Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
  • Article

  Notre corps nous appartient-il ?

mardi 10 novembre 2020, par François Saint Pierre

Les débats concernant la fin de vie, que ce soit sur l’euthanasie ou le suicide assisté, reviennent régulièrement dans l’actualité. Quelques rares pays ont accepté de modifier leur législation, mais la plupart des démocraties libérales se contentent de proposer d’améliorer l’accompagnement de la fin de vie, notamment en créant des services de soins palliatifs. Cette limitation de la liberté individuelle mérite d’être analysée. En cette période de pandémie la maîtrise de l’État sur nos corps, ce que Michel Foucault appelait le biopouvoir, nous oblige à ne pas considérer cette question uniquement sous l’angle éthique, mais aussi sous son aspect politique. Le libéralisme affiché, qui se développe notamment dans le monde économique, ne masque-t-il pas un héritage autoritaire que les pouvoirs étatiques ne sont pas prêts à abandonner ?

Seul face à nous même nous pouvons faire ce que nous voulons de notre corps et en ce sens il nous appartient, mais dès que nous sommes en société la propriété devient un régime de droit. En fait, lorsque quelque chose a une grande valeur, le droit circonscrit la propriété, comme c’est le cas pour un terrain ou une entreprise. C’est au cours de l’histoire de chaque société que le droit de la propriété se construit par une succession de choix qui se font en référence à des valeurs morales héritées du passé et des idéologies du moment.

La responsabilité du droit est de protéger les faibles, Solon, un des fondateurs de la démocratie grecque, a estimé il y a 2500 ans qu’une dette d’argent ne pouvait se payer par l’esclavage des corps et après bien des années de combat politique et de réflexions philosophiques, il est communément admis que personne ne peut s’approprier de droits sur le corps de l’autre. Le danger dans les questions de fin de vie est l’appropriation implicite du corps de l’autre par la famille ou l’institution médicale. Le consentement ou ce qui est mieux la décision volontaire doivent être libre et non soumis à la pression des proches ou du système social. Le droit doit donc apporter des garanties solides pour éviter les situations ambiguës. Le choix actuel d’une appropriation généralisée des corps par l’État correspond plus à un héritage des conceptions judéo-chrétiennes qu’à une version moderne des droits humains. Le film japonais "La ballade de Narayama" montre bien que ce problème traverse d’autres civilisations que la nôtre et que la pression sociale sur la fin de vie n’est pas facile à éviter.

Les idéologies politiques s’appuient sur une hiérarchie implicite entre l’importance de l’individu, de la famille et de toutes les communautés d’appartenance comme la commune, la nation, l’Europe, l’humanité ou même la nature. Le concept de souveraineté nationale s’est imposé un peu partout, avec la construction des États modernes, comme justification par les États de l’essentiel de la production du droit et de son application, avec notamment le monopole de la violence légitime. Pendant longtemps l’humanité s’est structurée en privilégiant le collectif sur l’individu et ce choix a été nécessaire pour la survie. Dans cette logique le collectif a très longtemps exercé sans état d’âme son biopouvoir sur les individus en condamnant à mort les délinquants et en envoyant les jeunes mourir sur les champs de bataille. A contrario la collectivité ne se sentait pas vraiment responsable de faire "bien vivre" les citoyens ni en charge de leur santé et le pouvoir laissait une grande autonomie aux individus dans leur entourage immédiat notamment dans le cercle familial.

Le libéralisme philosophique a tempéré le pouvoir absolu de l’État ; en échange il lui a donné la responsabilité sur notre santé et notre qualité de vie. À partir des années 1970 la liberté d’avorter et l’abolition de la peine de mort se sont peu à peu imposées et le "mourir pour la patrie" s’est fortement dévalué. Dans les années 2000 c’est l’acharnement thérapeutique, perçu comme une appropriation des mourants par l’institution hospitalière, qui a été disqualifié. Le développement des soins palliatifs a accompagné le début de l’acceptation de l’euthanasie passive. Dans ces mêmes années l’homosexualité a été reconnue par le droit et l’État s’est de plus en plus engagé dans la défense de l’égalité des sexes comme si son rôle était de protéger la liberté individuelle et non d’imposer une vision morale sur les comportements sexuels.

Mais depuis quelques années ce mouvement vers une augmentation de l’autonomie du sujet dans la gestion de son corps a semblé se suspendre. Une quasi-unanimité s’est même faite récemment sur l’obligation vaccinale au nom de son intérêt pour la santé collective. Le libéralisme politique est devenu un néo-libéralisme économique peu soucieux de mieux faire vivre les individus et prêt à utiliser la violence pour maintenir l’ordre public. Les économies sur l’hôpital public ont été justifiées par la responsabilité que chacun a sur son propre corps. Chacun n’a qu’à se préoccuper de sa propre santé et prendre les assurances ou mutuelles nécessaires pour affronter les aléas de santé. Dans cette logique la réduction du nombre de lits de réanimation correspond à une volonté de rentabilité économique d’un système de soins qui n’est plus vu comme un bien commun, mais comme une partie du système productif de biens et services. La rentabilité a imposé un taux de remplissage d’environ 80% au minimum et a rendu le système de soins incapable d’affronter correctement la pandémie actuelle. La santé collective pour faire tourner la machine économique est restée officiellement une responsabilité de l’État, mais celui-ci se défausse de plus en plus sur la responsabilité individuelle. La pandémie a démontré l’erreur de fond du néolibéralisme, qui est de croire que l’intérêt général n’est que la somme des intérêts individuels.

Ce changement idéologique profond s’est aussi précisé lors de la répression violente du mouvement des gilets jaunes. Dans la doctrine du maintien de l’ordre c’est l’abandon de la bienveillance avec les manifestants qui a justifié l’usage excessif des LBD et des grenades. Une société de contrôle et de surveillance s’est développée pour répondre aux attentats terroristes et le gouvernement a opté pour conserver la plupart des mesures liées à l’origine à l’état d’urgence. La pandémie actuelle et la peur générée par l’incapacité de l’hôpital à gérer correctement la crise sanitaire ont permis de justifier un nouvel état d’urgence qui permet à l’État de contraindre nos libertés, mais aussi nos corps dans des proportions que l’on croyait réservées aux dictatures. La loi "sécurité globale", proposée au Parlement par la République en Marche, montre clairement par son contenu que la sécurité prime, pour une majorité d’élus, sur la défense des libertés individuelles.

Face aux crises environnementales, économiques, sanitaires, beaucoup d’États abandonnent la vision d’une société libérale régulée par des valeurs de solidarité au profit d’un autoritarisme excessif. Virage global vers une droite conservatrice et étatique qui n’a aucun état d’âme à contraindre les corps, au nom de sa vision archaïque de l’intérêt national. En France, le suicide assisté et l’euthanasie active, pour ne pas déplaire à l’électorat réactionnaire incapable d’aborder un débat sur des questions éthiques fondamentales, sont en train de sortir discrètement de l’agenda de notre classe politique.