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  J’ai (très) mal au travail

mardi 27 octobre 2009, par François-Xavier Barandiaran

C’est le titre du film-documentaire de J-M Carré que je recommande vivement à toutes les personnes qui s’intéressent à la réalité des milieux de travail, aujourd’hui, parce qu’un bon film vaut mieux que beaucoup de discours. Sorti en 2006, il représente une plongée dans le monde de l’entreprise et des nouvelles méthodes de management. Mais, avant d’y revenir plus en détail, retournons-nous quelques temps en arrière : dans les dernières décennies du siècle dernier il était de bon ton, après que la courbe ascendante des « cols blancs » eut dépassé celle descendante « des cols bleus », de discourir sur la disparition progressive de la pénibilité du travail salarié. Au point que certains annonçaient la disparition de la classe ouvrière –balayée par l’avènement des robots et des ordinateurs-, à laquelle se substituait une nouvelle catégorie d’employés « tertiarisés » portant au boulot comme à la ville les mêmes habits endimanchés (terme caduc, puisque déjà, à cette époque, les gens s’habillaient le dimanche comme les autres jours de la semaine !). Tous étaient devenus « des collaborateurs ». Il est vrai que cette mutation s’accompagnait d’une amélioration croissante de la formation et du niveau des diplômes des générations qui arrivaient sur le marché du travail. On pénétrait dans un pays de cocagne : des robots faisaient le travail pénible des SOS sur les chaînes de montage, des ergonomes cherchaient à optimiser les gestes des opérateurs et des secrétaires, les chefs du personnel étaient devenus des directeurs des ressources humaines et même des moralistes élucubraient sur les question d’éthique dans les milieux professionnels.

De même qu’après la chute du mur de Berlin on s’était mis à rêver d’un nouvel ordre mondial apaisé, de même les salariés pouvaient s’imaginer membres d’une nouvelle « classe ouvrière allant au paradis », pour paraphraser le titre du magnifique film d’Elio Petri, sorti en 1971. Bien sûr, la réalité des ateliers, des bureaux et des laboratoires était bien moins idyllique, mais il était impensable d’imaginer qu’elle deviendrait ce qu’elle est aujourd’hui, en 2009.

L’actualité immédiate nous parle de souffrance, de stress et de suicide dans les milieux professionnels, que ce soit au Technocentre de Renault-Guyancourt, à EDF, à France Télécom ou au Pôle emploi. Les feux médiatiques s’intéressent, en particulier, depuis quelques semaines aux vingt-cinq suicides survenus à France Télécom entre janvier 2008 et aujourd’hui. Mais des suicides ou des tentatives il y en a bien ailleurs, dans des entreprises moins relevantes qui n’intéressent pas la une des journaux. Selon des estimations on y comptabiliserait dans une année environ 500 suicides. Ils concernent souvent des techniciens et des ingénieurs

 catégories du salariat qui avaient adhéré les premières aux méthodes managériales de l’économie financiarisée- et surviennent partout où les salariés sont soumis à des fortes pressions, comme, par exemple, les PME d’ingénierie informatique. Néanmoins, ils sont passés sous silence à cause de l’absence de syndicats qui puissent dénoncer ce qui était jusqu’à il y a peu un tabou.

Ainsi, donc, le milieu professionnel est devenu synonyme pour beaucoup d’un lieu de souffrance. D’ailleurs, la spécialité médicale « souffrance et travail » se développe dans nombre d’hôpitaux publics en France. Et, si vous consultez les cabinets de psychologues et autres psychothérapeutes, ils vous diront que de plus en plus leurs clients viennent les voir pour parler non pas de leurs déconvenues sentimentales ou des conflits familiaux, mais des souffrances liées au travail.

En effet, le travail joue de moins en moins le rôle de socialisation nécessaire à l’équilibre de chacun, en développant les capacités créatrices et en insérant le salarié dans des collectifs, comme le compagnonnage d’entreprise, la camaraderie d’activités communes extraprofessionnelles ou encore les solidarités vécues fortement dans des acticités syndicales.

Je reviens au film « J’ai (très) mal au travail ». Il montre l’extrême violence exercée dans les pratiques managériales du travail et les liens qui existent entre la souffrance au travail et l’économie ultralibérale. Partout, c’est la même concurrence effrénée. Partout, l’obligation d’une rentabilité à deux chiffres. Partout, la compétition érigée en norme de management sous la menace de délocalisations ou de fusions acquisitions.

