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  Questions-réponses

samedi 5 juillet 2003, par François Saint Pierre, Olivier Dirat

Olivier Dirat- Est ce que le capitalisme existe vraiment ?

François Saint Pierre- Ce qui existe, c’est la représentation de la société comme étant dominée par un système capitaliste, construction intelligente de Karl Marx et de quelques autres (Engels.........). Construction symbolique dont l’usage devient problématique à force de détournements..... Le premier exemple de société capitaliste avec des actionnaires dans le sens moderne est celui de l’imprimerie de Gutenberg. Comme il n’avait pas assez d’argent pour mettre son idée en pratique, il s’est fait prêter de l’argent contre des titres de propriétés de l’entreprise qu’il se proposait de créer. Son idée était de fabriquer pas cher, grâce à son procédé des "calendriers de purge" et de redistribuer les bénéfices au prorata des actions. Les curés lui ont vite demandé de publier la Bible… Cela montre bien le lien historique entre le capitalisme, l’innovation technologique, et l’idéologie. Le "capitalisme" est un modèle qui décortique l’adaptation de la propriété privée au monde créé par le développement technologique et marchand. Ce modèle intègre évidemment le bourgeois, qui est du côté des bénéficiaires et le prolétaire qui lui n’a pas de capital à investir. La lutte des classes en est le corollaire logique. Actuellement la bourse occupe une place de plus en plus importante dans l’ensemble des échanges commerciaux donc le "capitalisme" existe plus que jamais, par contre l’émergence au cours du vingtième siècle d’une classe moyenne a fini par donner l’illusion que la lutte des classes n’existait plus.

O.D.- sommes-nous dans un monde régi par l’économie ou dans un monde régit par ceux qui possèdent le capital ?

FSP- L’économie au sens d’activité de transformation de la nature pour satisfaire les besoins des hommes est évidemment incontournable. L’organisation de l’espace social avec l’entrecroisement de multiples d’appartenances et les règles d’alliance comme le mariage jouent aussi un rôle très important dans le vécu de tout un chacun. Le mot "’économie" est devenu la signature de la victoire rhétorique des bénéficiaires de la situation actuelle. Les anciens mots forgés par les intellectuels de gauche qui décrivaient le système économique comme La "lutte des classes", sont presque obsolètes. L’économie a perdu son sens dialectique pour devenir un concept transcendantal divinité moderne qui domine le panthéon des valeurs. Les lois de l’économie au départ calquées sur le modèle de la physique pour décrire et comprendre le monde se sont transformée en argument théologique pourles pouvoirs en place. Ies possesseurs du Capital ont des alliés objectifs, qui sont aussi du côté des bénéficiaires de la situation actuelle. Exemple les animateurs télé, les rock stars, les grands sportifs, etc... ils ont aussi des valets zélés (des politiques, des ingénieurs, des cadres commerciaux, des gestionnaires) . Si l’économie est une divinité abstraite il y a des individus bien réels qui profitent de la situation actuelle. En ce sens les incantations à la rationalité économique ont comme fonctions de conserver les avantages de tous ceux qui se pensent du bon côté.

O.D.- Est ce que le capitalisme est allé trop loin dans la reformulation du monde et de ses cultures pour que nous puissions aller vers une autre organisation ?

FSP- Préliminaire : Le fonctionnement du capitalisme est actuellement en grande mutation. Il passe d’un investissement précis (exemple le patrimoine familial investi dans une forge...) à un investissement boursier désincarné. Le lien entre le capital et le travailleur devient invisible. Le paternalisme tant critiqué devient inutile, la mauvaise conscience n’a plus de raison d’être car le sentiment de culpabilité se perd entre les fonds de pension et les délocalisation. Dans un tee-shirt Nike le salaire de l’ouvrière qui l’a fabriqué n’est que de 3/1000 du prix de vente qui s’en préoccupe ? Le capitalisme sous toutes ses formes s’appui sur la relation d’échange de gré à gré que l’on nomme "le marché". L’idéologie libérale stricte dit que l’état n’a comme fonction que de garantir le fonctionnement de ces échanges. (Cf. le retour en force du sécuritaire et de l’impérial). Tout le reste s’auto organisera, pas besoin par de transcendance intermédiaire (exemple la république, qui au nom de l’intérêt de la communauté se trouve investi d’une mission éducative pour instituer le citoyen. cf l’AGCS). L’axiome implicite du marché revient à la main invisible d’Adam Smith. Laissons faire les lois implicites qui régissent les échanges commerciaux et la société sera sans aucune intervention optimale. Réponse : Non, mais il est en train de gagner une grande bataille. Je ne suis pas sûr que cette fin provisoire de l’histoire résiste aux grandes crises qui l’attendent (énergie, changement climatique, nouvelle donne biologique.....)

O.D.- Pouvons nous réfléchir sur le capitalisme et critiquer les dommages du tout économique, alors que nous sommes tellement impliqués dans sa perpétuation quotidienne ?

