Le Café Politique

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  Les enfants dans le monde.

Politique mondiale et citoyenneté.

lundi 3 novembre 2003, par François Saint Pierre

Si on aborde l’exploitation des enfants par les statistiques, par les reportages et documentaires ou par son expérience de voyageur, hors du cocon qu’est la société de consommation, le constat est terrible. Des millions d’enfants vivent dans la misère et sont exploités à outrance, souvent avec la complicité passive de la famille qui voit dans cette situation un moyen d’améliorer des conditions de vie quasiment inhumaine. Même dans les riches démocraties la question de l’enfance est loin d’être totalement réglée, une très forte valorisation de l’enfance dans le discours coexiste avec une grande indifférence envers l’enfant réel, écart que l’on peut mesurer à travers l’échec scolaire, et le retour à des formes archaïques d’enfermement et de sanctions. Quand on refuse de refouler ce constat au fin fond de son inconscient et lorsqu’on accepte les droits de l’homme comme fondement de la société, que peut-on faire ? Liberté, égalité, fraternité, sont-elles des valeurs à usage local, bonnes pour les classes moyennes et supérieures des démocraties qui ont réussi économiquement ou sont-elles universalisables ?

Le contexte, d’une action possible sur ce sujet, est évidemment celui de la mondialisation. En effet, si la question de l’enfance est en partie spécifique et dépend des conditions locales, notamment à travers les traditions anthropologiques, les paramètres essentiels sont économiques et politiques. Cette globalisation n’est pas l’effet direct d’un choix politique, mais la conséquence des évolutions technologiques profondes de notre société, transports et moyens de communication ont profondément modifié la géographie des relations mondiales. Les états-nations ont toujours une grande importance comme lieu privilégié de l’expression de la souveraineté populaire, mais ils sont confrontés à une forte baisse de leur capacité d’action à l’intérieur de leurs frontières et à une quasi-impuissance à l’extérieur. Pour l’instant on est bien loin d’une nouvelle organisation politique mondiale qui permettrait à tous de participer aux décisions et de faire une bonne "gouvernance" mondiale. Les grands organismes internationaux ont des petits budgets et des pouvoirs d’intervention juridiques et politiques extrêmement faibles, eu égard à l’importance des problèmes. Plus grave, l’essentiel du discours dominant sur la gestion du monde se résume à la volonté de garantir la sécurité des échanges commerciaux. La "main invisible" qui soi-disant auto-régule les marchés doit suffire pour prendre en charge la misère du monde en augmentant de manière infinie la richesse globale, la responsabilité des politiques se cantonnant aux traditionnels pouvoirs régaliens. Eradiquer les terroristes et mettre au pas les Etats-voyous pour permettre au marché de s’étendre partout est l’essentiel du projet politique mondial. L’incapacité à prendre en charge l’insécurité sociale est la conséquence de nos choix politiques. Notre démocratie d’opinion accepte, bien volontiers, ce discours dominant que nous serinent presque tous les grands médias et les pouvoirs en place car il nous aide à construire une bonne conscience en béton. En acceptant trop facilement une vision du monde dans lequel la citoyenneté n’est que locale et défensive, nous cautionnons bien des injustices qui sont rejetées au-delà de notre horizon politique. La démocratie actuelle est très imparfaite, mais, soit directement, soit à travers des nominations, ce sont bien des hommes que l’on a choisis qui interviennent à l’OMC, à l’ONU ou dans les grandes organisations. C’est bien la France chiraquienne qui a envoyé Millon, ex complice de l’extrême droite, à l’UNESCO. Si on se doit de faire évoluer le système vers une démocratie mondiale et participative, la responsabilité immédiate est de faire fonctionner, à plein, les possibilités de choix que nous laisse la démocratie représentative.

