Le Café Politique

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  Le monde numérisé, ère nouvelle de la civilisation ?

mercredi 23 janvier 2013, par François-Xavier Barandiaran

Me considérant comme un béotien dans « l’univers numérique », j’ai cherché à m’instruire en lisant deux des livres indiqués dans l’annonce du sujet du prochain café politique. Dans l’espoir que cela incitera certains à faire de même, j’en présente, ci-après, une succincte recension. Il s’agit de Petite poucette de M.Serres et de Pris dans la Toile de Raffaele Simone.

M.Serres, qui a passé sa vie à enseigner sous à peu près toutes les latitudes du monde, commence son livre en se demandant qui est « ce nouvel écolier, cette jeune étudiante » qui s’asseyent sur les bancs de nos écoles et de nos amphithéâtres. D’emblée, il porte sur eux un regard résolument optimiste : ils sont citadins, n’ayant connu ni guerre ni souffrance, vivant dans une société multiculturelle. Formatés par la violence qu’exsudent les médias et par la publicité – les médias ayant remplacé les enseignants -, « ces enfants habitent donc le virtuel » (page 12). Leurs neurones n’ont pas les mêmes sollicitations que les nôtres. Ils n’habitent pas le même espace que nous : le nôtre était circonscrit, le leur est à la dimension de la Toile. Nous sommes devant une génération mutante, puisque M.Serres annonce tout de go : « un nouvel humain est né ». Envoyant, sans cesse, des SMS avec leurs pouces (d’où le titre du livre), ils ne parlent plus la même langue, et sont en rupture avec tous les liens qui marquaient nos appartenances anciennes. Petite Poucette et Petit Poucet sont devenus des individus inventant de nouveaux liens sur Facebook et autres réseaux… Notre vieux monde ne leur convient plus. Même le savoir n’est plus à transmettre, puisqu’il est « partout sur la Toile, disponible, objectivé…disponible à tous » (page 19). Plus besoin de bibliothèques ni de salles de classe. Tout le monde est en communication avec tout le monde, « en tous les lieux où vous vous déplacez ». Dès lors, la pédagogie doit changer, « mais aussi le travail…la santé, le droit et la politique, l’ensemble de nos institutions … » (page 20). Critique envers notre génération, qui n’a pas su anticiper ces mutations, M.Serres s’écrit : « Je voudrais avoir 18 ans…puisque tout reste à inventer ».

Le second chapitre, intitulé « L’Ecole » commence par des dithyrambes sur la boîte-ordinateur avec ses dix logiciels qui démultiplient la mémoire, l’imagination et la capacité à résoudre les problèmes. C’est bien mieux que la « tête bien faite » plutôt que « bien pleine » de Montaigne ! Voilà la tête de Poucette libérée pour inventer tous les possibles : la voie est ouverte pour le « nouveau génie, l’intelligence inventive » (page 29). Depuis l’invention de l’écriture, et surtout de l’imprimerie, les professeurs transmettaient le savoir en se faisant les porte-voix de ce qui était écrit, devant des élèves réceptifs. Mais, aujourd’hui, l’écoute des élèves a été remplacée par un bavardage permanent dans les salles de classe parce que ce savoir transmis, ils y ont accès par le Web, Wikipédia, le portable… : fin de l’ère du savoir ! Les profs sont superflus ! Exit l’amphi avec une estrade comme point focal. Désormais, distribué partout, le savoir se répand dans la Toile : Petite Poucette, conduisant activement son ordinateur, s’est substituée à l’élève passif-bavard de nos salles de classe.

Dans le troisième chapitre « Société », l’auteur se penche sur le travail : l’ouvrier privé de décision dans un atelier ou l’employée sans compétence de nos bureaux. Partant des constats actuels : la productivité rend le travail de plus en plus rare ; la pollution nuit à l’environnement ; l’énergie est gaspillée…, M.Serres annonce une ère où Petite Poucette contrôlera en temps réel sa propre activité.

Même la politique sera entièrement transformée. A partir de blogs et des réseaux sociaux où « tout le monde veut parler, tout le monde communique avec tout le monde », M.Serres voit apparaître « une démocratie en formation qui demain s’imposera » (page 59). La voix de ces réseaux innombrables remplacera le vote de notre vieille démocratie obsolète !

Suit une critique en règle de la société des parents de Petit Poucet et Petite Poucette, de ses fiascos in-solidaires et de ses vieilles appartenances agonisantes : paroisses, partis, syndicats, familles recomposées… Toutes caduques et en faillite ! Vive le nouveau monde fait de « virtuel immanent » et d’appartenances fluctuantes : Petit Poucet est citoyen du monde, Petite Poucette vit dans « les métissages humains » et « dans les mélanges des cultures ». Plus besoin des anciens dinosaures qui se croyaient experts et compétents dans le domaine de l’enseignement, les soins, le travail ! Par un simple clic Petit Poucet en sait autant qu’eux. Nos grandes institutions, y compris politiques, ne sont plus qu’un théâtre de marionnettes, un monde d’ombres insensiblement remplacé par une « démocratie généralisée », où chaque individu peut détenir « au moins autant de sagesse, de science, d’information, de capacité de décision que les dinosaures en question ». (pages 66-67).

