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  L’Europe : structure administrative supplémentaire ou futur espace démocratique ?

mercredi 5 mai 2004, par François Saint Pierre

L’Europe : structure administrative supplémentaire ou futur espace démocratique ?

L’Europe est dans un moment historique particulièrement important. Après l’élargissement et les élections des parlementaires, suivront la question de la constitution et l’étude de la candidature de la Turquie. Au-delà des aspects techniques et des légitimes tactiques électorales, il y a des enjeux fondamentaux pour l’avenir. Le premier clivage semble être entre les "conservateurs" qui ne veulent rien concéder en terme de souveraineté nationale et les "europhiles" qui sont prêts à affaiblir le cadre de la nation pour créer une nouvelle référence identitaire. La scène médiatique qui est à dominante pro-européenne met en avant le choix entre une Europe de droite, libérale et marchande et une de gauche, marchande et sociale.

Pour les "conservateurs" c’est toutes les appartenances qui sont en difficulté. La famille n’est plus ce qu’elle était et la question du moment, le mariage des homosexuels, avec son cortège de questions anthropologiques et les systématiques références aux autres pays européens, n’est peut-être pas aussi hors sujet qu’il y paraît ! La nation, autre grand cadre pour notre identité, est en perte de vitesse. L’affaiblissement de la France à l’heure de la mondialisation est incontestable, comment peser face à des géants comme les EU, la Russie, la Chine ou l’Inde ? Le développement de nos sociétés confronte l’humanité à de multiples enjeux planétaires, le citoyen d’un petit pays ne peut efficacement participer qu’à des choix locaux, laissant aux citoyens des grands pays les principales responsabilités mondiales. Pour nous Français, l’élection du futur président américain, à laquelle nous ne participons pas, va finir par avoir plus d’influence sur notre avenir que le choix de notre propre président. C’est au nom de la puissance politique que le général de Gaulle était pro-européen. Le souverainisme passe, soit par un bonne dose d’irréalisme, soit par le deuil de la "grandeur de la France". Ceci explique la faiblesse des positions totalement anti-européennes. Pour autant, la crise des identités et des valeurs, qui prennent leurs sens dans les multiples appartenances qui font la vie de chacun, est bien réelle. La montée en puissance des appartenances choisies (groupe d’amis, clubs sportifs, associations diverses…) a affaibli l’importance de la famille. La sécularisation de notre société, en renvoyant la religion dans la sphère privée, fait apparaître les "communautés de croyants" comme des sectes ou des archaïsmes. Les structures administratives sont aussi en pleine mutation : la commune se dissout dans la communauté urbaine, le département semble quasi-obsolète, la région progresse et le citoyen ne sait plus trop à quoi tout cela correspond. Quand on est du côté des gagnants, il est facile de s’adapter à toutes ces mutations sociales et politiques, mais il faut comprendre pourquoi les perdants, "catégories sociales en déclin", renâclent devant la modernité qui ne semble plus comme dans l’après guerre auréolée des victoires du progrès. Les "réactionnaires" ne sont pas toujours des privilégiés qui défendent âprement leurs avantages acquis !

Quand ils ne s’abstiennent pas, les "europhobes" lucides se contentent souvent de traîner les pieds et réintègrent le débat politique classique : quelles structures, quelles frontières et quel rôle pour l’Europe. Évidemment ces questions sont liées, le choix des partenaires et des structures dépend de ce que l’on veut faire ensemble.

Le projet minimal est celui d’une zone de libre échange, vaste supermarché qui favoriserait la création de multiples coopérations industrielles. Pour cela, il suffit d’harmoniser quelques normes et de gérer les problèmes de sécurité liés à la disparition des frontières.

