dimanche 9 mai 2021, par Gérard Verfaillie
Cette contribution au Café Politique est le simple témoignage d’une personne qui a consacré 30 années de sa vie à la recherche dans le domaine de l’Intelligence Artificielle, à la frontière entre Informatique et Automatique, d’abord en tant que chercheur de base, puis en tant que directeur de recherches, essentiellement au sein du Centre de Toulouse de l’ONERA (Office National d’Etudes et de Recherches Aérospatiales), avec une courte période sabbatique de deux ans au sein du LAAS-CNRS (Laboratoire d’Analyse et d’Architecture des Systèmes de Toulouse).
Au milieu de années 80, j’ai intégré le Centre de Toulouse de l’ONERA (alors appelé CERT). L’ONERA est un office public sous tutelle du ministère de la Défense, dédié à la recherche appliquée dans le domaine aéronautique et spatial, civil ou militaire. Il a la particularité d’avoir son budget subventionné par l’état à hauteur d’environ 40%, le reste devant être couvert par des contrats passés avec diverses entités publiques ou privées. Malgré ce contexte très contraint, dans tous ses domaines (Informatique, Automatique, Optique, Radar, Aérodynamique, …), le Centre de Toulouse de l’ONERA était un centre de recherches jeune, autonome, dynamique, immergé dans l’environnement scientifique local, où chaque chercheur et chaque équipe avait une marge de manœuvre qui lui permettait de faire ses propres choix en termes d’orientation de recherche et d’engagement contractuel et où la plupart ne comptaient pas leurs heures, travaillaient souvent le soir, la nuit ou le week-end et avaient le plaisir de participer à une entreprise collective motivante.
En une trentaine d’années, j’ai pu observer la reprise en main du Centre de Toulouse par la direction parisienne de l’ONERA et la lente, mais inexorable, mainmise de la bureaucratie parisienne sur toutes les activités, aidée en cela par les toutes nouvelles possibilités de traitement numérique délocalisé des données. Finie l’autonomie ! Tout doit être contrôlé. Sous couvert de qualité, tout doit être tracé. Les chercheurs doivent justifier chaque jour de leur activité : 3 heures passées sur telle étude, 5 sur une autre … Les restrictions d’accès au centre, imposées au nom de la sécurité, freinent les échanges avec la communauté scientifique. C’est la montée en puissance des services de sécurité et de gestion, ainsi que des services commerciaux et juridiques. Finie la confiance ! C’est le règne de la méfiance et du contrôle. Les résultats ne tardent pas en termes de démotivation des chercheurs. Nombreux sont ceux qui ne font plus que le strict nécessaire et comptent leurs heures. De toute façon, le travail du soir ou du week-end est désormais interdit sauf autorisation spéciale. Le plus étonnant dans cette affaire est que, malgré cette ambiance toxique, de nombreux jeunes chercheurs motivés continuent à faire sérieusement leur travail et à produire des résultats de grande qualité. Mais globalement quel gâchis !
Au milieu des années 2000, j’ai pu passer deux années sabbatiques en tant que directeur de recherches temporaire au sein du LAAS (Laboratoire du CNRS dédié à l’analyse et à l’architecture des systèmes). Contrairement à l’ONERA, le budget du CNRS est couvert à 100% par l’état, mais les équipes dépendent la plupart du temps de financements externes pour couvrir leurs frais de déplacement et d’équipement, ainsi que les salaires de leurs doctorants et post-doctorants. Comme à l’ONERA, j’ai pu y observer les effets toxiques de la bureaucratisation et de la course aux financements : des chercheurs qui ont été recrutés pour leurs qualités scientifiques, via un concours extrêmement sélectif, se retrouvent à consacrer l’essentiel de leur temps à la gestion de leurs équipes et à la réponse à divers appels d’offres qui leur permettront peut-être d’obtenir les financements nécessaires à leur bon fonctionnement. Tout cela au détriment de leur tâche principale : production scientifique propre, écriture et lecture d’articles de qualité, conseil auprès de leurs doctorants …
Les responsabilités politiques
Les causes d’une telle situation sont multiples. J’en citerai quelques-unes :
• La grande méconnaissance par les décideurs publics ou privés du monde de la recherche, du caractère aléatoire de ses résultats et de son impact potentiel sur la société. Combien de ministres, de parlementaires ou de dirigeants d’entreprises sont passés par la recherche ? Combien ont passé une thèse ?
• Les clichés véhiculés sur les chercheurs qui sont présentés au mieux comme des huluberlus qui, au fond de leurs laboratoires, s’intéressent à des problèmes incompréhensibles sans aucun intérêt pratique et au pire comme des oisifs, des profiteurs du système payés à ne rien faire.
