Le Café Politique

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  Une société anxiogène

mardi 30 septembre 2008, par François-Xavier Barandiaran

Nous vivons, depuis une trentaine d’années, des changements dans le statut social qui modifient le rapport entre les individus et les collectifs sociaux : le niveau de la sécurité collective atteint dans les années 70, qui protégeait chacun contre les aléas de la vie (chômage, maladie, vieillesse…), s’effrite progressivement devant les coups de buttoir de l’économie néolibérale, créant un état général d’insécurité sociale. Un climat de défiance et de peur se diffuse insensiblement dans le tissu social au fur et à mesure que des strates entières de la société connaissent la précarité : incertitude des jeunes devant l’avenir, peur des salariés de perdre l’emploi, angoisse des parents face à l’avenir problématique de leurs enfants, hantise dans les classes moyennes de dégringoler dans l’échelle sociale, etc… La ligne de l’horizon s’est brouillée.

Tout le monde a pris plus ou moins conscience que nous vivons une période charnière et que notre société est en crise. Bon nombre de repères sociaux, religieux, idéologiques ont sauté, laissant les individus que nous sommes comme des somnambules qui cherchent le chemin à tâtons. Les nouvelles technologies, que la plupart d’entre nous maîtrise si mal, annoncent un avenir inconnu qui fait peur. A propos des chamboulements planétaires qui s’annoncent et, ayant la nostalgie de la place prépondérante que la France a jouée dans l’histoire d’Occident, certains vivent dans la crainte « le commencement d’un monde » (titre du dernier essai de J-Claude Guillebaud), où ce qu’on appelle la civilisation occidentale ne régnera plus en maître incontesté.

Ajoutez-y les campagnes contre le terrorisme, la peur de la « racaille des quartiers », les incivilités quotidiennes, la montée du chômage, la crise du capitalisme financier…Oui, nous vivons une période anxiogène, qui mine en particulier notre pays, si bien qu’il est courant d’entendre que la France est en état de dépression ! Pas étonnant que sur ce terreau pousse une demande irrépressible de sécurité : notre société, composée d’individus qui se sentent de plus en plus vulnérables, sombre dans la psychose sécuritaire.

Dans cette quête de sécurisation les deux éléments à considérer sont le citoyen et l’Etat. Nous savons depuis Hobbes, philosophe anglais du XVIIé siècle, qui a théorisé ces rapports, que c’est le contrat social qui fonde la société et l’Etat moderne : pour ne pas s’entredévorer –écrit Hobbes dans son fameux Léviathan- les hommes transfèrent leurs droits à un Souverain qui, en échange, garantit la paix sociale et détient, seul, le pouvoir de punir à travers ses juges et sa police. Mais, le Souverain-Léviathan peut-il s’arroger tous les droits en devenant un despote ? Cette question que le monarchiste Hobbes a mal résolue se pose toujours dans nos démocraties modernes.

C’est, en effet, la question posée par le fichier Edvige et par tous les fichiers que le gouvernement met en place. Que doit répondre le citoyen ? N’y a-t-il risque pour lui, mû par la peur ambiante, d’opérer un transfert indu et une confusion entre le souhait de bénéficier d’une protection sociale adéquate et le risque de permettre à l’Etat, garant de la protection civile et qui doit assurer les libertés fondamentales, d’employer des moyens liberticides ?

On pouvait craindre que notre société, qui s’accoutume au fait d’être épiée, surveillée, écoutée, suivie à la trace des téléphones portables, des surfs sur internet, des cartes bancaires, GPS et autres technologies omniprésentes dans notre vie quotidienne, restât insensible devant le fichier Edvige. Tant il est vrai que nous avons basculé déjà dans une société de surveillance, dont nous sommes consciemment ou inconsciemment complices, parce qu’elle nous simplifie la vie et que nous voulons vivre dans la modernité. Ecoutons ce qu’en dit, dans un entretien avec Télérama, le président de la CNIL : « Le plus grand danger, c’est le traçage des personnes…Nous sommes en train de glisser, dans le silence, et probablement dans l’inconscience, vers un mode de civilisation numérique de plus en plus dangereux. Progressivement les français s’habituent à être géo-localisés, filmés… » Au regard de cette débauche de moyens technologiques, les caméras du roman 1984 de G.Orwell, qui transmettent au Big Brother à chaque instant les moindres détails de la vie des citoyens, peuvent paraître bien dérisoires. Mais, soixante ans après sa publication, son intuition géniale d’une société à venir, où la pensée et la vie privée de chacun seraient constamment surveillées, est plus que jamais d’actualité.

Profitant de l’été et par décret –parce que la CNIL l’y a contraint, au lieu de le faire en douce- le gouvernement a mis en place un fichier, que la société civile beaucoup plus que le monde politique a rejeté. Pourtant, il y a quelques mois elle avait été beaucoup moins réactive à l’annonce de la création de la « base élèves » ! Merci, donc, à plus de mille associations et aux dizaines de milliers d’internautes qui ont obligé le gouvernement à faire machine arrière, en expurgeant tout de suite les éléments les plus outranciers du projet. Mais, le combat n’est pas terminé, puisqu’un nouveau décret est en préparation, à la demande du Président, qui souhaite que la Ministre de l’Intérieur procède à une concertation « suivie de décisions pour protéger les libertés ». Donc, elles étaient en danger ?

Si l’on peut concevoir que l’Etat, pour augmenter l’efficacité de la police, récence un certain nombre de données objectives, il est inadmissible qu’on y ajouté les potentialités de risque de délit, surtout venant de la part de mineurs. Ce que confirment la première et, paraît-il, aussi la seconde mouture de ce fichier, c’est la fâcheuse tendance à considérer que chaque citoyen est un délinquant en puissance. Si ces mineurs n’ont pas commis d’actes de délinquance, que va-t-on mettre sur ce fichier les concernant « pouvant porter atteinte à la sécurité publique » ? De plus, tout cela doit se faire dans la plus grande transparence et possibilité de contrôle, après un débat citoyen qui se clôturerait par une loi débattue à l’Assemblée Nationale.

C’est le rôle de l’Etat de protéger les citoyens contre la délinquance et le terrorisme. Mais, pourquoi créer de nouveau fichiers, alors qu’il en existe déjà suffisamment : casier judiciaire, empreintes digitales, infractions constatées, infractions sexuelles, empreintes génétiques. Cela ne suffit-il pas pour que la police dispose des moyens nécessaires à son travail ?