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  Le travail : de l’économie à la politique.

lundi 17 mars 2008, par François Saint Pierre

Le travail est un concept important pour les économistes, mais aussi pour les politiques. C’est, en effet, la principale interface entre l’individu et la société. Les différentes conceptions sur le rôle de l’État, dans le fonctionnement du marché du travail et dans le régime de protection sociale qui va avec, partagent l’espace politique français entre droite et gauche.

La mathématique moderne se développe sur un système d’axiomes et la physique sur des principes et des lois que les chercheurs sont prêts à remettre en question mais qui ont faits, sur une longue histoire, la preuve de leur efficacité. L’économie est une discipline jeune et elle n’est pas aussi facilement mathématisable que la physique. L’expérience ne peut y occuper une part prépondérante et il est toujours difficile de valider les modèles mais aussi les lois et principes qui servent de fondement à la théorie. Les chercheurs en économie font des efforts pour faire de leur discipline une "science" avec ce que cela comporte de rigueur et d’exigence. Ils font des enquêtes statistiques, des modèles qu’ils testent et qu’ils essayent de valider, des comparaisons internationales, etc... Périodiquement on leur reproche d’être trop compliqués, trop abstraits, trop mathématiques. Si tout le monde trouve normal de ne rien comprendre à la théorie des cordes en physique fondamentale, le citoyen par contre estime un peu rapidement que le discours économique,car il est l’argument massue de la décision politique dans notre démocratie, devrait lui être totalement compréhensible. Le concept de bonne gouvernance correspond à l’aboutissement ultime de cette situation. Les choix politiques ne se réduiraient qu’à l’application de la meilleure solution proposée par les scientifiques. La classe politique a besoin de justifications pour ses choix et avec l’aide des médias elle peut transformer le meilleur travail scientifique en discours idéologique. Nous ne sommes pas, heureusement, dans un monde où choisir pourrait se ramener à résoudre un problème de mathématique. Le rôle des partis, au-delà des responsabilités exécutives, locales et nationales, est d’aider le citoyen à se forger une opinion qui fasse la synthèse entre des valeurs philosophiques ou morales et les contraintes formalisées par les scientifiques et imposées par le réel. Il est nécessaire de poser la question de la neutralité des sciences économiques et celle de la responsabilité du chercheur ou de l’expert sur le plan social, écologique ou politique, mais il faut reconnaître que l’ensemble des économistes ont la volonté de fabriquer des savoirs plutôt que d’être des fournisseurs de croyances.

Un exemple : "travailler plus pour gagner plus". Depuis la dernière campagne présidentielle, l’explication de la baisse de notre pouvoir d’achat serait due à la durée insuffisante du temps de travail. Si au niveau individuel ce slogan est vrai, au niveau de la nation cela n’est pas du tout évident. La valeur produite dépend du pourcentage de personnes en âge de travailler qui ont un emploi, (c’est le taux d’emploi : en France 63% des personnes entre 15 et 65 ans ont un emploi), du nombre moyen d’heures effectuées par travailleur (en tenant compte du temps partiel) et de la productivité horaire. Les travaux des économistes montrent que ces facteurs interagissent : augmenter la durée du travail fait baisser la productivité horaire et les comparaisons internationales montrent que le niveau de vie est finalement bien mieux corrélé avec l’employabilité et avec la productivité qu’avec la durée du travail. http://pagespro-orange.fr/reverdy.a.... Le « travailler plus pour gagner plus », peut être une solution individuelle mais certainement pas une solution collective pour arrêter la baisse du pouvoir d’achat. La solution consiste à accroitre l’employabilité, tout d’abord en diminuant le chômage, puis d’augmenter l’efficacité générale du système économique par la formation et l’appropriation de nouvelles techniques, ainsi que par une meilleure organisation du travail. Épuiser le travailleur, le transformer en machine outil ou augmenter son stress pour le faire produire plus, n’est pas la solution. Une entreprise pour être performante a besoin d’un cadre sociétal adapté qui s’appuie sur de nombreuses infrastructures publiques et sur la possibilité de pouvoir recruter des personnes bien formées. Le taux d’imposition sur les sociétés, si souvent mis en avant par le patronat, est loin d’être la seule variable importante sur la compétitivité de nos entreprises.

On appelle communément travail l’activité humaine qui permet à chacun de vivre ou d’augmenter son patrimoine. Le travail non rémunéré, qui correspond à l’économie de subsistance ou à l’économie domestique, souvent pris en charge par les femmes, est assez peu pris en considération par les économistes qui s’intéressent plutôt au marché du travail. Le travailleur offre sa force et sa compétence, l’employeur est du côté de la demande. On retrouve donc l’analyse marchande traditionnelle avec une importance non négligeable de la loi de l’offre et de la demande. Mais on est dans un marché extrêmement encadré par la loi et fortement régulé par les décisions politiques. De plus le marché national n’est pas indépendant des autres marchés nationaux sur lesquels les moyens d’actions, via les organismes internationaux ou communautaires, sont très faibles.