• Bien au-delà de la recherche, la défiance de nos gouvernants vis-à-vis de leur propre fonction publique censée être un coût et, à l’opposé, leur admiration pour l’entreprise privée parée de toutes les vertus. Ces gouvernants réalisent en effet l’exploit d’arriver tous les cinq ans à la tête de leur ministère en déclarant plus ou moins clairement que rien ne va, qu’il y a trop de monde, trop d’incompétents et de fainéants, qu’ils vont réorganiser tout cela et faire du ménage : une drôle de façon de motiver leur personnel. S’ils ont une question à poser ou un conseil à demander, ils préféreront s’adresser à Google ou à Facebook plutôt que de consulter leurs propres spécialistes au sein de la recherche publique.
• La baisse régulière de confiance des citoyens vis-à-vis de la science du fait certainement de l’usage souvent douteux des résultats qu’elle produit dans le domaine par exemple du nucléaire, du militaire, de la robotisation ou de la surveillance. Pourquoi, par exemple, investir dans des projets qui risquent d’engendrer encore plus de chômage ou dans des projets qui risquent d’augmenter les possibilités de contrôle de la population par des régimes dictatoriaux ?
• La difficulté pour les gouvernants de justifier des investissements lourds dans des domaines où les résultats sont incertains et lointains comme, par exemple, le calcul quantique ou la fusion nucléaire, sans parler des domaines jugés par beaucoup comme étant de toute façon sans intérêt comme, par exemple, l’histoire ou l’archéologie.
Les responsabilités des chercheurs
Mais les responsabilités ne sont pas uniquement à chercher du côté des gouvernants. Elles viennent aussi du monde de la recherche lui-même :
• Nombreux sont les chercheurs qui, du haut de leur statut, estiment qu’ils n’ont de compte à rendre à personne, sinon à la Science, qu’ils n’ont même pas à expliquer et à justifier leur travail et s’installent en ermite dans le cocon de leur petite communauté scientifique.
• Plus nombreux sont encore les chercheurs qui se font happer par la course aux financements, qui passent leur temps à monter et à gérer des projets. Comme les lapins pris dans les phares d’une voiture, ils sont alors happés par toutes les modes : la science pour le développement du Web, pour le développement durable, pour l’intelligence artificielle, pour la sécurité … Quelle que soit la mode du jour, le but est d’obtenir de l’argent pour développer son équipe sans se préoccuper, ni de l’intérêt scientifique des projets, ni de leur potentiel impact social. J’ai toujours été frappé par l’absence de discussion sérieuse au sein des équipes sur l’impact social des études envisagées : si une étude apporte des financements et si, en plus, elle a un intérêt scientifique non nul, elle est la bienvenue, même si ses résultats risquent de nuire à la société.
• Nombreux aussi sont ceux qui, lassés d’une recherche parfois épuisante, éprouvés par quelques échecs ou simplement pris par l’âge, se convertissent en gestionnaires et finissent par se complaire dans la manipulation de tableaux Excel.
• Est-ce une particularité française, résultat d’un certain sens du service public et d’un mépris pour le privé et l’argent ? Est-ce un bien ou un mal ? En tout cas, peu de chercheurs sont tentés par l’aventure d’une startup, encore moins d’une vraie entreprise, comme cela se pratique couramment dans le monde anglo-saxon.
• Pire encore, nombreux sont encore ceux qui considèrent comme une trahison le fait de collaborer avec l’industrie, trahison vis-à-vis du service public et trahison vis-à-vis de la science puisque les problèmes complexes qui sont à affronter dans le monde réel sont considérés comme étant moins intéressants que les purs problèmes scientifiques.
Des raisons d’espérer
Malgré ce paysage un peu désespérant, il existe de nombreux ilots de réussite et de bonheur, des chercheurs brillants et motivés et des projets qui débouchent sur des avancées scientifiques ayant un impact social positif. J’ai eu le plaisir de participer à quelques-uns.
Mon expérience me porte cependant à prétendre que les meilleurs résultats ne viennent pas de ces mégaprojets européens impliquant un grand nombre de centres de recherche et d’industries localisés dans divers pays. Ces projets sont en effet très gourmands en termes de gestion et sont, pour de nombreux partenaires, uniquement l’occasion de capter des financements tout en continuant la routine de leur travail habituel. Les meilleurs résultats viennent de projets plus modestes où une alchimie particulière a pu émerger avec :
• des objectifs clairement définis et raisonnablement atteignables ;
• la confiance des financeurs avec des moyens, du temps et de la liberté laissée aux chercheurs, incluant l’acceptation des échecs et des retards possibles ;
• des équipes à taille humaine où règnent confiance, émulation et coopération ;
• la présence de compétences diverses avec des chercheurs, des expérimentateurs et de potentiels utilisateurs ;
• la présence de profils différents avec des jeunes fougueux et des vieux sages et expérimentés ;
• une évaluation régulière mais non tatillonne des résultats intermédiaires ;
• une incitation à la diffusion et à la valorisation des résultats finaux.
Aux politiques de fixer de grandes priorités pour la recherche (la lutte contre le réchauffement climatique, le développement de modes de transport propres, la prévention des pandémies, …), sans exclure tout ce qui ne serait pas défini un moment comme prioritaire et à eux, les politiques, de permettre le développement d’écosystèmes stables favorables à une recherche de qualité, sans chercher à en contrôler l’activité.