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  La France en guerre, mais qui sont nos ennemis

mercredi 6 janvier 2016, par François Saint Pierre

Depuis de nombreuses années la France se vivait comme un pays en paix, même si elle participait régulièrement à des opérations militaires présentées comme des opérations de "police internationale". Depuis le 13 novembre 2015, le langage des plus hautes autorités de l’État a changé et le gouvernement a estimé que les attentats terroristes de Paris, étaient la signature de la déclaration de guerre adressée par Daech à la France et plus généralement au monde occidental. Malgré l’apparente évidence de la situation cela mérite réflexion.

La vision de l’ONU, la résolution 2249 du 20/11/2015 :

" Condamne sans équivoque dans les termes les plus forts les épouvantables attentats terroristes qui ont été commis par l’EIIL, également connu sous le nom de Daech, le 26 juin 2015 à Sousse, le 10 octobre 2015 à Ankara, le 31 octobre 2015 au-dessus du Sinaï, le 12 novembre 2015 à Beyrouth et le 13 novembre 2015 à Paris, et tous les autres attentats commis par l’EIIL, également connu sous le nom de Daech, y compris les prises d’otage et les assassinats, note que cette organisation a la capacité et l’intention de perpétrer d’autres attentats et considère que tous ces actes de terrorisme constituent une menace contre la paix et la sécurité ;.... Demande aux États Membres qui ont la capacité de le faire de prendre toutes les mesures nécessaires,....."

La lecture faite par Le Monde.fr le 21.11.2015

"Concrètement, la résolution 2249 ne donne pas d’autorisation légale à agir militairement en Syrie et en Irak, puisqu’elle n’est pas placée sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies qui prévoit l’usage de la force. Mais le langage employé dans le texte, qui stipule que « toutes les mesures nécessaires » sont permises pour combattre l’EI, laisse la place à l’interprétation, selon les diplomates français." http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/11/21/le-conseil-de-securite-de-l-onu-appelle-tous-les-pays-a-se-joindre-a-la-lutte-contre-l-ei_4814636_4809495.html#cGMfC6efRFlczvWu.99

L’interprétation française par Jean-Yves Le Drian Ministre des armées le 01/12/2015 :

"En Syrie et en Irak, nous ne combattons pas le terrorisme en général, pas plus que nous ne menons de guerre préventive. Avec l’opération CHAMMAL, nous sommes engagés contre un mouvement terroriste précis, et nous le sommes dans un cadre de légitime défense, désormais individuelle, reconnu par la résolution 2249 du Conseil de Sécurité des Nations unies. « Qui est l’ennemi ? » Dans son histoire récente, la France ne s’est donc jamais posé la question en premier. En l’occurrence, c’est bien Daech qui nous a déclaré la guerre, en nous désignant comme son ennemi, en paroles et en actes....... Pour nous, dans le cadre politique que j’ai rappelé, celui de la démocratie, Daech constitue un ennemi conjoncturel, intrinsèquement lié à la menace qu’il fait peser sur nous. Mais pour Daech, il est clair que nous faisons partie des ennemis structurels, des ennemis objectifs."

L’affaire paraît claire, Daech nous attaque en nous envoyant des terroristes, on va donc participer avec nos alliés à l’éradication de ce proto-État terroriste. Comme nous n’aimons pas trop envoyer nos troupes au sol, car on manque de soldats et que les morts sur le terrain sont toujours compliqués à gérer, on va bombarder le territoire correspondant à Daech. L’état d’urgence, quelques milliers de militaires chargés de surveiller les lieux stratégiques et pas mal de perquisitions chez toutes les personnes susceptibles d’être en lien avec le terrorisme sont censés réduire fortement le risque d’attentat. Une révision constitutionnelle pour clarifier la situation juridique et la France sera fin prête pour cette guerre. Choquée par la gravité des attentats du 13 novembre, l’opinion publique a, dans un premier temps, accepté sans trop d’états d’âme ce scénario proposé par François Hollande. S’il y a un point incontestable c’est l’existence d’un risque non négligeable d’avoir de nouveaux attentats et qu’il faut impérativement en tenir compte. Cela étant posé, il vaut mieux faire une analyse sérieuse de la situation pour ne pas prendre des décisions qui pourraient s’avérer totalement inopportunes dans le long terme. Réagir émotionnellement sur le moment est compréhensible, mais l’histoire a plusieurs fois démontré la nécessité d’introduire une analyse rationnelle. Le danger de l’excès d’émotion dans la prise de décision est celui d’un recul durable et profond de la démocratie et de la paix au nom d’une vision à court terme de la sécurité.

