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  Effondrement : entre prophéties et sciences

vendredi 27 septembre 2019, par François Saint Pierre

Cassandre avait raison quand elle prédisait la chute de Troie, mais personne ne l’a cru. L’illuminé Philippulus dans Tintin a simplement été la victime d’une erreur de calcul et les chiffres ronds dans les calendriers ont provoqué bien des peurs inutiles. La figure du prophète est ambigüe et semble bien loin de la vérité scientifique, pourtant nombre de scientifiques, parlent en ce moment comme des prophètes de mauvais augure ! Cependant, considérer la catastrophe comme quasi certaine n’est-il pas le meilleur moyen de réagir ? 

Mais avant d’en arriver à ce stade, il est légitime d’y regarder de plus près et de vérifier les hypothèses, les données et les calculs. Quand en 1972 le rapport du Club de Rome est sorti, il a simplement animé le débat parmi les intellectuels, mais les échelles de temps proposées se sont avérées trop pessimistes et dans les années 2000 beaucoup de citoyens croyaient encore que le progrès économique ne s’arrêterait jamais. Depuis la crise économique de 2008 et le travail du GIEC, le doute sur l’avenir de notre civilisation s’est cependant installé. Au niveau anthropologique les fondements patriarcaux de la famille ont été sérieusement ébranlés. Sur le plan social les inégalités sont devenues de plus en plus insupportables. Au plan géostratégique il n’y a plus de grandes guerres déclarées, mais beaucoup de conflits perdurent, le terrorisme se déploie dans le monde entier et la course aux armements est repartie. La planète n’est plus adaptée à notre mode de vie et certains dégâts environnementaux sont en partie irréversibles. La chute de l’empire romain a duré plus de 3 siècles sur le mode d’un déclin inéluctable et dans l’histoire très souvent les civilisations s’épuisent relativement lentement avant de disparaître. Pourtant, l’hypothèse d’un effondrement rapide semble plausible, car notre société est très dépendante de systèmes techniques qui manquent de robustesse et l’organisation de la société n’est pas calibrée pour réagir à des événements qui touchent l’ensemble de la planète, comme l’effet potentiel du changement climatique sur les migrations.

Comme au jeu de mikado, il est difficile dans notre société de faire un changement sans provoquer des réactions en chaîne. Pourtant, si on ne s’adapte pas, on va vers un monde invivable pour une grande partie de l’humanité. S’adapter pour beaucoup veut dire tirer son épingle du jeu et non pas retrouver le chemin du progrès social pour tous. La résilience pour une élite, le chaos pour la majorité, n’est pas un programme acceptable, même s’il est vendu avec un bel emballage par les communicants officiels. La crise des gilets jaunes n’est pas arrivée par hasard. Le gouvernement demande aux classes moyennes, "pour sauver la planète" et proportionnellement à leurs moyens, plus d’efforts qu’aux classes les plus aisées. Le fameux gâteau des économistes libéraux peine à grossir, les plus favorisés, pour continuer comme avant, demandent donc de limiter la démographie et de réduire le nombre de ceux qui ont un accès aisé à la surconsommation de biens et de services. La crise environnementale actuelle est profondément liée à la question des inégalités, que ce soit au niveau national ou international. 

  L’humanité s’est structurée en Etats souverains qui se coordonnent à la marge. A l’intérieur des États les luttes sociales ont conduit à des mécanismes de régulation sur les enjeux nationaux pour arriver à faire fonctionner plus ou moins bien la collectivité. Mais le capitalisme a depuis longtemps débordé les frontières nationales et les enjeux environnementaux actuels ne correspondent en rien aux découpages politiques. Il faut acter l’échec de notre modèle de régulation mondiale, construit à partir de logiques de domination et de compétition dans des accords bilatéraux et marginalement avec une once de multilatéralisme piloté par les grandes puissances. Nous n’avons pas d’institutions mondiales qui puissent s’imposer aux États Nations, quand ces derniers défendent trop leurs intérêts nationaux par rapport à l’intérêt de l’humanité. Dans les années 2000, avec la création de la Cour Pénale Internationale et l’affirmation de l’importance des droits humains, on pouvait penser que l’humanité pourrait s’accorder sur un socle de valeurs communes. Cette condition nécessaire pour une régulation mondiale semblait remplie, mais il ne fallait pas creuser beaucoup pour comprendre que derrière un apparent consensus il y avait de fortes divergences. 

Beaucoup d’énergie intellectuelle et aussi de bombes au napalm ont été utilisées pour démontrer que l’utopie communiste n’était pas réalisable. Par contre, nous avons cru naïvement que la planète était sans limites, que la croissance économique serait sans fin, qu’elle atténuerait les divergences entre nations et qu’elle donnerait le bonheur à tous. Le système capitaliste, malgré sa surévaluation de la propriété privée au détriment du commun, grâce à ses mécanismes de démocratie représentative, a su pendant les trente glorieuses faire illusion. Si on y regarde de près cette réussite est surtout due à une forte exploitation des ressources naturelles, notamment du pétrole. Face au modèle collectivement rigide du communisme, l’individualisme économique de la main invisible du marché a pris en main le drapeau de la liberté. La solidarité nécessaire a été théorisée a minima, la seule obligation morale du système était de ne pas augmenter la pauvreté de plus pauvres, ce qui fut facile à tenir en période de forte croissance, mais n’est plus respecté en période de stagnation. Dans ce modèle, où la seule mesure qui compte c’est le PIB, la détérioration du commun et la dégradation des services publics ne sont pas comptabilisées. La mise en avant de la responsabilité de chacun dans son destin personnel, fondement du libéralisme, n’est pas aberrante si elle va de pair avec une solidarité réelle. Cela ne peut se résumer à garantir des minima sociaux, mais va jusqu’à la prise en compte pour chacun des impacts environnementaux liés à sa consommation. Une empreinte carbone excessive, se fait aux dépens des autres et ne relève donc plus de la seule liberté individuelle. 

Le temps où il fallait accumuler des données pour prouver que notre civilisation faisait fausse route est passé. Il faut construire des valeurs communes pour pouvoir créer des institutions mondiales démocratiques, crédibles et dotées de moyens de pression efficaces, pour réagir face aux menaces collectives comme le réchauffement climatique ou la perte de biodiversité. La responsabilité individuelle, tout comme la capacité du local à s’organiser doivent être mises en avant. Nous avons trop fait confiance aux pouvoirs étatiques pour gérer le monde. Il faut redistribuer la capacité d’action à toutes les échelles. Le progrès, ce n’est pas de produire toujours plus, mais d’améliorer les conditions de tous. Notre civilisation arrive à une bifurcation délicate. La vision d’une terre infinie et d’une nature inaltérable, qui a été consensuelle pendant des millénaires, est tout simplement fausse ; c’est la science qui nous le démontre, cela implique de repenser notre manière d’être au monde. L’Humanité a réussi à prospérer grâce à un équilibre entre coopération et compétition. L’attrait pour la consommation nous a fait basculer vers un excès de compétition et nous a fait oublier les contraintes environnementales. Notre conception de la morale et du droit, essentiellement basée sur le respect sans limites de la propriété privée et de la souveraineté nationale, doit être revue en tenant compte de ce que nous savons. La terre est finie et elle appartient à tous ses habitants humains et non humains.