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  Aujourd’hui, l’intelligence est-elle de gauche ?

mardi 30 mars 2021, par Pascal Meledandri

Vers la fin des années 80, j’avais 17 ou 18 ans, Mitterrand était encore président et un ami m’avait dit : "Aujourd’hui, l’intelligence est de gauche", j’étais jeune, il était plus âgé, plus qualifié et plus informé, je n’ai que peu discuté cette affirmation péremptoire. Au contraire, je l’ai prise comme une évidence, un simple constat que j’ai gardé avec moi quelque temps, sorte d’amulette protectrice et réconfortante. J’avais le bon âge, le bon parcours, et le bon entourage pour être déjà convaincu qu’être de gauche signifiait être dans le camp du bien, si en plus c’était être avec le camp de l’intelligence, quoi de plus apaisant.

En ce temps-là être de gauche signifiait être pour le progrès, pour la liberté, pour la fraternité, pour l’égalité. Construire un monde plus juste pour permettre le bonheur du plus grand nombre. Être de gauche, ce n’était pas que bien, c’était utile. Comment ne pas avoir envie d’en faire partie ? Comment comprendre ceux qui refusaient d’en être ?

Les années ont passé, ramenant avec elles le souvenir des hésitations de 1940 et le silence après Budapest et Prague. La gauche a des idéaux mais pas de principes. 

On détruit des expérimentations sur les OGM, on arrête Superphénix, on freine la recherche. La science empoisonne, à tout le moins elle est suspecte, complice des lobbies. Il faut revenir à la nature, au vrai goût des tomates et aux huiles essentielles. Adieu le progrès.

On remplace le bénéfice/risque par le principe de précaution, on infantilise, déresponsabilise, c’est le contexte qui est coupable et pas l’individu. Adieu au libre arbitre, adieu la liberté. On empêche l’expression du discours alternatif par la calomnie, l’anathème et l’excommunication, on se réunit entre soi. Adieu la fraternité.

On méprise les peurs des petites gens, l’inconfort de leur vie, leur angoisse de l’avenir, le monde qui change vite et sans eux. Le civisme, la politesse, le respect des aînés, ne sont pas des combats qui valent la peine.

On dit ce qu’il faut dire, et il ne faut pas dire "sauvageons". Le mérite est une valeur de droite. On donne des leçons, on sermonne, on catéchise. Au nom de l’idéal et du médiatique on finit par oublier les masses tranquilles et laborieuses, accrochées simplement à des rêves de matins calmes, aux plaisirs mérités, et aux ambitions potagères. Mieux vaut, par principe, sauver une seule victime bruyante qu’une foule bafouée mais silencieuse. Adieu la justice et le bonheur du plus grand nombre.

Je dis "on" à dessein, parce que tout le monde sait qui c’est. 

Reste le dernier pilier, l’égalité. Sur celui-ci pas de concession, il est facile, c’est l’égalité partout, pour tous, en tout lieu, en tout temps, une vraie valeur de gauche. Pourtant, voilà bien le péché originel. Depuis le départ le mot est mal choisi et il aurait mieux valu utiliser "équité" pour parler de l’égalité de droits. Mal nommer les choses c’est ajouter aux malheurs du monde comme aurait dit un type qui pensait citer Camus. Là, ça n’a pas raté. Comme un aimant qu’on pose à côté de la boussole. On croit qu’on va dans la bonne direction et en fait on tourne en rond. La confusion a été et reste encore féconde. Au train où vont les choses et le combat pour les égalités, combien de temps encore accepterons nous que les meilleurs coureurs du 100 m soient tous noirs ? Combien de temps supporteront nous qu’ils soient tous des hommes ? Combien de temps tolérerons- nous qu’ils n’arrivent pas en même temps ?  

A ce stade je ne saurais même pas dire si c’est toujours moi qui me vautre complaisamment dans la caricature facile. 

J’ai lu quelque part l’évocation de Saint George à la retraite avec cette image de Saint George qui après avoir tué le dragon continuerait de balancer des grands coups d’épée à droite et à gauche parce que c’est ce qu’il sait faire. Est-ce que ce ne serait pas la gauche aujourd’hui ? Tellement vidée de sa substance qu’elle n’existe plus qu’engoncée dans les brocarts d’entre soie du politiquement correct. Ultime avanie, dernier abandon de la pensée. Le politiquement correct, c’est sa tunique de Nessus. Par la pantomime désordonnée du corps que percent les douleurs du poison qu’elle instille, se maintient encore l’illusion du vivant, mais depuis longtemps, l’âme, à gauche, est passée, et ce ne sont plus que des bras et des jambes qui s’agitent, tressautent, s’indignent, s’emportent, mais sans cœur, ni cohérence, ni raison.

Enfin, toujours est il qu’un matin, un soir, ou sous Jospin, j’ai dû me rendre à l’évidence, la gauche m’avait quitté. Pourtant j’étais bien le même, toujours aussi ordinaire, avec les mêmes envies de vérité, de liberté, d’équité, de fraternité que n’importe qui, mais la gauche, allez savoir pour qui ou pour quoi, était descendue au tabac du coin et n’était pas revenue. Décidément, ça ne fait jamais plaisir de se faire larguer. 

Voilà, ce n’est rien, une anecdote, un parcours personnel sans importance ni intérêt, mais, comme les chagrins en amour, on éprouve facilement le besoin de partager leur banalité en toute impudeur avec des inconnus. Et puis, qui sait si répété suffisamment de fois, sous des formes plus ou moins différentes, on ne trouverait pas dans cette farce, à expliquer la disparition de la gauche ou plutôt son évaporation lente, dans le chaudron des sorcières de l’histoire. La soupe populaire, à force de se réduire, se réduire, se réduire, finit par ne plus laisser, collé au fond du récipient, qu’un bon gros dépôt noir et amer. 

Dans tous les cas et pour répondre enfin à la question posée : "Quels combats pour la gauche au 21ème siècle ?" , j’aurais envie de dire : ça dépend du combat. S’il s’agit d’imposer l’ajout d’un "e" à "nous" quand c’est un groupe de femmes qui parle, pas de problème, c’est clairement son domaine de compétence et les succès remportés ces derniers temps dans des luttes analogues sont là pour le prouver. En revanche s’il s’agit de résoudre un problème un peu mondial, qui suppose de mettre d’accord 8 milliards d’individus qui n’ont ni les mêmes points de vue, ni les mêmes priorités, d’avoir le sens de la nuance, d’affirmer avec prudence, de comprendre des choses compliquées comme le mot "altérité", de tenir compte du monde tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit, pour au final arriver à des solutions qui ne seront que les moins mauvaises possibles, là, j’aurais quelques doutes. Je manque d’exemple. Mais peut être que je me trompe. Je me trompe souvent. D’ailleurs, je me trompe tellement souvent, que c’est à se demander si je ne suis pas encore un peu de gauche.