Le Café Politique

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  La naissance du « précariat »

mardi 18 mars 2008, par François-Xavier Barandiaran

Ces derniers temps la droite a incontestablement marqué quelques points dans la conquête idéologique des cerveaux. Ainsi, quand elle s’affirme championne de la valeur travail, en faisant croire que la gauche aurait promu une société d’oisiveté et de farniente, cependant qu’elle soutiendrait « la France qui se lève tôt ». L’autre slogan répété ad nauseam depuis la campagne aux présidentielles est celui de « travailler plus pour gagner plus ». Et, encore une mystification qui fait florès depuis quelques années, c’est de faire passer les chômeurs, les Rmistes et autres exclus du monde du travail, comme des citoyens indignes qui se contentent d’être « des assistés ». La gauche, en somme, par les lois « des 35 heures » et les divers systèmes d’assistance sociale, aurait créé une société de vaincus et de parasites. On n’a de cesse de nous mettre devant le nez le modèle des pays qui auraient vraiment vaincu le chômage, et, en particulier, les anglo-saxons : voilà des sociétés de « plein emploi », où le taux de chômage est moitié moindre qu’en France ! Outre que les statistiques de certains pays ont commencé par envoyer dans la catégorie des « non actifs » des centaines de milliers de personnes qui, pour des raisons diverses sont classées inaptes au travail,- après quoi on peut arborer des chiffres mirobolants-, les médias au service de la mentalité de droite ne s’étendent pas sur les conditions de travail dans un marché complètement dérégulé, comme celui de la Grande-Bretagne : des contrats précaires sans aucune protection, des millions de travailleurs pauvres -les woorking poors- obligés à faire deux ou trois postes de travail pour survivre. Il est bien connu, mais rarement rappelé par les thuriféraires de ce système, qu’en Grande-Bretagne, si officiellement il y a moins de chômeurs, il subsiste beaucoup plus de pauvres. Voilà donc, comme l’a nommé R.Castel, le nouveau système inventé par le néolibéralisme : « le précariat », où le travail n’assure plus les conditions minimales de vie digne et d’insertion dans la vie collective.

Depuis l’avènement de la société industrielle la définition du travail par les premiers théoriciens du l’économie, comme Adam Smith, résidait dans la production et la création de richesse. Marx et les socialistes utopistes du XIXe siècle avaient complété cette définition en déclarant le travail comme créateur d’épanouissement de la personne et moyen d’assouvir les besoins harmonieux de la vie en société,-ce qui restait toujours comme un horizon à atteindre-. Au XXe siècle, la social-démocratie, par son effort de régulation avait obtenu que les travailleurs bénéficient d’un partage plus équitable de la richesse produite au moyen de l’augmentation des salaires et des protections de l’Etat-providence. Mais, depuis que dans les dernières décades du siècle dernier, la globalisation et la financiarisation du capital nous ont fait passer dans l’ère du productivisme à outrance, le travail devient de plus en plus une simple donnée d’ajustement de l’économie : en trente ans 10% des revenus du PIB ont été perdus par les salaires au bénéfice du capital ! En dépit des derniers chiffres publiés par l’INSEE, on compte dans notre pays 3,5 millions de chômeurs, si on y inclut toutes les catégories privées d’un emploi à temps complet ; autant de salariés à temps partiel, dont 1,5 de « temps partiels subis » ; 2,5 millions vivant en dessous du seuil de pauvreté ; 3 millions de mal-logés, etc….Et, pour ne pas allonger la liste des chiffres, comme l’affirme M.Rocard, qui peut difficilement être taxé de gauchiste, dans une tribune libre de « Le Monde » du 6 mars : « le quart de toutes nos populations sont soit au chômage, soit en travail précaire, soit encore exclues du marché du travail et tout simplement pauvres ». Et un quart de 64 millions, cela fait beaucoup de monde !

Une autre grande mystification de la droite a consisté à rendre les lois sur « les 35 heures » votées par la gauche au début des années 2000 responsables de la décroissance de notre économie et de la baisse des salaires. Si presque tout le monde s’accorde, aujourd’hui, pour reconnaître les limites d’une régulation du temps de travail imposée par décret de façon uniforme, (surtout là où elle n’a pas donné lieu à des négociations de branche ou d’entreprise), on ne peut nier que « la loi des 35 heures » restera dans l’histoire ouvrière comme un jalon symbolique du partage du travail. En effet, la révolution technologique permet à l’économie de gagner en productivité en supprimant des postes de travail. La promesse de « plein emploi » est un leurre, puisque les pays industrialisés continuent à produire de plus en plus en ayant besoin de moins de main-d’œuvre. Rifkin, l’essayiste visionnaire américain, a écrit : « plus nous avançons dans l’âge de l’information, plus les robots et les ordinateurs remplacent des catégories entières de travailleurs. Vers 2025 il n’ y aura que 2% d’ouvriers dans le monde ». On peut considérer le propos excessif –surtout qu’il l’avait prononcé avant l’irruption dans l’économie mondiale de la Chine et autres pays émergeants-, mais peut-on contredire J.Delors, quand il affirme que l’emploi ne doit occuper dans les 20 ans à venir que 40.000 heures par vie contre 70.000 actuellement ? Ce dernier chiffre correspond, en effet, à la moyenne de 1600 à 1700 heures par an, où se situent actuellement des pays comme la France et l’Allemagne, alors que les USA seraient au-dessus avec 41 heures de travail par semaine. Ce sont les chiffres donnés par l’OCDE le 4 mars dernier. Mais, de quoi parle-t-on ? Des emplois à plein temps. En réalité, aux USA la durée hebdomadaire de travail, en raison de la multiplication des petits boulots, est de 33,7 heures ! Une fois de plus, on comprend qu’on ne peut comparer que ce qui est comparable et que les chiffres sont toujours sujets à exégèse et à explication. En tous cas, ceux qui militent pour la semaine de 32 heures ont de quoi ne pas perdre espoir.