L’individu peut avoir une compétence technique utile à la société qu’il peut mettre en œuvre tout seul dans son coin.... mais, même depuis les temps immémoriaux de la chasse aux mammouths, il faut bien de temps en temps se regrouper et se structurer pour accomplir certaines tâches. Construire un avion nécessite non seulement du capital financier mais aussi une grande capacité d’organisation. Dans la valeur des biens et services une part revient à ceux qui détiennent la propriété des moyens de productions et la capacité d’organisation. Si les grands propriétaires terriens et les pouvoirs politiques ont depuis toujours utilisé de la main d’œuvre pour assurer les travaux importants, l’industrialisation du monde a renforcé l’importance de cette capacité à faire œuvre commune. C’est la bourgeoisie du XVème et XVIème siècle qui grâce à son argent et à son instruction a su utiliser les nouveaux moyens de production pour faire naître le capitalisme. La société en action montée par Gutenberg pour créer son imprimerie est un des premiers exemples de cette rencontre entre innovation technique et capital financier. Le marché du travail, avec des employeurs qui demandent et des travailleurs qui offrent leur compétence et leur force de travail, a pris un essor considérable avec la révolution industrielle. La volonté d’augmenter le "rendement" a conduit à la spécialisation de territoires entiers et à une organisation de plus en plus fragmentée du travail. Taylor et Ford restent les noms de référence d’une organisation sociale qui tout en garantissant un minimum de protection sociale a, au nom de l’efficacité, conduit à transformer, dans les cas extrêmes, le travailleur en semi-automate. Ce système, régulé par la force des organisations syndicales et par la volonté des états de garantir un équilibre dans les rapports de force entre employeurs et employés, a servi au vingtième siècle, avec ses nombreuses variantes, de modèle de base à l’organisation du travail dans les entreprises.

Ce modèle, très adapté à la philosophie de la croissance à tout prix, semble encore avoir encore quelques beaux jours devant lui en Chine ou dans les pays émergents. En Occident des nouveaux modèles semblent prendre le relais.

-Le modèle ultralibéral pour qui la "main invisible" est suffisante pour réguler l’économie au niveau mondial. Il suffit de déconstruire petit à petit le lourd héritage juridique et d’arrêter l’interventionnisme de l’État pour que le marché du travail retrouve sa vigueur. Cette position en vogue à la fin du vingtième siècle a eu comme conséquence une forte évolution de la répartition des bénéfices des plus values en faveur du capital financier (+9% depuis 25 ans). Si les actionnaires et les dirigeants ont vu leurs revenus augmenter considérablement et peuvent donc être satisfaits, l’ultralibéralisme n’a pas fait la preuve de son efficacité économique globale, ni de sa capacité à faire face aux grands enjeux de demain.

-Le modèle social-libéral un peu plus soucieux du bonheur des individus les pousse à s’assumer comme valeur marchande et à négocier au meilleur prix leur compétence. L’état de son côté joue un rôle en amont en favorisant pour tous la capacité d’obtention des compétences utiles à la société et, en aval, en offrant aux "perdants" un filet de sécurité. L’essentiel de la régulation se fait dans ce système par la loi de l’offre et de la demande dans un "marché" dont seuls les excès les plus flagrants sont surveillés par la justice.

-Le modèle néo-social-démocrate considère l’individu comme un citoyen qui s’inscrit dans une organisation sociale structurée et encadrée par la puissance publique. L’individu n’est pas seul face à l’employeur mais il s’inscrit dans un ensemble de négociations dans lesquelles l’entreprise, l’État et les syndicats jouent un rôle. La justice sociale et la solidarité sont dans ce système des valeurs aussi importantes que l’efficacité économique. La loi de l’offre et de la demande sert à ajuster l’évolution des entreprises à la demande sociale et à garantir une compétitivité acceptable dans la concurrence internationale.

Si pendant longtemps la droite française, de par sa tradition étatique, était réticente au modèle social-libéral, après avoir un temps tenté de s’orienter vers l’ultralibéralisme, semble maintenant se rallier au libéralisme social. Le parti socialiste qui a depuis longtemps renoncé à défendre une position utopique défend mollement le modèle social démocrate comme s’il ne croyait plus à sa capacité une fois au pouvoir à réguler le système. Certains dirigeants comme Manuel Valls n’hésitent pas à soutenir des mesures qui vont dans le sens social-libéral. Comme plus personne ne propose la collectivisation des grands moyens de productions, les défenseurs convaincus du modèle néo-social-démocrate apparaissent de plus en plus dans l’espace politique français comme faisant partie de la gauche de la gauche.

Face aux difficultés qui nous attendent dans cette période de mondialisation accélérée, de crise énergétique durable et de changement climatique ultra rapide, l’économie aura besoin d’harmonisations et de régulations qui dépasseront largement les capacités des États. Pour l’instant l’organisation de nos sociétés en États indépendants qui se retrouvent dans quelques organisations comme l’ONU, l’OMC, le FMI ou la Banque Mondiale... ne semble pas pouvoir répondre à la gravité et à l’urgence de la situation. L’économiste Nicholas Stern a évalué que, si on ne changeait pas rapidement d’attitude, le coût du changement climatique s’élèverait à 5500 milliards d’euros, de quoi financer une nouvelle orientation du travail des hommes vers des activités durables. Son rapport constitue la démonstration que les choix économiques ne peuvent pas être faits en écoutant uniquement la logique de la croissance du PIB et des profits des entreprises. Dans le travail, la performance et la compétitivité au niveau de l’individu, de l’entreprise ou de la nation sont des valeurs importantes, mais cela ne doit pas faire oublier que la solidarité et la justice sociale sont des impératifs catégoriques pour la survie de l’humanité.