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  Les objecteurs de croissance

vendredi 12 mai 2006, par François-Xavier Barandiaran

Les objecteurs de croissance

C’est la suggestive appellation que se donnent beaucoup de ceux qui souhaitent la fin de notre mode de vie productiviste. Mais, ne sont-ils pas, dans le sens étymologique du terme, des utopistes -hors de l’espace de notre planète globalisée- et des anachroniques, hors du temps de notre époque, où l’économie néolibérale règne en maître absolu ?

Comment dans un espace-temps, où la presque totalité des médias et des partis politiques prônent jusqu’à l’obsession la croissance économique, comme le seul moteur de notre société et en tout cas, comme le seul remède au chômage, prendre au sérieux des gens qui appellent à une révision drastique de nos modes de vie, faute de quoi -d’après eux- des cataclysmes nous menaceraient ?

Dans un mouvement collectif, commun à tous les pays riches, d’adhésion à l’idéologie du progrès matériel sans fin, les dernières générations de français -et d’autres habitants des pays industrialisés-, qui ont connu, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la transformation des conditions de vie de leurs parents ou de leurs grands-parents, autrement plus frugales, restent sourds et aveugles aux prophètes de malheur qui leur parlent d’une planète finie et fragile dont on est en train de gaspiller les ressources !

L’obsession de l’expansion dans nos sociétés d’abondance a réussi à occulter la crise écologique qui ne fait qu’empirer, les pollutions multiples qui ont des conséquences graves sur notre santé, le climat qui se modifie et le réchauffement de la planète. Mais, depuis quelques années, un début de sensibilisation à ces questions, provoquée par des phénomènes inquiétants, comme Tchernobyl, inattendus, comme la canicule de l’été 2003, ou dérangeants pour le portefeuille, comme l’actuelle augmentation du prix du pétrole et des énergies fossiles, commence à nous dessiller les yeux. En revanche, il faut ajouter aussitôt que ce début de prise de conscience de l’opinion publique est peu relayée sur le plan politique : à preuve, le peu de place que ces questions ont pris jusqu’à présent dans les projets des divers partis (réjouissons-nous de l’apparition, au dernier congrès du PS, de la motion Utopia , qui a recueilli 1% des voix et de la tendance d’Y.Cochet au sein des Verts). Il est vrai que l’horizon des hommes politiques ne va guère plus loin que l’échéance des prochaines élections à venir et n’a pas l’ampleur de vue des dimensions planétaires.

L’actualité de ces jours-ci, à propos de l’augmentation du prix du pétrole, en est un exemple parlant : au lieu d’expliquer les raisons structurelles de la crise qui commence à cause de la tension inéluctable entre l’offre et la demande, on s’attarde sur des raisons conjoncturelles secondaires, comme les tensions géostratégiques ou la carence d’investissements dans le raffinage. C’est, pourtant, le moment de réfléchir sur l’impasse de notre société, qui à court terme - cinq ou dix ans- va connaître des tensions très fortes à cause de la gourmandise de consommation d’énergie, multipliée par les pays émergeants qui nous emboîtent le pas. C’est inéluctable, puisque depuis déjà un quart de siècle le pétrole est consommé plus vite qu’il n’est découvert et que cela ne nous a pas incité ni à nous interroger sur l’idéologie capitaliste de la « croissance pour la croissance » ni sur la recherche efficace et volontaire d’énergies de remplacement.

De telle façon que, si certains doutent de la nécessité de la décroissance économique, ce qui est sûr, c’est la diminution inexorable de la consommation d’énergies fossiles : s’opérera-t-elle de façon coordonnée, pilotée par notre système politique, avec le concours des citoyens que nous sommes, ou s’imposera-t-elle à nous par la force des choses et avec les conséquences redoutables qu’on peut imaginer ? Comment notre démocratie saura-t-elle relever un tel défi ? Est-ce que nous aurons la sagesse de conduire une décroissance « choisie », au lieu d’une décroissance « subie » qui engendrerait le chaos social ?

Il est judicieux de se poser ces questions, quand on voit que la voie officielle, adoptée par l’ONU, l’Europe et par notre gouvernement, soit celle du « développement durable », est faite de faux-semblants » et de langue de bois, qui simule d’adopter des mesures superficielles pour ne rien changer au fonctionnement du système.

A ce propos, il sera intéressant de voir quelles mesures concrètes mettra en avant le projet à venir du PS, après la place relativement importante que les questions écologiques avaient occupée dans plusieurs motions. Même interrogation pour les autres forces de gauche à l’approche de la campagne pour les présidentielles. Nous sommes, donc, au pied du mur : peut-on concilier écologie, progrès social et croissance économique ?

Depuis quelques années un terme fait florès : « développement durable ». De lui nous devons garder au moins la définition : « qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Mais, tout le tintamarre qu’on fait autour de ce terme cache un grand vide d’action, parce que la grande majorité de ceux qui l’arborent en étendard font, en réalité, le pari qu’on peut concilier la croissance, chère au capitalisme, et la solution des problèmes sociaux et écologiques.

Allons, donc, voir du côté des voix plus radicales. En simplifiant quelque peu, on peut schématiser en ramenant à trois les divers courants qui prônent un changement radical par rapport à notre système productiviste. Avec des nuances notoires qui les différencient.

