Le Café Politique

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  Voter non, c’est faire un pari pour une autre Europe

samedi 9 avril 2005, par François-Xavier Barandiaran

Quand, aussitôt après la deuxième guerre mondiale, des esprits lucides, démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates, lancèrent l’idée d’une Europe pacifiée, sociale et fédéraliste, ils firent un pari sur l’avenir de notre vieux continent. Aujourd’hui, 50 ans après, nous constatons qu’il a été gagné sur la paix, mais a largement dévié sur le reste.

C’est l’entrée de la Grande-Bretagne, en 1973, qui introduisit le vers dans le fruit, par les conditions qu’elle réussit à imposer : le libre échange se substituant à la volonté sociale et la prééminence des gouvernements européens, à l’idée d’une Europe fédérale.

Mais, on pouvait encore garder l’espoir de revenir vers le projet du départ : une Europe intégrée, préservant son modèle social. En tout cas, c’est ce qu’on promettait aux citoyens au moment du traité de Maastricht : « commençons par l’économie, le reste viendra après ! », nous affirmait-on. Même, en 1999, un européen comme J.Delors prévoyait que la création de la monnaie unique était le préalable nécessaire pour l’unification sociale et politique de l’Europe. Les de plus en plus rares citoyens qui militaient encore pour cette Europe-là (pour la plupart, à force d’avancer dans le secret et l’opacité, elle n’était plus qu’une idée abstraite, ou pire, un épouvantail), donnaient toujours leur voix, bien que transpercés par le doute. C’était mon cas. Mais, les doutes finirent par se transformer en évidences : l’Europe était devenue réalité, mais une réalité économique, avec un certain nombre d’avantages et beaucoup de renoncements, comme l’abandon des coopérations institutionnelles entre Etats et de la recherche volontariste d’une harmonisation entre systèmes sociaux et fiscaux pour approfondir l’intégration de ses membres.

Les citoyens européens étaient floués : les chefs d’Etat, en décidant sans consulter leurs peuples respectifs, avançaient sans créer une mentalité européenne populaire. Avec le concours des gouvernements et l’appui des forces économiques on avançait, à pas forcés, vers un grand marché constitué de nations, au développement économique et social hétérogène, où le libre échange et la concurrence devenaient la règle du jeu. Dernier acte dans ce sens : l’élargissement de 15 à 25, en 2004 ! Pourquoi une telle précipitation ? S’il est évident que ces pays, récemment libérés du joug soviétique, avaient vocation à entrer dans l’Europe, il est non moins obvie qu’il eût fallu respecter une période de développement comme celle qu’on imposât jadis à l’Espagne, au Portugal et à la Grèce. A posteriori,on comprend que pour l’Europe de ce début du XXIème siècle l’important n’est pas d’aller vers l’intégration politique, mais vers la concurrence et les délocalisations. Ce n’est pas à 25 qu’on avancera, dans ces conditions, vers l’Europe sociale, politique, se substituant progressivement aux Etats hérités du passé. L’idéal du départ s’est bel et bien éloigné !

Il est vrai qu’entre temps, depuis les années 1980, une nouvelle idéologie économique, celle de l’école de Chicago, s’est imposée dans le monde entier. Elle balaie l’Europe, et pourrait définitivement avoir raison de son projet. C’est cette peste qui conditionne de plus en plus notre quotidien et tous nos débats politiques. C’est elle qui dichotomise l’Europe entre la cohésion sociale et l’économie libérale, offrant, comme Janus, deux visages.

C’est à ce niveau qu’il faut introduire le débat, en France, sur le projet de constitution européenne. Un débat national et collectif -enfin !-, un débat qui passe à l’intérieur des forces politiques de gauche et crée des fractures entre sociaux-démocrates et anti-libéraux, entre réalistes et radicaux, entre souverainistes et fédéralistes, entre ceux qui se déterminent sur le fond du texte et ceux qui comparent les différences entre ce projet de constitution pour l’Europe et les traités qui l’ont précédé…

Je pense qu’effectivement nous vivons un moment politique d’importance, mais dont certains aspects peuvent nuire à la compréhension de l’enjeu et, par conséquent, à la suite de l’après-référendum. Comme souvent en France, certains arguments relèvent de l’outrance et de la caricature. D’une sorte de dogmatisme qui fait penser aux anathèmes théologiques d’autrefois ! Il en va ainsi de ceux qui annoncent les pires cataclysmes ou tout au moins de retards irrattrapables si l’on vote « non », ou de ceux pour qui le vote « oui » coulerait dans le bronze une réalité européenne figée à jamais et non modifiable par l’action politique à venir des citoyens. Il y en a aussi qui instrumentalisent le référendum, en prétendant souhaiter une autre Europe, sans dire laquelle. Sans parler de ceux qui se jettent à la figure les « mauvaises compagnies » qu’ils vont trouver dans leur camp : assurément il y en aura autant d’un côté que de l’autre !

Tous les partisans du « oui » dans les mouvances de la gauche mettent en avant que sur aucun point le projet de constitution ne marque de recul par rapport au traité de Nice et, qu’au contraire, on peut y déceler des avancées sur le fonctionnement des institutions, sur le rôle du Parlement et des citoyens, sur la reconnaissance des droits sociaux, etc.. Ils rappellent, aussi, que ce n’est pas le projet de constitution qui introduit le libéralisme dans le fonctionnement de l’Union Européenne. J’en conviens.

Et, pourtant, je voterai « non », parce que l’insistance jusqu’à l’obsession, -le mot « marché » y figure 78 fois et le mot « concurrence » 27 fois-, sur « la concurrence libre et non faussée », introduit dans la Constitution même de l’Europe le libéralisme économique et que le maintien de l’unanimité de tous les Etats dans les conditions de révision rend quasiment impossible sa modification.

Je préfère la crise qui s’en suivra à la résignation. En faisant un pari sur l’avenir : personne ne peut, aujourd’hui, prédire ce qui se passerait en cas de victoire du « non ». Un pari difficile à gagner, si l’on considère qu’autour de nous, en Europe, on pourra compter sur peu d’alliés pour refaire un nouveau projet, mais, en espérant que le « non » de la France contribuera à éveiller et à promouvoir des débats, qui ont été étouffés ailleurs, parmi des forces progressistes, surtout dans les pays qui devront se prononcer après nous.

Ce qui est sûr, c’est que pour ceux qui souhaitent une autre Europe, quel que soit le résultat du référendum, il faudra continuer à militer pour une entité européenne qui transcende les états-nations, qui maintienne notre modèle social, qui contribue à freiner le libéralisme triomphant par sa taille et par sa force économique, qui joue un rôle propre dans les relations géostratégiques du XXI ème siècle, qui invente un développement respectueux de l’écologie et de l’avenir de la planète.

Sur combien de votants du « non » pourrons-nous compter le lendemain du 29 mai pour engager l’étape suivante de la construction européenne ?