Le deuxième projet est plus exigeant : création d’une Europe des nations, espace de coopération forte entre états démocratiques. Ce choix exige d’avoir des valeurs politiques communes. D’où les conditions qui pour l’instant sont imposées aux pays candidats à l’entrée. Une fois l’accord de principe obtenu, il faut passer à des règles de fonctionnement qui ne soient pas toujours fondées sur la règle de l’unanimité, ce qui correspond de fait à l’abandon de certaines prérogatives nationales. La droite française accepte ce projet, à condition qu’il n’y ait pas trop de régulations sociales. Si l’Europe a besoin de revoir ses règles de fonctionnement, le danger est de couler dans le "bronze" de la constitution une philosophie libérale, sous prétexte de défendre la croissance et la compétitivité économique.

La troisième option est bien plus utopique, car elle nécessite un fort repli de la souveraineté nationale. Elle suppose un fond commun historique, que les nouvelles institutions sont appelées à faire revivre et une volonté de faire une grande puissance économique et politique. C’est dans cette optique à long terme que les débats actuels sur les possibles références aux valeurs judéo-chrétiennes dans la future constitution ou l’admission de la Turquie prennent leurs sens. Certes, la mondialisation uniformise les modes de vie, les systèmes d’alliances et les rapports d’autorités dans la famille mais, comme l’a montré Emmanuel Todd, la trace de systèmes anthropologiques forts anciens se retrouve encore dans bon nombre de choix politiques. La reconnaissance des droits de l’homme et de la démocratie comme système politique s’inscrit dans un projet universaliste, horizon commun de l’humanité comme a voulu l’être la création de l’ONU, mais ces conditions ne sont pas forcément suffisantes pour créer une forte référence identitaire. Histoire commune, affinité réciproque et volonté politique sont des ingrédients indispensables pour définir un territoire support d’une Europe fédérale.

Au départ, l’Europe a démarré modestement mais efficacement par quelques grandes collaborations industrielles et par un énorme travail sur les normes qui ont accompagné la modernisation de nos industries et les échanges commerciaux. Les premiers partisans de l’Europe ont favorisé cette démarche, partant du principe qu’ensuite la mise en place d’une Europe sociale et politique serait naturelle. D’abord transférer les compétences économiques, ensuite les pouvoirs politiques. Après la guerre le désir de paix était tel que ce projet allait de soi et la première partie a été réalisé avec succès…. Maintenant nous sommes arrivés à la croisée des chemins et les peuples doivent débattre des diverses orientations possibles. Il n’est plus possible de se contenter pour les gouvernants de faire référence à une volonté implicite commune ou de s’appuyer sur des choix anciens faits sans débat public.

Le projet européen doit être ambitieux, réaliste et démocratique. Pour l’instant personne ne veut casser cette fragile construction. Si les souverainistes ont peur de voir l’Europe "avancer en crabe vers le fédéralisme" on est très loin de cet objectif et on s’achemine vers un compromis plus réaliste qu’ambitieux. Un "supermarché" avec quelques régulations sociales. Pour ne pas fermer la porte à une future Europe fédérale, on sera d’une grande prudence dans les nouvelles admissions et on prendra quelques initiatives fiscales, juridiques ou militaires.

Le gouvernement n’a pas envie d’accorder de l’importance au scrutin du 13 juin 2004 mais les principaux partis hésitent aussi car ils sont eux même partagés par des courants contradictoires. L’axe gauche/droite n’est pas le même que celui du plus ou moins d’Europe. Les Français vont par le choix d’une liste dans un cadre interrégional ubuesque s’exprimer, les pythies médiatiques comme à leur habitude traduiront ensuite ce que les millions d’électeurs et d’abstentionnistes auront voulu dire. Ainsi va notre démocratie……. Le risque majeur est de faire une entité administrative efficace qui affaiblirait fortement le pouvoir des nations, mais qui par sa complexité éloignerait le citoyen des responsabilités politiques. Si on ne veut pas que la future Europe ne soit qu’un terreau favorables aux lobbies et aux technocrates, à nous de faire vivre dés maintenant le débat public pour au moins clarifier les enjeux.