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  De la difficulté d’une approche transversale du fait religieux

Et quelques remarques sur la filiation

samedi 23 janvier 2016, par François Saint Pierre

"Qui trop embrasse, mal étreint" dit le dicton, c’est pourquoi la science essaye toujours de délimiter avec soin son champ d’étude. Découpage du réel qui a évidemment son utilité, mais aussi ses limites. Le "fait religieux", tel qu’on peut l’appréhender, à travers l’actualité et les témoignages d’acteurs du terrain, ne peut rentrer dans le cadre d’une seule discipline. Histoire, géographie, géopolitique se mêlent de manière inextricable à la sociologie et à l’anthropologie. Incapable de construire un cadre cohérent d’analyse qui permette de donner du sens à ce retour de la question religieuse sur la scène publique, je me contenterai de quelques remarques.

Deux tendances sur cette question.

- Ceux qui pensent que la situation est difficile, mais qu’il ne faut pas la dramatiser. Pour eux les tensions sociales, notamment celles vécues dans ce que l’on nomme les "quartiers", viennent de la distorsion qui existe entre notre volonté intégratrice officielle et le réel de pratiques sociales et politiques qui se révèlent économiquement et socialement discriminatoires. En particulier est mis en cause l’excès de républicanisme ou de laïcisme, qui sous prétexte de barrer la route au communautarisme, rend le dialogue social difficile et favorise le repli identitaire. Le risque d’apporter de l’eau au moulin de l’extrême droite xénophobe impose une grande prudence dans les prises de positions.

- D’autres, sans tomber dans la paranoïa xénophobe, ont une approche beaucoup moins territorialisée. Sans contester l’analyse des premiers, ils mettent l’accent sur deux aspects qui dépassent largement les politiques d’intégration conduites en France depuis quelques années. Tout d’abord les effets négatifs induits par une politique internationale pour le moins problématique. En France l’identité musulmane semble actuellement être plus déterminée par les événements extérieurs et par les grands courants idéologiques du monde musulman que par des causes spécifiques à la situation française. Ensuite, si après une période où le désenchantement du monde (version Marcel Gauchet) semblait la règle, force est de constater que les religions, en références aux us et coutumes qu’elles ont historiquement cautionnés, proposent à la société des modèles anthropologiques pas toujours compatibles avec les valeurs républicaines et démocratiques, notamment sur la question de l’égalité des sexes. C’est ce dernier point que je vais aborder.

Une religion présente trois aspects plus ou moins imbriqués.

- Un ensemble de textes sacrés qui place l’individu abstrait dans un contexte spatio-temporel élargi. Cet aspect spirituel comporte beaucoup de points communs à toutes les grandes religions et correspond au fondement des grandes interrogations éthiques. C’est la référence à la liberté de conscience de chacun qu’expriment très bien les lois sur la laïcité.

- Des rites de passages (naissance, mariage, mort.....) et des pratiques cultuelles qui n’ont en général comme seule limitation le trouble à l’ordre public.

- Un ensemble d’institutions , de textes, de déclarations et de pratiques en constante évolution qui légitime un ordre politique, des us et coutumes (notamment les règles de filiation et donc indirectement la circulation des biens) et aussi l’autonomie du sujet par rapport au marché (quelle est la bonne dose d’individualisme). C’est l’aspect producteur des règles morales qui servent de guide aux comportements de chacun dans la société. La République ne lui reconnait aucune valeur particulière, chaque croyant peut par contre, à titre individuel, peser sur le fonctionnement de la société par les processus démocratiques.

Notre société n’est plus chrétienne et le pape François a bien du mal à faire la synthèse du dernier synode sur la famille tellement les avis divergent au sein de l’Église Catholique. Pour autant le modèle de notre société, démocratique sur le plan politique et de marché sur le plan économique est bien dans la continuité des choix faits par la religion chrétienne quand elle s’est séparée de la religion juive et qu’elle s’est acclimatée au monde romain.

Du côté de la filiation la religion juive était bilinéaire avec des rôles dissymétriques pour les deux sexes et le monde romain fortement patrilinéaire, mais avec une montée en puissance de l’autonomie des femmes. Dans ce contexte la religion chrétienne a opté pour le modèle cognatique, qui met sur le même plan les deux sexes vis à vis de la filiation. Par ailleurs en développant une vision très élargie de l’inceste la religion chrétienne a favorisé l’exogamie. Ce système cognatique n’est pas la fin du modèle patriarcat, mais ouvre la voie à une égalité en droit entre hommes et femmes. De plus l’ensemble du système favorise la circulation des biens entre familles, ce qui favorise l’émergence d’une société ouverte au marché. On peut cependant remarquer que tous les modèles que l’on trouve dans le monde chrétien ne sont pas identiques. Le modèle de la famille souche que l’on retrouve dans nos régions montagneuses qui favorise un des héritiers pour freiner la dissémination du capital familial, est très différent de la filiation très égalitaire que l’on retrouve dans le Bassin Parisien.

Le système musulman est par contre résolument patrilinéaire, les enfants sont la "propriété" des pères et les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes. Encore aujourd’hui au Maroc, pays qui semble pourtant fortement entré dans la modernité, une femme n’a droit qu’à la moitié de l’héritage d’un homme. La devise républicaine : "liberté, égalité, fraternité" qui est le soubassement de la pensée commune à la nation française, n’est pas compatible avec les orientations anthropologiques très fortement patriarcales prônées par une grande partie des courants qui traversent l’islam. À titre individuel, cela n’empêche absolument pas un musulman d’accepter l’état de droit et de respecter scrupuleusement la loi française. L’Islam est moins structuré hiérarchiquement que le monde catholique et la variabilité entre les zones géographiques est importante, en particulier on peut noter que le monde chiite offre aux femmes un peu plus de possibilités d’émancipation que le monde sunnite. Au vu du nombre relativement important de mariages mixtes et de l’évolution des mœurs des jeunes descendants d’immigrés on pouvait légitimement penser dans les années 80, qu’en lien avec les succès de l’économie occidentale, le monde musulman allait évoluer rapidement vers un modèle anthropologique proche du notre. Il n’en a rien été. Peut-être en raison de l’arrogance d’un monde occidental impérial, car trop sûr de sa vérité démocratique et économique. Autre version plus optimiste : cette tentation de retour au fondamentalisme religieux pourrait n’être que le chant du cygne d’un patriarcat réfractaire à la modernité.

Si la question de l’égalité hommes/femmes est centrale, le modèle anthropologique musulman conduit aussi à un rapport au pouvoir basé sur un système de clans familiaux qui est assez difficilement compatible avec l’égalité des citoyens, base de la démocratie. Le mélange entre exogamie et une bonne dose d’endogamie dans les mariages -en particulier la fréquence du mariage entre cousins- conduit à des clans familiaux puissants qui contrôlent les richesses et les principaux instruments du pouvoir. Si cet aspect ne joue absolument pas de rôle dans la politique française, c’est un facteur important dans la résistance de nombreux pays, qui ont l’habitude de partager le pouvoir entre les clans les plus puissants, à l’adoption du modèle démocratique.

Les religions dans leur vision du droit et dans les pratiques sociales qu’elles encouragent ou condamnent, évoluent. Les textes sacrés semblent figés une fois pour toute dans l’histoire, mais ils laissent toujours une part à l’interprétation qui peut permettre d’accompagner les évolutions de la société. Ces analyses n’ont surtout pas pour but d’essentialiser les religions qui de mon point de vue sont des constructions humaines en constante évolution.