Le débat est difficile, car au-delà de l’aspect émotionnel les enjeux sont entremêlés et le vocabulaire est piégé. Djihadistes, terroristes, islamistes, salafistes sont des mots qui recoupent des réalités plus ou moins en lien, mais qui ne sont pas pour autant interchangeables. Cependant le risque de l’imprécision, ce que l’on nomme très souvent l’amalgame pour disqualifier la parole des autres, est incontournable et il faut l’affronter si on veut faire vivre le débat public.

Daech est certainement une organisation qui nous pense comme des ennemis... mais une organisation ne pense qu’à travers ses membres et ceux-ci ont a priori d’autres ennemis plus immédiats que les français, même si dans les zones contrôlées par Daech les populations bombardées nous vivent comme des agresseurs. Au départ Daech essentiellement installé dans les zones sunnites du territoire irakien, considérait comme son ennemi principal le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki, mis en place suite à la deuxième guerre du Golfe. Composé principalement de chiites et menant une répression très dure envers les populations sunnites, ce pouvoir a indirectement favorisé la reconversion des anciens soldats de Saddam Hussein en djihadistes. Vu du côté de ces populations, Daech est un mouvement de résistance. Cela explique pourquoi il semble hors de portée de les éliminer uniquement par des bombardements, car dans les zones sunnites ils ont un appui relativement important de la population. Dans les zones d’extension de la Syrie, même si les dirigeants de Daech viennent d’Irak, c’est un peu la même situation, car la politique suivie par l’alaouite Bachar el Assad n’est pas un modèle de démocratie dans le traitement qu’il a fait subir à la population sunnite. Par contre les conquêtes effectuées par Daech dans les zones où il y a une majorité de kurdes s’avèrent bien plus difficiles à conserver. Dans les extensions lointaines, comme en Libye, Daech semble s’implanter dans des zones où des minorités ont un problème identitaire.

Daech ne recouvre pas, loin de là, tout l’espace sunnite. Le radicalisme de ses combattants ne peut qu’inquiéter beaucoup de monarchies du golfe qui avaient réussi à faire des compromis confortables avec le monde occidental, notamment grâce à l’exploitation pétrolière. Daech s’appuie idéologiquement sur un retour aux sources de l’Islam qui en gros correspond à la vision des wahhabites que nous identifions plutôt sous le terme salafismes. Le fait que le wahhabisme soit originaire d’Arabie Saoudite augmente l’ambiguïté. Nombre de saoudiens ou de qataris ont participé au financement de Daech. Si beaucoup de théologiens sunnites sont effrayés par la dérive djihadiste, d’autres autorités religieuses se contentent d’une position excessivement prudente. Le courant des frères musulmans notamment est dans une position très mitigé par rapport à la volonté affichée de construire un grand Califat islamique. L’Islam sunnite n’est pas hiérarchisé comme peut l’être la religion catholique et n’a pas encore totalement accepté le principe de laïcité qui consiste à laisser à la démocratie le soin de gérer l’espace social, en ne laissant à la religion que le culte et la spiritualité. Il est difficile de circonscrire précisément ceux qui sont nos ennemis dans ce conflit qui oppose d’abord les chiites que nous avons longtemps diabolisés en raison de la révolution islamiste en Iran, aux sunnites que nous avons, pour des raisons purement économiques, toujours soutenus.

Les attentats terroristes n’ont pas été commis par des gens originaires des territoires sous contrôle de Daech, pourtant l’organisation islamiste a immédiatement revendiqués ces actes horribles qui ne correspondent pas à la moindre tradition militaire. Les djihadistes venus de Belgique ou issus de nos banlieues se revendiquent d’une allégeance religieuse au courant salafiste, mais ils ne sont pas pour autant porteurs d’une grande culture religieuse. Plus que des religieux fanatisés ou des combattants de Daech, ils apparaissent comme des jeunes en pleine crise identitaire qui trouvent dans ce retour aux sources d’inspiration religieuse un nouveau sens à leur vie. Le lien avec Daech est réel, mais Daech les a plus récupérés que fabriqués. Ces jeunes qui rêvent de Djihad ont certes des faiblesses personnelles qui expliquent en partie leur engagement mortifère, mais leur nombre non négligeable est aussi le symptôme de l’échec de notre intégration républicaine. Si dans le court terme il faut surveiller de près ces jeunes potentiellement dangereux, il est nécessaire de ne pas accentuer le sentiment d’humiliation qui traverse actuellement une bonne partie de la population musulmane. Les premières générations d’immigrés ont souvent accepté de mettre dans la poche leurs spécificités anthropologiques et religieuses, mais nombreux sont ceux qui dans les dernières générations, même s’ils semblent aptes par leur cursus scolaire à trouver un travail, ne se reconnaissent pas dans le modèle de vie proposer par notre société à la jeunesse. La domination économique, idéologique et géostratégique de l’Occident sur le monde arabo musulman ne fait que renforcer ce sentiment d’humiliation qui semble être le moteur principal des terroristes.

