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  Alimentation : choix individuels et responsabilités collectives.

mardi 27 novembre 2012, par François Saint Pierre

Se nourrir est depuis toujours un enjeu fondamental pour la survie des humains. Chez les chasseurs cueilleurs, la capacité des chefs à garantir une nourriture abondante était fondamentale, et dans l’histoire de nombreuses révolutions ont eu un lien direct avec les famines. Si la collectivité a toujours pris, en partie, en charge la question alimentaire, le rôle des choix individuels dans le cadre des contraintes économiques et sociales n’a jamais été négligeable. Les us et coutumes, perpétués par les traditions familiales et territoriales, permettent, quand la production agricole est suffisante, de réguler localement l’ensemble à peu près correctement. Au niveau mondial ces régulations sont encore largement insuffisantes, car près de 20% de la population mondiale souffre de malnutrition. Même dans le monde dit "développé" les problèmes de malnutrition graves ne sont pas éradiqués et apparaît de plus en plus une malnutrition non liée au manque mais à l’inadéquation de l’alimentation aux besoins des individus. Notre société de consommation estimant que le spectre de la pénurie était définitivement éloigné a considéré que seul le contrôle sanitaire était sous la responsabilité de la puissance publique et a décidé de laisser le reste à la dialectique consommateur / marché.

Le contrôle de la chaîne alimentaire du point de vue bactérien s’est constamment amélioré depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Pourtant depuis quelques années la question sanitaire est revenue sur le devant de la scène. Obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires en lien avec la « mal bouffe » nécessitent de penser l’aspect sanitaire autrement. En France le plan national nutrition santé a permis de ralentir la vitesse d’augmentation de l’obésité, mais les chiffres sont encore extrêmement préoccupants. La bouffe "low cost" est devenu un passage difficile à contourner pour les catégories sociales défavorisées, mais éviter la malbouffe n’est pas chose facile tellement notre système d’alimentation de la production à la distribution s’est fortement organisé autour du secteur industriel de l’agro-alimentaire.

Manque de fibres, excès de sel, de sucre blanc, de gras d’origine animale, perturbateurs endocriniens comme la dioxine ou le bisphénol A, ou encore résidus de pesticides, d’hormones ou d’antibiotiques diminuent la qualité des assiettes de tout un chacun. L’État français a bien essayé de tenter quelques régulations en édictant des normes et en taxant les consommations jugées nocives, mais face à la puissance des lobbies du secteur il a surtout tenté la stratégie de la responsabilité du consommateur. La démarche du PNNS (Plan National Nutrition Santé) a bien eu des effets positifs, mais aussi parfois un effet de culpabilisation totalement contre-productif en masquant la responsabilité du secteur industriel.

En France le lanceur d’alerte n’a pas de statut. Pierre Ménéton le chercheur INSERM qui le premier a dénoncé l’excès de sel dans les produits de l’industrie alimentaire s’est retrouvé au tribunal et Gilles Eric-Séralini qui a mis en cause les risques sanitaires des OGM a été très violemment critiqué dans les médias par nombre de scientifiques en lien avec le lobbie des semenciers. Ces histoires font hélas penser aux comportements de beaucoup d’experts lors des premières alertes sur les dangers de la cigarette ou de l’amiante. Une alerte peut être erronée, mais elle doit pour le moins être prise au sérieux, tout en gardant un esprit critique sur les imperfections de ces études. Le meilleur réflexe est d’appliquer le principe de précaution, qui dit en substance : "Il y a quelque chose qui cloche la dedans, j’y retourne immédiatement" et donc de refaire des études avec un peu plus de moyens. Au lieu de cela tous ces chercheurs sont accusés de vouloir inquiéter la population qui ne demanderait qu’à être rassurée. L’augmentation de l’espérance de vie est toujours mise en avant comme preuve irréfutable des progrès de la modernité. "Soyez des bons consommateurs, la qualité est parfaitement sous contrôle vous n’avez qu’à manger vos 5 fruits et légumes par jour et tout ira parfaitement bien pour votre santé". Tel est en résumé depuis quelques années le discours officiel des pouvoirs en place sur la question sanitaire.