Pour dépasser la complexité asphyxiante de notre société l’auteur se réfère à la théorie des graphes et en appelle à un changement de paradigme grâce à l’informatique. Ce sera l’apparition « d’un cinquième pouvoir, celui des données, indépendant des quatre autres, législatif, exécutif, judiciaire et médiatique » (page 71). La pensée algorithmique ou procédurale est déjà à l’œuvre, s’appuyant sur des codes. Les non-matheux, comme moi, auront du mal à comprendre ces dernières pages où Michel Serres annonce l’avènement d’une ère nouvelle !!!

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Après un premier livre « La Troisième Phase » édité en 2000, où il mettait en garde contre les formes du savoir qu’on perdait avec la modernité numérique, Raffaele Simone, professeur de linguistique à l’Université de Rome, vient de publier douze ans après « Pris dans la Toile », où il étudie la médiasphère sous un angle moins négatif, mais toujours critique dans le sens d’analyser et de comprendre les conséquences culturelles et cognitives de cette innovation technologique. Il est vrai que le premier livre, que résume bien cette citation de l’écrivain américain, prix Nobel de littérature, T.S.Elliot : « Où est la sagesse que nous avons perdue par le savoir, où est le savoir que nous avons perdu par l’information ? », lui avait valu d’être traité de « passéiste », et pire encore, « d’humaniste » !

Dans le préambule, R.Simone décrit avec ironie un voyage en train où la majeure partie des voyageurs s’affaire sur leur téléphone portable et leur ordinateur. A l’instar du voyageur, nous voilà plongés en permanence dans la médiasphère. En effet, L’ubiquité des médias met l’universalité du monde et des connaissances sur un petit appareil, à la fois téléphone, ordinateur, télé, radio, GPS…Si la théorie de l’évolution nous a appris que des organes nouveaux apparaissent pour s’adapter, nous voilà, aujourd’hui, à l’ère de « l’exaptation » : un organe technique, comme le Smartphone, a créé des besoins et des contraintes nouveaux : parler, envoyer des SMS, voir et se faire voir, écouter de la musique… et tout cela de façon permanente. Suit une description de toutes les modifications que cela a introduites dans notre façon de vivre, souvent de manière obsessionnelle et compulsive. Pour l’auteur cette nouvelle phase cruciale produit « une modification profonde de la manière dont se forment les connaissances ». Il l’appelle « la troisième phase », qui survient après celles de l’invention de l’écriture et de l’imprimerie. A nouveau, il s’agit bien d’un « changement radical dans le mode de formation des connaissances » qui nous fait perdre certaines formes du savoir, mais où d’autres, inimaginables auparavant, apparaissent.

Première partie : LES SENS ET L’INTELLIGENCE

Après avoir parcouru depuis les philosophes grecs la question du lien entre les sens –surtout la vue et l’ouïe- et la connaissance, en passant par la philosophie des Lumières et le romantisme, R.Simone examine comment l’écriture a agi sur les deux modes de travail de l’intelligence humaine : l’intelligence simultanée et l’intelligence séquentielle, et comment la lecture (la vision alphabétique) est devenue le moyen primordial dans l’acquisition des connaissances.

La révolution qui s’est produite depuis une trentaine d’années, c’est que l’ouïe et la vision simultanée et non alphabétique sont en train de se substituer à la vision séquentielle de la lecture. A travers les nouvelles générations, c’est la culture auditive et visuelle qui s’impose, ce qui demande moins de fatigue et un degré moindre de concentration. Parce que regarder est plus facile que lire, homo sapiens devient homo videns. Dans une vingtaine de pages l’auteur propose quelques explications de la désaffection de l’écriture et de la lecture et, par conséquent, de la forme spécifique d’intelligence qui leur était associée, l’intelligence séquentielle. « La fatigue d’être lecteur ne peut rivaliser avec la facilité d’être spectateur » (page 80).

Deuxième partie : LE TEXTE ET SON AUTEUR

Avec sa grande érudition R.Simone remonte au Phèdre de Platon, qui raconte le mythe de l’invention de l’écriture, et où le philosophe compare le discours parlé et le discours écrit, donnant l’avantage au premier. Nous savons que l’histoire ne lui a pas donné raison, puisque depuis deux millénaires et demi le patrimoine du savoir et l’acquisition de celui-ci dépendent essentiellement des sources écrites. En fin linguiste, l’auteur analyse le processus déclenché par le texte écrit, entre son auteur et ses lecteurs à venir, en suivant les divers genres littéraires qui sont les mêmes dans toutes les cultures. Et l’apparition de l’imprimerie viendra consacrer la stabilité totale du discours écrit. Ne varietur !