Pour cela on démembre des collectifs qui donnaient un sens aux relations interpersonnelles, on « placardise » des militants syndicaux ou des salariés âgés pour les pousser à démissionner, on assigne des objectifs individualisés à chaque salarié –c’est le contrat par objectif-, en lui fixant des performances à atteindre qu’on contrôle en permanence avec l’outil informatique et sans fournir toujours les moyens pour réaliser les objectifs ou le temps et la formation nécessaires. Par exemple, les cadres techniques de France Télécom qui, en l’espace de quelques semaines, doivent devenir des commerciaux performants ou les employés de Pôle emploi (suite à la fusion de l’ANPE et des ASSEDIC) aculés à être polyvalents, cependant que de nouveaux chômeurs viennent s’y inscrire par centaines de milliers ! Les grilles des salaires sont remplacées par les fameuses évaluations individuelles et le « salaire au mérite », c’est-à-dire, le rendement, la récompense pour les plus forts, dans une nouvelle formulation de la guerre de tous contre tous.

Devant le sentiment de l’impossible et le harcèlement de la hiérarchie, il s’en suit une dévaluation auto personnelle qui induit un stress insupportable allant parfois jusqu’au suicide, échec ultime, dernier tribut payé à ce monde impitoyable. Que nous sommes loin des cadres de jadis qui s’identifiaient à leur entreprise et ne comptaient pas les heures de travail, en lui sacrifiant volontiers leur temps personnel et leur vie familiale !

Mais la compétition établie comme système ne concerne pas seulement les plus diplômés. Elle s’applique également à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle jusqu’au dernier échelon. Elle élimine les plus faibles et presse les autres comme un citron, si bien que l’Institut de veille sanitaire indique qu’un quart des salariés est concerné par une souffrance extrême au boulot. Partout, le cri de guerre managérial c’est : « éliminons la concurrence ». Voici d’autres slogans qui sont le pain quotidien des salariés : « travailler en flux tendu », « exiger le zéro défaut », « très, très urgent » « faire du chiffre »….

Qui pourrait encore prétendre que cette somme de souffrances relève de la fragilité personnelle ou de la vulnérabilité psychologique, en déniant les liens structurels entre l’organisation du travail et les symptômes psychosomatiques dont souffrent tant de salariés ? En plus des problèmes personnels, qui sont le lot que chacun d’entre nous doit porter, le stress permanent au boulot, les nuits sans sommeil, les fameux troubles musculo-squélétiques… aboutissent à ce que les sociologues du travail appellent le « burn-out » : c’est le syndrome de l’épuisement professionnel qui survient au terme d’un processus de fatigue mentale et physique de la personne qui pendant de longs mois ne se sent pas reconnue ou n’arrive pas à atteindre des objectifs irréalisables. Le corps encaisse, supporte, et puis un jour… il craque.

D’aucuns rétorqueront que la réalité n’est pas aussi noire et que tous les salariés ne sont pas soumis à des tensions si extrêmes. Certes, le milieu professionnel n’est pas un enfer partout. Mais, il y a une autre caractéristique qui atteint substantiellement la condition ouvrière de nos jours, c’est la précarité. En ces temps de chômage massif, depuis trois décennies, aggravé par la crise totale que nous vivons depuis un an, avons-nous pris conscience de la violence que recèle cette phrase qui trotte dans la tête de millions de travailleurs(euses) : « Si tu n’es pas content, tu peux aller voir ailleurs » ?. Ce n’est pas ici le moment de définir ce que le sociologue Robert Castel a appelé « l’insécurité sociale » et « le précariat », ainsi que le processus de précarisation analysé par Serge Paugam dans son livre « Le salarié de la précarité » (PUF, 2007). Ce qui est patent, c’est que la flexibilité imposée, la difficulté grandissante à l’intégration professionnelle et l’instabilité généralisée et permanente de la plupart des postes de travail dans le secteur privé et de plus en plus dans la fonction publique, ce sont des constantes qui ont des répercussions sur la santé, l’équilibre personnel et la vie familiale.

La précarité des emplois à durée déterminée ou la menace de perdre son emploi, ajoutées à un manque de reconnaissance de la valeur travail-emploi minent et corrodent la santé physique et morale de tous ceux pour qui l’insécurité est devenue une condition permanente de survie. Les médias focalisent, à juste titre, sur ceux qui se suicident sur leur lieu de travail, mais on meurt aussi de ne pas travailler. Selon les sociologues C.Baudelot et R.Establet, dans une tribune du journal Le Monde : « ce sont les inactifs…qui détiennent aujourd’hui le record du suicide…le chômage entraîne une diminution considérable des relations sociales quotidiennes, ainsi qu’un sentiment renforcé de solitude et de mal-être »

Au moment où les deux tiers des postes de travail proposés revêtent la forme d’un contrat précaire, on peut craindre l’avènement d’une société où l’angoisse collective face à l’avenir sera le premier déterminant de la « nouvelle condition ouvrière ». On peut avoir des craintes sur le degrés de cohésion d’une telle société