FSP- Oui, mais avec une subjectivité qu’il faut toujours interroger et cela n’est pas facile. Nos analyses sont biaisées par notre propre position dans le champ de l’économie. Cf. les analyses de Bourdieu sur cette problématique in : "Méditations pascaliennes".

O.D.- Est-il possible de réformer en douceur le capitalisme ou est-ce que l’abandon est le seul moyen ?

FSP- L’économie de marché existe depuis le début de l’humanité, mais elle a toujours été en concurrence avec des flux de biens qui sont hors la négociation de gré à gré. Toute structure d’appartenance provoque des échanges qui sont médiatisés par les institutions. En ce moment le marché privé a le vent en poupe, l’accumulation et la concentration du "capital" on atteint des niveaux pour le moins contradictoire avec toutes les notions qui tournent autour de l’intérêt général (notion délicate qui est au cœur de la critique). Le marché a toujours accepté quelques règles, les ultra-libéraux ne supportent que les règles qui garantissent la sécurité, les "régulateurs" pensent que le marché ne peut trouver seul un optimum économique et que quelques contraintes extérieures peuvent permettre de bien insérer la composante capitaliste de l’économie dans l’ensemble de la société. L’abandon de l’économie de marché n’est pas une utopie mais un délire totalitaire. La réforme en douceur est une utopie !!!!! La transformation et le rééquilibrage par des luttes dures est la position pragmatique.

O.D.- Sommes nous en démocratie libre ou dans une démocratie surveillée ? Plus clairement : vote t’on pour faire passer nos idées et analyses ou pour légitimer un système pseudo-démocratique ?

FSP- Quelles sont les conditions de la liberté.....Les sciences de l’homme montrent bien le peu de liberté qu’il nous reste après une mise à plat de tous les déterminismes. La démocratie n’existe pas plus que le capitalisme, plutôt moins, mais il vaut mieux faire un vote manipulé par les "puissances d’argent" pour légitimer une pseudo démocratie que de vivre sous une dictature totalitaire (heureusement l’histoire montre que le fantasme totalitaire n’arrive pas à se déployer dans toutes ses dimensions). "Elections piège à cons" est un slogan qui traduit un choix légitime. Faut-il collaborer ou rentrer dans la résistance clandestine ? La solution de l’acceptation du système électoral pour essayer de changer la société me paraît personnellement le bon choix mais je ne disqualifie pas par principe le refus de cautionner le système.

O.D.- Comment interpréter le fait qu’on réfléchisse plus souvent à obliger les gens à voter qu’à comptabiliser les votes blancs ?

FSP- Une ineptie politique. Ceci dit comptabiliser les votes blancs ne serait qu’une amélioration marginale de notre démocratie.

O.D.- La justice est elle politique par nature ou par nécessité ? Peut elle survivre sans tricher ?

FSP- Le politique est garant du bon fonctionnement de la justice. Au delà d’une institution la justice est le produit d’un ordre symbolique qui renvoie à une histoire longue . L’éthique minimale, rupture avec l’animalité, est la coopération entre les hommes à travers le langage. Qui dit coopération, dit égalité et justice. La justice n’a de sens que par rapport à la loi (parfois explicite souvent implicite) conséquence de la volonté de faire humanité. Le politique a aussi la responsabilité de faire émerger des lois qui soit en accord avec les valeurs fondamentales qui ont permis à l’humanité d’être ce qu’elle est.

O.D.- Le PS et l’UMP sont ils encore des partis populaires ou ne sont ils devenus que des entités capables d’assurer leur survie et leur développement au sein de la 5ème république ?

FSP- Les deux. Mais plus le deuxième que le premier. Il y a encore un côté populaire dans les grands partis, car prendre sa carte reste un excellent moyen de promotion sociale. Un membre du P.S. sur deux est un élu à peu près pareil pour l’UMP. C’est donc paradoxalement un "élitisme" républicain et accessible à tous. C’est même parfois un peu décevant car on aimerait naïvement que le militant de base, potentiellement futur élu, soit un peu au-dessus du vulgaire…..

O.D.- Est ce que les réformes politiques françaises peuvent influencer le système mondial ?

FSP- Oui mais à la marge. La position française a eu, lors de la guerre en Irak, quelques effets indirects. La France ne représente qu’un centième de l’humanité mais son poids symbolique sur la politique européenne et mondiale (cf. le conseil de sécurité de l’ONU) est non négligeable. Les intellectuels français des années 1960/1990 ( Sartre, Foucault, Lacan, Bourdieu…) ont eu un rôle important dans les grandes batailles idéologiques. Les "Queers studies" qui jouent un rôle important dans les universités américaines sont fortement influencées par les intellectuels français de cette époque.

O.D.- Pourquoi la Technologie et le Progrès sont dans les esprits quelque chose de positif par nature ?

FSP> Il faut avoir pris le temps de regarder longuement la corvée d’eau en Afrique pour comprendre pourquoi. Au-delà d’un romantisme simpliste, inspiré par la beauté du coucher de soleil, on comprend quel prix il faut payer à la survie….. La figure de Prométhée que l’on essaye de disqualifier maintenant, en la rapprochant de celle d’un Faust mégalomane, est à la proue de l’odyssée humaine.