Le sentiment de culpabilité n’est pas illégitime, mais ces remarques pessimistes ne doivent pas masquer quelques évolutions positives actuelles. Les malheurs du monde et l’incapacité, voire le refus du politique de les prendre en compte, n’est pas une nouveauté historique. Les religions se sont depuis longtemps inscrites dans le créneau de la charité et ont toujours suscité des organisations pour compenser les lacunes des autorités dans la prise en charge de la misère. Depuis la création de la Croix Rouge, l’humanitaire s’est laïcisé et a remplacé la charité par la philanthropie. Les ONG se sont créées en lisière des choix politiques partisans. Si pendant longtemps une forte dichotomie entre les ONG et les pouvoirs politiques était la règle, depuis quelques années, certaines organisations ont complètement repensé leurs rapports aux pouvoirs. En effet, elles refusent d’être utilisées comme alibi par les grandes puissances, de servir les intérêts des classes dirigeantes locales ou de servir de paravent à des opérations de surveillance et de renseignement. Sans vouloir prendre en charge la totalité des problèmes, comme les partis politiques, celles-ci ne refusent pas pour autant, tantôt de prendre des positions critiques tantôt d’articuler leurs actions avec celles des pouvoirs publics. La démocratie interne dans les ONG est loin d’être toujours parfaite et la transparence n’est pas toujours garantie (tant du côté de la mesure de l’efficacité de leurs actions que du côté des avantages économiques des membres), mais elles sont un pas vers une démocratie participative, qui permet au citoyen de base de faire, hors partis politiques, plus qu’un simple vote pour favoriser ses choix de société. ATTAC, par exemple, a fait de cette volonté de démocratisation l’essentiel de son programme d’actions. Avec le déclin objectif de l’aide étrangère aux pays en difficultés, les ONG ont fait à la fois un combat pragmatique sur le terrain de la misère, grâce au bénévolat et à l’argent des donateurs, et un travail important sur les normes et les règles qui régissent la société pour défendre les intérêts des plus faibles auprès des grandes institutions économiques et politiques. Pour ces ONG, il est crucial de ne pas sous estimer le rôle des Etats et des élus. Par exemple, s’il est utile de manifester au niveau mondial, par des actions spectaculaires, un soutien au commerce équitable, il faut aussi, par l’intermédiaire des politiques, faire des pressions pour que Pascal Lamy, en tant que commissaire européen, puisse défendre un point de vue, qui dépasse les intérêts à court terme des Européens. Le choix des subventions aux produits agricoles, plutôt que celui de la protection sociale des agriculteurs, montre bien que les riches respectent le libéralisme lorsqu’ils sont gagnants et le contournent au nom de grands principes quand leurs intérêts économiques sont en péril. Tant pis si cette politique de subventions a un effet désastreux sur les paysans pauvres du tiers-monde, quelques ONG en distribuant des sacs de farine ou en larguant des rations alimentaires empêcheront les famines extrêmes et soulageront nos états d’âme provoqués par les reportages du journal télé. Pour une ONG le terrain est souvent double : il y a celui de la misère et celui de la prise de décision. Pour avoir une influence mondiale, il faut avoir une pensée globale et une action locale sur les deux terrains. Dans notre société qui valorise plus la consommation que la production, les organisations syndicales ont perdu beaucoup d’influence, les citoyens ont cependant d’autres moyens d’actions efficaces, en tant que consommateur ils peuvent peser sur les entreprises, y compris dans la sphère médiatique qui est de plus en plus "marchandisée". Ils peuvent aussi faire du lobbying auprès des "décideurs" et prendre leurs parts dans l’évolution des mentalités en participant au débat public. Au bilan, les ONG peuvent devenir un des acteurs de premier plan dans la nouvelle société civile internationale comme ont pu l’être en France les associations en permettant aux "citoyens du monde" d’intervenir efficacement. Ombre au tableau, ces ONG peuvent s’attendre à payer cette volonté d’influencer la politique internationale par des exclusions ou des attentats, surtout lorsque ces organisations, comme en ce moment en Irak, apparaissent comme des alliés implicites de forces belligérantes.

Si notre société veut rester en cohérence avec son credo sur les droits de l’homme, il est temps d’arrêter de ne parler que de croissance et de sécurité. La justice sociale et les problèmes écologiques sont devenus des enjeux nationaux et mondiaux incontournables, à nous tous de contrer les capacités de refoulement des bénéficiaires de la situation actuelle en utilisant tous les moyens d’actions possibles. Au nom de la dénonciation de quelques grandes déroutes idéologiques du siècle dernier, le nôtre n’est-il pas en train de construire une "idéologie de l’impuissance et de la soumission au marché" qui peut s’avérer tout aussi redoutable ?