénophobes pour les empêcher. Jouer le jeu de la coopération entre les peuples, plutôt que celui de la haine et du conflit, exige d’abord d’avoir un grand respect de la justice, qui ne doit pas être que formelle mais se retrouver dans les décisions concrètes.