O.D.- La propagande est elle la seule communication possible d’un gouvernement au pouvoir ?

FSP- A priori non. Et pourtant je pense que le discours du pouvoir est par définition même de la propagande. Le rôle du pouvoir, c’est de faire en sorte que le citoyen soit capable par sa culture et les échanges démocratiques de participer à la formation d’une opinion publique. Dans une démocratie, l’opinion doit d’abord se construire et ensuite se mesurer.

O.D.- La démocratie moderne est elle un vrai mode d’expression populaire ou une mécanique destinée à empêcher la révolte des plus pauvres ? ( Allez, j’accepte les hypothèses intermédiaires, je suis sympa quand même ! )

FSP- La démocratie est une utopie, Du temps d’Athènes au-delà des imperfections conjoncturelles, il y avait un dedans (avec de l’égalité) et un dedans (les esclaves, les femmes, les autres peuples avec une domination impitoyable…..). Pour nos démocraties modernes c’est pareil, mais en plus il y a un repli stratégique sur la seule démocratie représentative qui est une régression fondamentale. La possibilité de manipuler l’opinion par l’argent et les médias font de cette forme affaiblie de la démocratie un instrument efficace pour reproduire les avantages d’une minorité (au prix de quelques compromis évidemment)

O.D.- La police et la prison sont-elles réellement nécessaires ? ( relire Foucault )

FSP- La police, oui ; mais laquelle ? La tradition du policier anglais est en train de passer au fin fond des poubelles de l’histoire. La panique sécuritaire autorise les flics toulousains à menotter sans états d’âme un médecin urgentiste en pleine intervention, sous prétexte qu’il n’avait pas obtempéré à leur ordre de déguerpir….. La prison, non : car le sens pris par ce mot dans notre pays est incompatible avec la dignité humaine. Protéger la société est une obligation mais il faut repenser les formes prises par le contrôle social. La prison est en passe aux Etats Unis de devenir le traitement "social" de la pauvreté….

O.D.- Le syndicalisme peut-il renaître de ses cendres en France ?

FSP- Il va continuer à se "sectariser". Peut-être qu’une loi le revivifiera, par exemple on peut imaginer que lors des négociations collectives seuls les syndiqués des syndicats signataires bénéficient de l’accord !!!! Le syndicalisme tel que nous le connaissons est lié à une période du capitalisme. Les conflits d’intérêt entre les possesseurs du capital, les dirigeants et les travailleurs ne peuvent pas toujours être refoulé par un discours médiatique consensuel, sinon le risque d’explosion sociale incontrôlée est très grand. L’utilité des médiations est peut-être plus importante pour les patrons que pour les prolétaires !

O.D.- La classe ouvrière existe t’elle toujours en France ? Et, si oui, est-elle unie ?

FSP- Oui. La pure et dure s’est bien réduite, par contre il y a une nouvelle classe d’ouvriers intellectuels (et de bureaucrates…) qui émerge. Les employés et autres petits techniciens plus ou moins intellectuels ont cru aux promesses du libéralisme. Dans l’après guerre cela a constitué le gros des bataillons des classes moyennes. Le durcissement idéologique et économique actuel rejette ses catégories vers le bas, d’où leur amertume et la naissance" d’une radicalité nouvelle qui peut donner le meilleur mais aussi le pire (cf. le 21 avril 2002). C’est ce phénomène qui a provoqué la montée des intégrismes dans les pays arabes durant années qui ont suivi la crise pétrolière puis financière des années 1974/1980

O.D.- Y a t’il un avenir à la pensée anarchiste ?

FSP- Elle a un passé, un présent mais aussi un avenir. Pour autant comme toute pensée, elle ne dit pas toute la vérité de la politique. Elle s’inscrit dans une grande tradition philosophique dont un des premiers représentants est Diogène et qui n’est pas près de s’arrêter. L’anarcho-syndicalisme, qui paraissait complètement excessif, a été le principal moteur de la transformation du capitalisme sauvage des débuts, en capitalisme de compromis et de négociation que l’on voit mourir sous les coups de butoir du néo-libéralisme impérial moderne.

O.D.- Le langage et les mythes modernes nous ont-ils enfermés dans une vision étriquée de la politique ?

FSP- Hélas la politique ne peut échapper au langage. Quelques soirs on peut faire la fête et "jouir" de quelques victoires locales, mais sans "lalangue" il n’y a plus de symbolique et donc plus d’humanité. Pour certains les mythes sont conservateurs, ils existent pour que tout reste pareil…. Je pense qu’ils sont, modernes ou anciens, les symptômes de "la vérité pas toute". La science et le progrès ne pouvant occuper tout l’espace de la vérité, les mythes religieux ou laïcs servent à masquer la béance. Nos mythes modernes font un peu quincailles, mais qui sait ce qu’ils deviendront dans quelques siècles avec la patine du temps.