1) Autour du mouvement « Casseurs de pub », il y a ceux qui veulent sortir de l’étouffement de notre société de consommation, pour retrouver la joie de vivre. Ils pensent que par la décroissance on ne vivra pas « moins », mais « mieux », avec « moins de biens et plus de liens ». Le fondement ultime de leur action est de donner aux gens « la joie de vivre », et ils portent un regard mythique (et mystique ?) sur les temps de l’Eden, où l’homme vivait en harmonie avec la nature.

2) La critique la plus anti-économiciste nous la trouvons dans « La ligne d’horizon », dont l’un des chefs de file, et en tout cas le plus connu, est Serge Latouche et dans les revues L’écologiste et Silence. D’après eux, dans un élan « d’hubris » ou folie collective, la société industrielle, en répudiant la tradition et toute transcendance, a laissé se débrider le moteur économique qui n’aurait d’autre but que « de faire croître la consommation pour faire croître la production pour faire croître la consommation ». Ainsi, pris dans une sorte de boule de neige, esclaves de l’addiction aux faux besoins et drogués par les biens de consommation, nous sommes entrés dans l’ère des catastrophes. « Pour survivre ou durer, il est donc urgent d’organiser la décroissance ». Il ne suffit pas de revenir à une croissance zéro (qui serait compatible avec ce que certains appellent le « développement soutenable »), en somme, d’arrêter la croissance au stade actuel, alors que l’espace bioproductif d’équilibre par tête de l’humanité est calculé à 1,8 hectare, et qu’un américain moyen en consomme 9,6 et un européen 4,5. Dans leur volonté de sortir de l’économicisme, ils pensent que la décroissance des pays riches implique nécessairement l’arrêt du mythe du développement des pays pauvres, qui se situe dans la logique économique capitaliste et qui n’est que la continuation euphémisée du colonialisme. Pour s’en sortir, il ne resterait aux pays du tiers-monde qu’à renoncer à vouloir vivre comme les occidentaux et « à renouer avec le fil d’une histoire interrompue par la colonisation », en se réappropriant leur identité culturelle propre. Ce n’est ni plus ni moins qu’un appel général à décoloniser notre imaginaire, par le renversement des valeurs actuelles : « l’altruisme devrait prendre le pas sur l’égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, le plaisir du loisir sur l’obsession du travail, l’importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, etc.. » (S.Latouche)

3) Le troisième courant, pris à partie par le précédant et polémiquant avec lui dans les pages du Monde Diplomatique partage la critique du productivisme, mais sans sortir de l’économie. Il est représenté par un groupe de travail au sein d’ATTAC, piloté par J-M Harribey. Ils partagent avec les précédents la condamnation d’un système « dont la seule finalité est l’accumulation infinie du capital », qui accentue les inégalités et épuise les ressources naturelles. En revanche, ils pensent que la décroissance doit être différenciée entre les pays développés du Nord et ceux sous-développés du Sud, « de façon à assurer à ces derniers « l’accès à une alimentation équilibrée, à l’eau, à la santé, à l’éducation, à la culture et à la démocratie » (Le développement a-t-il un avenir, Mille et une nuits , page 18-19).

Pour jauger l’efficacité de notre système, il faudrait substituer au PIB (qui mesure les activités donnant lieu à un échange monétaire) d’autres indicateurs, comme l’IDH : indicateur de développement humain, donnant la priorité à la qualité de vie et du mieux-être sur la quantité de biens possédés. En revenant aux fondamentaux de la théorie de Marx, ils prônent une société qui substituerait la valeur d’usage des biens produits à la valeur d’échange, qui, seule, intéresse le marché capitaliste. On l’aura compris, ils ne proposent pas de sortir de l’économie, mais une économie « mise au service de l’élaboration de nouveaux rapports sociaux et non pas laissée à l’arbitraire du capital » (ibid. page 199) En un mot, il faudrait une décélération de la croissance dans les pays riches pour mettre fin au gaspillage des ressources énergétiques et à l’accumulation inéquitables des richesses, et une croissance sélective chez les pays pauvres jusqu’à la satisfaction des besoins fondamentaux. Le renversement de l’échelle des valeurs dans notre société passe par la priorité aux équipements collectifs, au lieu de la privatisation, le partage du travail, la vie sobre et économe contre le gaspillage, etc..

En marge de ces conceptualisations, on peut se poser la question suivante : pourquoi ce qui apparaît avec une clarté méridienne à certains reste des considérations lointaines et éthérées, pour la plupart ? Est-ce parce que nous nous voilons les yeux, étant incapables -tels des drogués- de renoncer à notre niveau de vie : voiture individuelle, maisons confortables en été et en hiver, voyages et loisirs ? Pourtant, le « principe de responsabilité » nous impose d’amorcer dans notre comportement quotidien, pour passer de l’opulence à la sobriété, d’analyser courageusement l’incidence de notre système économique sur la planète que nous laisserons à nos enfants, et d’exiger que nos partis politiques aient la clairvoyance d’anticiper les changements pour que la transition soit la moins chaotique possible. Nous réaliserons, ainsi, la phrase d’Henri Bergson : « L’avenir ne sera pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire ».