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  Quels débats pour le vingt et unième siècle ?

mardi 26 octobre 2004, par François Saint Pierre

Quels débats pour le vingt et unième siècle ?

Les démocraties aiment bien la mise en scène de l’imprévisible. Le 2 novembre 2004, le peuple américain choisira entre deux orientations : une républicaine incarnée par G.W. Bush et l’autre démocrate incarnée par J. Kerry. Souvent, dans les duels électoraux, la logique électorale favorise les discours modérés pour convaincre les indécis du centre. Malgré cette tendance, que l’on retrouve souvent dans l’élection présidentielle aux EU, les prises de positions des deux candidats sont très nettement différenciées. Ben Laden, les extrémistes radicaux et les déçus de la politique essayent d’expliquer que c’est "blanc bonnet et bonnet blanc", même si sur certains points l’écart entre les deux options est faible, ce 2 novembre est bien un carrefour historique. Les États-Unis ne sont pas la France et il est dangereux d’utiliser sans précaution les grilles de lecture que l’on utilise dans nos élections. Pour autant les États-Unis ne sont pas sur une autre planète et nos démocraties ont suffisamment de points communs pour que l’on puisse dégager quelques axes de réflexions. Regarder ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, c’est aussi s’interroger sur l’évolution du monde et sur notre propre pratique de la politique.

Au vingtième siècle le conflit entre la vision de gauche et celle de droite était basé sur la dialectique : capitalisme / communisme (version guerre froide au niveau international) ou sur le modèle "soft" : libéralisme-économique / socialisme. Cette axe politique garde encore beaucoup de sa pertinence mais depuis la chute du mur de Berlin et le ralliement des socialistes à l’économie de marché il a perdu de son importance. Globalement Bush et Kerry sont partisans d’un niveau équivalent de prélèvements obligatoires (autour du 1/3 du PIB), les Républicains préfèrent les dépenses de sécurité (armée, police, services de renseignements, etc.) et les Démocrates celles qui concernent la sécurité sociale et l’éducation. Cependant, aucun des deux ne remet en cause les bases libérales du fonctionnement économique de la société et ne veut étendre notablement le périmètre d’action de l’État.

La dialectique conservatisme / progressisme a toujours été présente dans l’histoire de la démocratie. Les "Lumières" ont défendu la notion de progrès, basée sur la connaissance, contre les valeurs traditionnelles. Remise en cause d’un pouvoir royal qui se justifiait par une transcendance d’inspiration religieuse, au profit d’un contrat social négocié entre les citoyens. Respect de valeurs immuables (écrite dans le marbre des tables de la loi…) d’un côté, de l’autre volonté de changement inspiré par la volonté commune des hommes d’aller vers un monde meilleur. Les valeurs conservatrices correspondent peu ou prou aux vieux modèle patriarcal avec son cortège de caricatures (phallocratisme, machisme, autoritarisme, etc….). Face à la force de ce modèle expérimenté par des millénaires d’histoire, il y a quelques expériences récentes de sociétés qui ont réussi à s’affranchir un peu du poids des traditions et à promouvoir une autonomie des sujets individuels par rapport aux contraintes sociales. Quelques réussites, mais aussi beaucoup d’incertitudes sur l’avenir. Dans la deuxième moitié du vingtième siècle on avait l’impression que le libéralisme social allait remporter une grande victoire, mais depuis quelques années le balancier semble s’inverser. Les attentats du 11 septembre 2001 ont montré la nécessité pour la nation américaine de faire bloc….. Retour de la transcendance nationale qui s’ajoute au traditionnel individualisme libéral. Les incertitudes sur l’éducation, la définition et la stabilité des couples, les nouveaux modes de vie, etc…. n’ont fait que renforcer un besoin d’ordre et d’autorité, véritable retour de l’ordre moral. Pour être efficace contre l’axe du mal Il faut un chef et exécuter les ordres… tel a été le principal argument de campagne de Bush.

Ce raidissement idéologique à remis à l’ordre du jour un troisième axe important de la politique américaine : isolationnisme/interventionnisme. l’Europe après une longue période d’interventionnisme colonial a opté pour des interventions discrètes et indirectes, voire pour certains pays a une neutralité quasi totale. Les EU par contre sont plus hésitants.

Interventionnisme musclé au nom de l’anti-communisme et maintenant dans le nouveau contexte de conflit de civilisation, au nom de la "guerre contre le terrorisme". Cette tendance a toujours une justification morale : la défense du "Bien" contre le "Mal"… Évidemment les valeurs de référence ne sont pas tout à fait les mêmes pour les Républicains que pour les Démocrates, mais tous s’accordent sur la défense de la démocratie.

Dans ce camp c’est l’éternelle question : "la fin justifie t-elle les moyens ?", qui fait ligne de séparation. Fallait-il tuer 100 000 civils, essentiellement des femmes et des enfants pour éliminer Saddam Hussein ou fallait-il utiliser d’autres moyens pour favoriser la démocratie ?

En face, on retrouve l’alliance des pacifistes radicaux (survivants des mouvements hippies ou certains religieux) mais aussi des individualistes qui sont indifférents au reste du monde et qui pensent que l’Amérique pour être riche n’a pas besoin de s’occuper des affaires du Monde.

Le président Bush a réussi pour quelques années la synthèse entre le conservatisme religieux, le néo-conservatisme d’inspiration impériale et la droite traditionnelle individualiste qui veut moins d’État et qui n’a accepté l’interventionnisme que bousculée par les événements. Cette coalition résistera t-elle longtemps ? Le résultat des élections donnera un début de réponse. La difficulté des Démocrates est de critiquer le simplisme de la position Républicaine et l’excès d’interventionnisme, alors que la rhétorique messianique de départ est un peu la même. Les Démocrates partisans d’un peu plus de politique sociale, d’une évolution des mœurs et d’un interventionnisme raisonnable se trouvent parmi les citadins cultivés et les minorités en souffrance. Le parti Républicain, conduit par une alliance entre le vieux capitalisme né du pétrole et les intellectuels néo-conservateurs, à trouvé avec son idéologie primaire le soutien de l’Amérique profonde, qui est restée proche des valeurs religieuses et qui a gardé une conception naïve du rôle des EU dans le monde.

En France aussi l’importance relative des grandes variables du débat politique évoluent. On peut se contenter de noter que le conservatisme tout comme le néo-conservatisme se portent bien. Chez nous, face au changement très rapide des mentalités, il est difficile de faire référence à Dieu ou à la religion directement mais les valeurs morales implicitement évoqués sont du côté de l’ordre, de l’obéissance, de la sécurité, de la propriété, de l’intérêt des familles et des enfants…. Bref un retour du bien et du mal digne des anciens prêches religieux, même s’il est enveloppé dans les mots de la modernité. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy, très libéral sur le plan économique, mais chantre de la sécurité et de l’autorité ferait un bon néo-conservateur…. Nos hommes politiques consciemment ou non puisent une partie de leur inspiration dans la politique américaine à moins que nous soyons tous portés par de grands courants historiques qui apparaissent d’abord aux EU, simplement en raison de leur "avance" dans cette modernité médiatico-économique.

Pour finir, cette élection fait réfléchir sur le concept même de démocratie. De plus en plus de pays élisent leur président, c’est une bonne chose, mais n’y a t-il pas un risque à réduire, comme on le fait de plus en plus dans le langage courant, le concept de démocratie à l’organisation d’élections ? La démocratie est un espace dans lequel les choix qui engagent la société sont élaborés à partir du débat public. Débat argumenté rationnellement et sous l’égide de valeurs communes : liberté, égalité, droits humains…… Avec deux modes complémentaires :

a) Délégatif ; qui correspond aux choix des "élites" en charge des responsabilités. On utilise pour cela l’élection au suffrage direct ou indirect mais aussi la sélection par les compétences ou même le tirage au sort sur des listes d’aptitude. (cf. les jurés de cours d’assise.) Les "élites" une fois choisies sont sous le contrôle du peuple et évidemment révocables.

b) Participatif ; qui correspond à la présence des acteurs sociaux dans les lieux où s’engendrent les représentations et où se font les choix.

Cette dernière élection, malgré quelques débats très intéressants, ne m’a pas convaincu que l’Amérique était particulièrement apte à donner des leçons de démocratie à la planète…..

Quand les mots ne correspondent plus au réel on est dans l’idéologie, quand la puissance s’en mêle, cela devient du totalitarisme ou de l’impérialisme. Dans un contexte difficile sur l’énergie, le climat, la concurrence internationale, et avec la bonne conscience que donne la référence au "Bien" et au "Mal", nos pouvoirs occidentaux ne sont-ils pas en train de justifier par avance la défense de leurs intérêts économiques et géo-stratégiques ?