Rien de tel avec « le texte numérique » qu’on peut modifier sans cesse pendant son élaboration –bien entendu-, mais dont la dernière mouture peut connaître toute sorte de modifications : « Le texte numérique est constamment et intrinsèquement instable ». (page 107). Il est virtuel, non autographié par son auteur, diffusable sans limites auprès des destinataires, qui peuvent, à leur tour, y insérer ce qu’ils veulent. L’idée même d’auteur devient floue et pourrait disparaître. Quid des droits d’auteur devant les risques de la contrefaçon ? Nous vivions avec la conviction que le texte écrit est intouchable en dehors de son auteur qui ne le publie que quand il est fini. Le lecteur peut seulement l’interpréter. Ainsi, le texte est original, clos, fermé. D’où le plagiat considéré comme un délit ou la méfiance à l’égard des anonymes. Mais, avec l’arrivée de l’ordinateur, ces notions deviennent de plus en plus étrangères aux étudiants devant rédiger le mémoire de mastère et qu’il faut mettre en garde contre la tentation du copier/coller, habitués qu’ils sont « à la conception du texte comme entité ouverte » (page 128). L’auteur clôt cette partie en comparant la lecture et l’écriture « à l’ancienne » avec les nouvelles pratiques dans le monde de la médiasphère.

Troisième partie : APPRENDRE, SE RAPPELER ET OUBLIER

Comment se forment et se sédimentent les connaissances dans le monde numérique ? Je passe rapidement sur comment s’est formé le savoir encyclopédique qui prévaut encore de nos jours avec sa charpente, son aspect systémique hiérarchisé et les liens entre les diverses disciplines, corrélés avec les trois cycles du système d’enseignement : primaire, secondaire et supérieur.

La médiasphère a chamboulé complètement cette structure, en créant un nouveau paradigme. Les sources d’information et de connaissance sont illimitées. Le savoir se partage au moyen de la navigation en ligne, sans intermédiaires ni contrôles d’authenticité ou de qualité. Plus d’autorité ni de validité dans l’information obtenue. Le système encyclopédique est remplacé par le bricolage : par manque de critères sûrs, beaucoup de navigateurs se perdent sur le Toile. La navigation se transforme, alors, en divagation erratique. Et l’école, dans sa lenteur constitutive, continue de perdre irrémédiablement du terrain face à l’irruption de la médiasphère. Depuis des siècles la transmission du savoir s’effectuait d’une génération à une autre, avec, parfois, l’introduction d’innovations, selon les périodes, et le tri entre ce qu’on devait oublier et « les choses qui méritaient d’être conservées ». Mais, une énorme faille vient de s’ouvrir dans la chaîne de la transmission, avec les nouvelles techniques de l’information. La mémoire a été déléguée à la machine « dans un gigantesque processus d’oubli » (page 193). L’école (l’enseignement) a perdu la place de lieu quasi unique de transmission du savoir, si bien que les nouvelles générations sont marquées par « l’une des plus grandes révolutions cognitives que la planète ait connue » (page 196) Exit la culture (tout ce qui appartient au passé), et place au rêve du futur !

Quatrième partie : LE VRAI, LE FAUX ET LE TRUCAGE

L’ordinateur s’adresse à la vue et l’ouïe. Il ne se borne pas à représenter des objets réels, mais il crée vraiment des objets, des ersatz de la réalité, qu’on appelle la « réalité virtuelle » : « le numérique prend graduellement la place du réel et le remplace » (page 224), si bien que l’utilisateur se déconnecte du réel, comme on le voit dans les jeux vidéo ou autres simulations numériques, qui offrent un effet spécial « d’intensification de la réalité ». L’auteur met en garde contre ce risque de « déréalisation et de détachement à l’égard de la réalité » (page 227). Si nous considérons le rythme, avant la culture numérique, l’acquisition des connaissances se faisait dans la lenteur, l’effort et la concentration. Rien de tel avec la médiasphère. Il s’en suit, aussi, une perte de distinction entre le réel et l’imaginaire, étant donné que « l’ubiquité des images altère le rapport entre le vrai et le faux en transformant tout en spectacle » (page 239).

EPILOGUE

R.Simone s’interroge sur les effets politiques induits par la multiplication des médias numériques, sur leurs effets multiplicateurs dans les révoltes arabes, les indignados de Madrid et tous les activismes par réseau. Annoncent-ils un rejet des partis dans une illusion de pratiquer la démocratie directe, sans chef identifiable et où chacun peut prendre la parole ? L’auteur ne cache pas ses doutes : « peut-on vraiment parler de démocratie numérique ? » Il étend les mêmes doutes aux forums sociaux où « l’identité des participants peut être falsifiée ou inventée ? » (page 255). Si l’activisme numérique peut secouer l’essoufflement des partis politiques, il est loin de remplacer « l’agora, où chacun pouvait prendre la parole et contribuer à la décision finale ».

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Si les deux livres se rejoignent pour constater que nous vivons une période charnière dans la création et la transmission des savoirs, ils diffèrent grandement sur le diagnostic : Michel Serres, en visionnaire enthousiaste, annonce l’avènement d’une nouvelle ère dans l’Histoire de l’Humanité (comment comprendre qu’un philosophe des sciences puisse voir surgir d’une nouvelle technologie une ère nouvelle de la civilisation ?), cependant que Raffaele Simone se situe en critique averti, nous invitant à réfléchir sur les conséquences d’une révolution technologique qui, de toutes façons, finira par l’emporter.