Confrontée à l’augmentation de la population l’agriculture mondiale a utilisé après guerre le développement de l’industrie pétrolière et chimique pour augmenter les rendements. L’agriculture qui était un secteur peu rentable économiquement, très morcelé et souvent avec une organisation quasi féodale a vu l’émergence de grands groupes marchands et industriels. Ces entreprises se disputent la main mise sur les produits phytosanitaires, les engrais, les semences, les achats et la distribution. Depuis quelques années, en raison de l’artificialisation ou de la dégradation de beaucoup de sols fertiles, la tendance est de prendre aussi le contrôle sur la propriété des terres agricoles, initiative des chinois reprise par des fonds d’investissement qui ont très vite compris l’intérêt financier de la démarche dans la perspective, heureusement lointaine, d’une pénurie généralisée provoquée par l’augmentation de la population, la stagnation des rendements, liée à l’enchérissement des engrais et la disparition prévisible des terres arables situées en bordure des océans. La mondialisation de tout ce secteur économique a mis la capacité normative des États et les capacités de réaction des consommateurs en situation de faiblesse structurelle. Face à un boycott ou à des décisions énergiques d’un pays, les grandes entreprises ont appris à faire le dos rond et à utiliser des stratégies de contournement ou d’encerclement. L’Europe par exemple, malgré sa bonne volonté sur cette problématique, n’a pas réussi, par manque d’accord entre ses membres, à démontrer sa capacité à peser sur ces questions. La modernité a laissé créer des géants de l’agroalimentaire qui ont imposé leur logique de profits au détriment de l’intérêt collectif, s’il est encore possible de rester à la marge du système cela est pour la plupart d’entre nous quasi impossible. La globalisation du monde nous a, en bonne partie, fait perdre le contrôle démocratique sur la chaîne alimentaire. Malgré une énorme capacité de production, 800 millions de personnes sont sous-alimentées, les paysans sont restés pauvres, la malbouffe est devenue le standard et les dégâts écologiques liés au système de production sont conséquents. Médiocre bilan qui fait contraste avec l’arrogance des idéologues du néo-libéralisme qui prétendent que le capitalisme a sauvé la planète de la faim et de la pauvreté.

Depuis quelques années la prise de conscience que l’agriculture produit énormément de gaz à effet de serre a poussé le GIEC à faire des recommandations pour faire des économies dans l’organisation des processus de productions et de distributions des produits agricoles, mais a aussi signalé la nécessité d’une modération importante de la consommation de viande.

Reprendre la main est localement possible pour des acteurs très motivés. Création de circuits courts, agriculture biologique, évitement des produits industrialisés, etc. permettent d’agir localement avec une certaine efficacité. Pour autant il est nécessaire d’avoir une action politique à tous les niveaux. Par exemple la disparition des terres aptes au maraîchage, provoquée par l’urbanisation, nécessite une politique énergique de protection. L’utilisation des Zones Agricoles Protégées permet d’empêcher la spéculation foncière sur des terres qui sans cela sont impossibles à amortir pour un agriculteur dans une économie de marché, mais pourtant indispensables pour organiser des circuits de vente directe dans les grandes villes. Au niveau national il faut que l’État assume plus largement ses responsabilités d’organisation du marché et de contrôle de la qualité et n’hésite pas à assumer une politique fiscale qui favorise une consommation durable du point de vue environnemental, sociétal et sanitaire. L’Europe doit se donner les moyens d’être un acteur efficace. La pseudo-constitution, adoptée il y a quelques années, a largement démontré au cours de la crise commencée en 2008 son incapacité à réguler la compétition économique qui régit les rapports entre ses membres. Mais l’agir politique doit aussi exister au niveau mondial. Par exemple le contrôle des OGM avec son cortège de problématiques environnementales, sociétales et environnementales non résolues, passe par la capacité de la gouvernance mondiale à maîtriser les multinationales. Pour l’instant personne ne semble décidé à abandonner le système actuel qui, dans le meilleur des cas, limite le fonctionnement démocratique aux territoires nationaux et qui laisse les multinationales industrielles et financières, hors de toutes régulations globales.

L’alimentation, enjeu transversal par excellence, a été présentée pendant de longues années, comme la preuve de la réussite de notre société de marché. Réussite qui ne s’est pas avérée durable, dans tous les sens du terme. Il est temps d’arrêter de déplacer le curseur vers plus d’individualisme et de concurrence économique pour retrouver un juste équilibre entre la liberté du citoyen, la responsabilité publique et l’autorégulation par le marché.