En France, tous ceux qui vouent aux gémonies « les 35 heures », en se moquant de la volonté de partager le travail, et poussent à faire des heures supplémentaires, occultent un autre partage réel du travail, beaucoup moins glorieux, celui-la ! C’est celui effectué au préjudice des jeunes, des femmes et des salariés de plus de 55 ans. Plus important que de connaître la durée moyenne des salariés à plein temps, c’est de diviser la totalité des heures travaillées par le nombre des personnes aptes et désirant travailler.
  De considérer le taux de chômage des jeunes actifs de moins de 25 ans –plus de 20%-, de connaître le nombre de CDD, contrats d’apprentissage peu rémunérés, des stages, intérim….
  De s’arrêter devant les conditions imposées aux femmes qui massivement ont fait irruption dans le marché du travail -80 % des femmes adultes-. Elles sont victimes des temps partiels subis : sur les 3,5 millions d’actifs à temps partiel 80% ce sont des femmes, renforçant ainsi la division ancestrale des rôles entre l’homme et la femme, faisant qu’au sein des familles elles continuent à assurer l’essentiel des tâches ménagères.
  De prendre la mesure de la contradiction qu’il y a à vouloir pousser l’âge de la retraite de plus en plus tard, cependant que le taux d’emploi des plus des 55 ans est, en France, le plus bas des pays industrialisés. Allez dire à toutes ces victimes du partage sauvage du travail de « travailler plus pour gagner plus ». Ils ne demandent pas mieux !

Si le contrat à durée indéterminée (CDI) reste –mais pour combien de temps ?- le prototype de l’emploi, les contrats dits « atypiques »,- joli euphémisme-, représentent ces dernières années 2/3 des embauches : CDD, intérim, temps partiels, emplois subventionnés… Cette précarité permanente, ajoutée à l’expérience du chômage par beaucoup de nos concitoyens, est une constante qui taraude en profondeur notre société. De plus, La mobilité et la nécessité de parfaire la formation initiale tout au long de la vie active obligent à mettre sur le devants de la scène une nouvelle exigence collective : la sécurisation des trajectoires professionnelles qui prendrait en compte les itinéraires erratiques entre les périodes de formation, d’activité ou de chômage, de nouvelles adaptations personnelles…qui deviennent progressivement le lot commun. Cela permettrait à chacun de s’adapter aux mobilités requises, d’acquérir les nouvelles compétences nécessaires, de franchir les périodes de chômage sans que cela apparaisse comme une catastrophe personnelle et souvent familiale, qui démolit les personnes et les exclut de la vie sociale. Dans les négociations actuelles entre syndicats de salariés et patronat sur la modernisation du marché du travail, la question a été pour la première fois mise sur le tapis, mais, au constat des accords signés, seulement quelques petits pas de lilliputien ont été franchis dans cette direction..

Les fondations du « travail » sont ébranlées à tel point que bon nombre de sociologues se demandent par quoi faudra-t-il remplacer demain le travail, ce pivot autour duquel s’est organisé depuis deux siècles l’essentiel de la vie en société. Il est vrai que le travail, comme statut social fondamental, est une invention récente : les sociétés précapitalistes fonctionnaient sur d’autres valeurs, et ceci depuis l’antiquité gréco-romaine. Ce qui est sûr, c’est que plus que jamais les régulations collectives devront être l’œuvre de l’action politique, en dépassant la vision purement économique qui considère que, si on augmente la richesse, la production et la croissance, les besoins des hommes finiront par trouver une satisfaction. La réussite d’une société dépend plus de la cohésion sociale et de l’indicateur de développement humain (revenu, éducation, santé, espérance de vie…) que du seul PIB. Le « bien-être » et la politique doivent récupérer la première place, alors que notre société est devenue une machine à produire des exclus, des sans-travail, des sans-domicile, des sans-papiers, des sans-reconnaissance sociale, des sans-formation, et, dans quelques années, des sans-retraite pour celles et ceux qui auront fait des parcours professionnels incomplets et chaotiques.

La société que nous préparent la droite et tous ceux qui se plient au néolibéralisme, c’est la priorité au productivisme et à son corollaire, le « précariat », c’est la diminution des salaires au profit de la Bourse. C’est l’avènement d’un monde à l’anglo-saxonne, au préjudice d’un développement social écologique et harmonieux. Est-ce cela que nous voulons ? Au vu des résultats des municipales, peut-on espérer qu’un certain nombre de nos concitoyens a commencé à ouvrir les yeux ?