Expliquer n’est pas justifier, mais cela peut permettre de comprendre que cette guerre à deux entrées qui sont en synergie. L’une est nationale, même si la situation est relativement voisine dans beaucoup de pays occidentaux, l’autre est plus internationale et s’inscrit dans une histoire longue des rapports entre les différents courants de l’Islam entre eux et avec le reste du monde. L’Occident avec sa médiocre géopolitique du Moyen Orient se retrouve dans le même bateau que la Chine avec ses ouighours, l’Inde avec ses minorités musulmanes ou la Russie avec ses tchéchènes. De quoi si nous n’y prenions pas garde transformer un problème local en tension mondiale.

Perquisitionner à tout va, comme pour justifier l’État d’urgence et proposer la déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux ne peut que renforcer sur le long terme le sentiment de discrimination dont souffrent les populations musulmanes en France. S’il est facile de repérer les salafistes et de pointer du doigt les imans les plus radicaux, il ne faut pas oublier que le plus souvent ce sont des pratiquants du courant quiétiste authentiquement musulmans et non des djihadistes. Exprimer notre désaccord avec ce qui nous semble être une vision archaïque de la société est nécessaire, par contre considérer les salafistes comme des criminels en puissance ne peut qu’augmenter la paranoïa communautaire qui est en train de se mettre en place.

Deux jours après les attentats, redoubler les bombardements dans une ambiguïté diplomatique totale a transformé la Russie, à qui on a refusé de livrer récemment deux navires Mistral, en allié objectif. De même on se retrouve a collaborer avec des pays comme la Turquie ou l’Arabie Saoudite, qui ont une vision totalement éloignée de la nôtre en ce qui concerne les droits de l’homme. La France aime rappeler au monde entier ses valeurs et ses principes, mais elle oublie de le faire lorsqu’Israël ne respecte pas les résolutions de l’ONU ou lorsque l’Arabie Saoudite exécute de manière scandaleuse un grand dignitaire chiite. Notre "deux poids, deux mesures" a fini par totalement discréditer notre parole dans tout le Moyen Orient. Pire, malgré nos dénégations nous nous sommes retrouvés implicitement en soutien objectif à Bachar El Assad, que nous avons longtemps présenté comme un tyran sanguinaire. Avec un peu plus de recul historique force est de constater que les interventions militaires successives que l’Occident à mener dans les pays musulmans étaient surtout provoquées par ce qu’il croyait être son intérêt géostratégique. La France par exemple n’a aucune légitimité morale à prendre parti dans le vieux conflit qui oppose chiites et sunnites.

À court et moyen terme, l’efficacité des bombardements sur le terrorisme est nulle, voire contreproductive, à long terme l’efficacité dépendra de notre capacité à éradiquer une organisation soutenue par plusieurs millions de personnes. La stratégie actuellement suivie sur le plan international par la France a certainement des justifications géostratégiques plus ou moins avouables, mais certainement aucune efficacité dans la lutte contre le terrorisme en France.

Éradiquer l’organisation Daech est peut-être possible, cependant avoir jeté à la mer le cadavre d’Oussama Ben Laden a quasiment marqué la fin d’Al-Qaïda, mais n’a rien arrangé sur le fond ! Notre ministre Le Drian s’est appuyé sur "L’Art De La Guerre" de Sun Tzu pour expliquer que notre responsabilité à tous était de se préparer à affronter l’ennemi. Pour ma part j’ajouterai une autre citation du même Sun Tzu : "Le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre". Pour cela il faut chercher à construire des convergences idéologiques, économiques et anthropologiques qui permettront d’aller vers la paix en marginalisant ceux qui sont les plus fanatisés. Pour l’instant bien des réactions françaises aux attentats de novembre 2015, me semblent nationalement contreproductives et internationalement inappropriées